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Un matin, dans la maison de Miramas, Bruno
se réveille avec une sensation bizarre et dérangeante. Ce n’est pas
la première fois, la cavale met sous tension jour et nuit, il sait
que ses traits sont désormais connus de tous les services de police
de la région et reste en permanence à l’écoute de ses
pressentiments, mais ce matin-là, c’est plus fort que d’habitude,
quasiment audible. (Bruno n’écoute que deux voix : celle de sa
mère Marcelle (mais elle n’est pas toujours à ses côtés ou au bout
du fil pour le mettre en garde, donner son avis sur ses choix ou
l’avertir d’un danger – presque plus jamais, d’ailleurs) et celle
de son sixième sens, voire septième car il s’agit de quelque chose
de plus clair et de plus vif que l’intuition, qu’il appelle
« le flic ».) Dès les premières heures de la journée, le
flic le tire par la manche. Bruno comprend qu’il faut partir de
cette maison. Il prévient Jean-Pierre et les deux autres
Marseillais, mais personne ne le prend au sérieux, Mme Irma
n’a pas sa place chez les gangsters, détends-toi un peu. Seule
Thalie le suit quand il s’en va. Le lendemain, la police débarque à
l’aube et les trois occupants de la maison sont arrêtés. Bruno est
désolé pour eux, mais il a fait ce qu’il a pu. Le flic l’a
sauvé.
Après le départ de Miramas, Thalie et
Bruno passent quelques jours dans un hôtel de Marseille, puis
trouvent une maison à louer rue Boudouresque, une petite rue en
pente qui donne sur la mer, près de la Corniche. Ils s’y sentent en
sécurité, loin de l’agitation hasardeuse, ils y resteront plus
longtemps qu’ailleurs, plus de deux mois. Ils font un supermarché
de temps en temps, à Dijon, à Albertville. Bruno apprend à Thalie à
piloter la moto, mais elle ne passera son permis que plus tard et
c’est en voiture qu’elle rend parfois visite à ses parents à
Bédarrides, pas souvent – ils vivent dans un autre monde, le monde
stable, immuable, qui n’est pas celui de la cavale. Un jour,
mi-octobre, Bruno lui demande de passer voir sa famille à l’hôtel
du Pharo, pour les embrasser de sa part, leur dire que tout va
bien. C’est assez chaud pour lui depuis l’arrestation des
Marseillais à Miramas, il ne peut évidemment pas y aller lui-même.
Il gare la voiture à trois cents mètres et Thalie se dirige vers
l’hôtel. Elle entre. À la réception, un couple d’une quinzaine
d’années s’embrasse. Elle ne le sait pas encore, mais c’est Stella,
la petite sœur de Bruno. Elle demande à voir les patrons.
— Je suis Thalie.
Stella lui tombe dans les bras, l’embrasse
comme si c’était Bruno lui-même et la conduit dans une
arrière-salle où se trouve toute la famille, Marcelle, Stanislas,
Denis et sa femme, seule Pauline n’est pas là – elle travaille à
RMC, à Monaco. Thalie est accueillie avec beaucoup de chaleur et
d’amour, Stanislas est content de la revoir et Marcelle heureuse de
la rencontrer, on la bombarde de questions sur le fils absent qui
manque à tout le monde, elle reste longtemps assise avec eux. Elle
vient d’entrer dans la famille Sulak.
Quand elle rejoint Bruno dans la voiture,
il fait semblant de s’étonner :
— T’en as mis, du temps.
Contrarié qu’elle n’ait pu faire la
connaissance de Pauline, et vice versa, il décide le lendemain de
l’emmener à Monaco. Elle lui demande si c’est très prudent, mais il
ne se fait pas de souci, il sait mesurer les risques, les flics ne
peuvent pas être en planque devant chez tous les membres de sa
famille – il n’est quand même pas l’ennemi public numéro un.
Le problème, c’est qu’il ne connaît pas
l’adresse de Pauline. Ils doivent donc se rendre dans les locaux de
RMC, elle n’est pas là, et la femme de l’accueil, bien entendu, ne
communique pas les coordonnées personnelles des journalistes et
animateurs. Mais Bruno veut voir sa sœur, on ne le décourage pas
comme ça. Sous le regard interdit de Thalie, il montre à l’hôtesse
ses vrais papiers.
— Je m’appelle Bruno Sulak, je suis
son frère.
Elle consent à téléphoner à Pauline, qui
lui confirme qu’elle peut lui donner son adresse. Elle habite au
treizième étage d’un bel immeuble résidentiel, dont le hall est
impressionnant. Elle est enceinte de sept mois. Elle gronde son
frère quand elle lui ouvre la porte, s’il ne se jette pas
exactement dans la gueule du loup, il se promène tout de même pas
loin des crocs, mais elle le serre longtemps dans ses bras, elle
est émue de le voir et de connaître enfin l’amoureuse dont leur
père lui a parlé – et puis il semble si sûr de lui, et donc si
rassurant, que les deux jeunes femmes se laissent convaincre par
son insouciance apparente et oublient pendant deux jours qu’elles
sont aux bras d’un homme que pas mal de flics recherchent dans le
sud de la France : ils sortent dans des restaurants et des
pubs luxueux, au Jimmy’z (qui s’appelle alors « Jimmy’z de la
Mer »), Bruno prend des tas de photos avec le Leica qu’il
vient de s’acheter, ils s’amusent comme des ados, sans plus de
précautions que s’ils faisaient les marioles à Jakarta ou
Valparaíso. Au moment où Thalie se demande, pour elle-même, si la
désinvolture ne devient pas de l’inconscience, si elle ne devrait
pas essayer de se réveiller avant de se retrouver les menottes aux
poignets, Bruno déclare qu’il est temps de rentrer à Marseille. Son
flic est formel : deux jours, c’est déjà un miracle.
De retour rue Boudouresque, ils reprennent
une vie plus rangée, ne font qu’un supermarché, à Bourg-en-Bresse,
et vont souvent au cinéma. Ils voient The
Rose, avec Bette Midler, Délivrance, Taxi
Driver…