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Policiers et gendarmes de toute la région se mettent enaction le plus vite possible, mais tandis que les recherches s’organisent, si on peut dire, dans la panique, le gros des forces se concentrant vers la frontière italienne (qui se trouve à moins de cinquante kilomètres de Cannes et semble constituer la porte de sortie idéale), Steve, qui a pris le volant pour que Bruno puisse se changer, gare sans se presser la Renault louée à Paris sur l’aéroport d’affaires de Cannes-Mandelieu, à dix minutes de la bijouterie. Ils ont réservé un jet privé une semaine plus tôt et volent confortablement jusqu’à Paris pendant que la frontière avec l’Italie est prise d’assaut.
Le soir, Thalie est chez des amis à Avignon. À 20 heures, elle demande qu’on allume la télé, machinalement, personne ne s’en étonne. Mais on s’interroge un peu quand même lorsqu’on voit qu’elle ne lâche pas Christine Ockrent du coin de l’œil : le cessez-le-feu au Tchad, Lech Walesa, la naissance de sextuplés en Belgique, ça ne fait pas vraiment partie de ses passions. « Hold-up spectaculaire à la bijouterie Cartier de Cannes… » « Deux hommes armés qui ont agi à visage découvert… » « Ils sont tranquillement ressortis dans la rue… » Le nom de Bruno Sulak n’est pas prononcé (bien qu’il ait été formellement reconnu par le personnel de Cartier), mais Thalie, qui serre les poings sans même s’en rendre compte, sent bien que tous les regards de ses amis sont posés sur elle.
Le nom de Bruno Sulak sera prononcé le lendemain, et pas qu’un peu. Car encore une fois, malgré la volonté de Georges Moréas (à qui Bruno a téléphoné le matin) de mener son enquête le plus discrètement possible pour que sa proie ne soit pas obligée d’aller se cacher à l’autre bout du monde, la multiplication des services concernés rend les fuites inévitables. Sa photo est diffusée dans le journal de Noël Mamère, sur Antenne 2, où l’on donne également le nom de son complice, Radisa Jovanovic. Du coup, Moréas s’énerve : fuites pour fuites, autant qu’elles soient abondantes et organisées. Pour savoir d’où elles viennent, il distribue généreusement les renseignements, vrais ou faux, ici et là dans les services, à cinq ou six personnes différentes, en notant ce qu’il a dit et à qui afin de pouvoir faire ensuite, en surveillant les médias, son petit bilan des langues faciles. Le résultat est aussi spectaculaire que les braquages : en quelques jours, Bruno devient une vedette nationale, on parle de lui partout, « La star des gangsters », « Le gentleman cambrioleur », « Le roi de l’évasion » – un quotidien finira même par titrer : « Ennemi public et superstar ».
Finalement, Moréas, fataliste, se dit que c’est plutôt une bonne chose : d’une part, Sulak, que n’importe qui peut désormais reconnaître dans la rue, devient beaucoup plus vulnérable, et sa cavale périlleuse ; d’autre part, plus le malfaiteur est célèbre, plus les flics mettent le paquet. « Serrer un braqueur inconnu, c’est faire son boulot, serrer une vedette, c’est se faire plaisir », dit-il. Tous les services se mobilisent à fond. Il n’y a pas eu autant de monde aux trousses d’une seule personne depuis Mesrine.
Bruno, pendant ce temps, drague une jolie vendeuse blonde dans une boutique de vêtements du boulevard Saint-Germain. Il s’est laissé pousser les cheveux et la moustache. Il revient tous les après-midi, il achète n’importe quoi, des chemises, des pantalons, des chaussettes, des pulls, et finit par décrocher son prénom, Christine, et une heure pour boire un verre. Il pense à Thalie mais il ne peut pas vivre sans amour tous les jours. Après leur deuxième rendez-vous, il couche chez elle, rue Olivier-Métra, dans le XXe arrondissement. Il pressent vite qu’il peut lui faire confiance, son flic sifflote du Brassens lorsqu’il est avec elle : il lui avoue qu’il ne s’appelle pas Éric Lambert et qu’il n’est pas photographe.
— Je suis Bruno Sulak.
— Bon, d’accord, je note. Et ?
Il éclate de rire, incrédule, elle ne le connaît pas – il se rend compte dans la seconde de la prétention de cet étonnement. Il est temps de revenir un peu sur terre. Il s’excuse et lui explique, lui parle du Cartier de Cannes.
— Ah, oui, je crois que j’ai entendu ça. Bravo, joli coup.
Elle ne s’émeut pas plus que ça, ce qui fait plaisir à Bruno : il se sent presque normal. Ils sortent souvent le soir, ou bien dînent chez elle, c’est lui qui prépare à manger, il fait même un peu de ménage l’après-midi quand elle travaille. Il l’emmène deux jours à Deauville. C’est pratiquement comme à l’époque de Thalie, la vie reprend, tout peut continuer – mais ce n’est qu’une illusion. En réalité, il perçoit physiquement la pression autour de lui, partout, et quand il s’ausculte honnêtement, il réalise qu’il n’est plus jamais en paix, plus jamais serein deux secondes de suite, la légèreté n’est plus pour lui qu’un fantasme, une clairière sur une autre planète. Il l’a cherché, il le sait bien. Anxieux, mal dans sa peau, il va chercher du soutien chez son avocat, Denis Giraud. Mais celui-ci ne peut pas lui être très utile, il tient au mieux son rôle d’avocat et d’ami :
— C’est fini, tu es grillé, tu ne peux plus rester en France, tu vas prendre des années et des années de taule.
Bruno a du mal à l’admettre, à se faire à l’idée d’une existence rangée :
— C’est impossible, quand on a choisi cette vie-là, on ne peut plus s’arrêter, il faut aller au bout. Je suis trop bousillé dans la tête pour arriver à me tenir tranquille, à oublier ce que j’ai vu en prison, et dehors.
Il va pourtant falloir – laisser derrière, si ce n’est oublier. Moréas ne l’a pas encore attrapé, mais il a remarquablement joué le coup, Bruno est coincé. La presse le tient, la société étend son filet, c’est le jeu. Même le grand patron de Cartier, Alain Dominique Perrin, qui a vu deux de ses plus grosses succursales transformées en six mois en locaux commerciaux vides, parle de lui dans les médias. Sans animosité, d’ailleurs : « C’est une mémorisation visuelle du nom de Cartier qu’aucune campagne de publicité ne pourrait créer. » Il ajoute qu’il conseille à tous ses employés de ne surtout pas jouer les héros, et s’explique : « Les pertes de Cartier sont remboursées intégralement par les assurances, qui se rattrapent sur les primes. Avec nos cent dix boutiques à travers le monde et tous nos stocks, les primes que nous avons payées jusqu’à présent sont largement supérieures aux remboursements. » Si Bruno avait des problèmes de conscience (ce qui n’était pas le cas), c’est réglé. Tout juste si Perrin ne l’incite pas à continuer un peu.
À propos d’assurances, il faudrait penser à changer les merveilles Cartier en grosses liasses : s’il est temps de partir, les compagnies aériennes n’acceptent pas avec une tape dans le dos les colliers et les montres pour payer les billets d’avion. Après avoir distribué quelques cadeaux autour de lui, envoyé quelques petits colis par la poste, et mis sa panthère en lieu très sûr (en lieu si sûr que personne ne sait où elle se trouve aujourd’hui (je me doute bien qu’on ne me l’aurait pas montrée par souci d’honnêteté, ou pour satisfaire mon amour des belles pierres, mais je crois (je n’ai pas de flic comme Bruno, peut-être, mais une infaillible loupiote détectrice de mensonges) tous ceux qui me l’ont affirmé) – au moment où vous lisez ces lignes, la panthère aux yeux d’émeraude doit être enterrée quelque part), après avoir méticuleusement trié et évalué les bijoux, il téléphone au cabinet d’assurances Tyler and Co., avec qui il n’a encore jamais traité, pour proposer une transaction avec le sympathique M. Perrin. En échange des 40 millions de récolte, ou disons des 39 qui restent, il demande 12 millions de francs, correct. On lui répond qu’on va voir ça, d’accord, ça devrait aller, qu’il rappelle dans quelques jours.
Il y a des assureurs honnêtes. Ou lèche-bottes. En tout cas, à la Tyler and Co., on s’empresse de prévenir la police, le commissaire Serge Devos en l’occurrence. Qui flaire le coup de filet de maître (inutile d’être cochon truffier pour ça) et n’hésite pas : il demande à l’assureur de ne s’adresser qu’à lui, et de répondre à tout autre service que la BRB qu’il ne s’adressera qu’à lui. Mais les flics sont décidément de grands bavards, et les fuites profitent cette fois à Moréas : quand il apprend qu’on essaie de faire passer Sulak sous le nez de son OCRB, il y a du grabuge dans les bureaux. Après une réunion à la Direction centrale style grandes heures du Viêt-nam et d’Hiroshima réunis, on lui confie la poursuite de l’enquête juste à temps pour le deuxième coup de fil de Bruno, qui donne rendez-vous à Tyler and Co. trois jours plus tard à 16 h 30 sur les Champs-Élysées.