43
Le tournage du Professionnel est terminé pour Steve. Les deux
nouveaux amis vont pouvoir commencer à préparer sérieusement
l’avenir, il n’est pas question de s’embarquer à la
va-comme-je-te-pousse dans l’attaque des bijouteries, bien équipées
en systèmes de protection divers et rarement situées dans des zones
industrielles désertes. L’un et l’autre sillonnent Paris à la
recherche de la boutique idéale pour débuter dans la joaillerie
(même si Steve n’est pas à proprement parler un bleu dans la
discipline), et se retrouvent souvent chez le Grand et sa fiancée
Nadine, la jeune provinciale sûre d’elle, pour en discuter. (Bruno
apporte toujours des pâtisseries pour le thé, souvent des tartes au
citron, même si, bien sûr, elles ne rivalisent pas même en rêve,
pour peu qu’une tarte rêve, avec celles de maman.)
Un après-midi, il amène Steve chez eux,
rue Weber. Personne n’est encore venu ici, à l’exception de Drago,
qui passe régulièrement de longues heures dans le salon à jouer aux
échecs avec Bruno. Steve n’a jamais rencontré Thalie. La première
heure, il la regarde avec circonspection, il ne lui fait pas
confiance d’emblée, elle sent plus que de la réserve, une sorte de
réticence : il parle à Bruno à voix basse, comme s’il ne
voulait pas qu’elle entende. Il ne pense pas qu’une femme dans
l’équipe soit une excellente idée (il ne lui viendrait pas à
l’esprit, par exemple, de faire bosser Nadine, il n’est pas, lui,
sûr d’elle – elle sort toujours se balader dans Paris quand les
deux hommes parlent affaires devant des tartes au citron). Thalie
se sent déplacée, du coup. Bruno détend l’atmosphère et les met à
l’aise tous les deux, il est le meilleur lien possible, les doutes
de Steve se dissipent, mais pour cette première fois, Thalie
préfère tout de même s’éclipser dans la chambre – ce qu’elle
redoute le plus est d’être considérée comme un poids pour eux. Le
léger malaise ne durera que cet après-midi-là, Steve l’acceptera
bientôt comme une sœur, comme du moins, véritablement, la moitié
indissociable de Bruno, son frère. Et Thalie, même si elle ne peut
pas avoir avec lui tout à fait les mêmes rapports qu’avec Drago,
car il est plus mystérieux, il est chaleureux mais lui paraît
inaccessible en profondeur, le portera dorénavant toujours dans son
cœur comme l’alter ego de l’homme qu’elle aime. Un soir, alors que
Bruno est dans la cuisine pour leur préparer des avocats aux
crevettes, Steve dit à Thalie :
— S’il faut, je me ferai tuer pour
lui. Il ne lui arrivera rien, je serai toujours là.
Le mercredi 3 juin 1981, Thalie, Bruno,
Steve, Drago et Jean-Pierre (qui est « accepté » une
dernière fois, Bruno ne parvenant pas encore à lui refuser un coup
de main) dînent au Privilège, afin de mettre au point les derniers
détails du braquage de la bijouterie qu’ils ont choisie, prévu pour
le lendemain. Quitte à passer du côté flamboyant, à oser, à
ramasser l’or et les diamants des vitrines sous les yeux des
passants, autant y aller de bon cœur, avec maestria, sous les yeux
de centaines de passants : ils ont décidé de vider la
bijouterie Clerc, place de l’Opéra, l’une des plus exposées de
Paris (qui est aujourd’hui devenue une bijouterie Maty – je tremble
pour eux quand je passe devant). Drago a prévenu : il ne veut
pas laisser tomber Bruno maintenant, la veille de cet important
virage, mais ce sera son dernier coup.
Bruno s’est déjà rendu à la bijouterie
Clerc une première fois la semaine précédente, seul, puis y est
retourné avec Thalie, la veille, en couple amoureux qui cherche une
belle bague. Pendant que Thalie en essayait plusieurs, Bruno
observait et enregistrait tout, le personnel (un homme d’une
cinquantaine d’années, sans doute le patron, et deux vendeuses),
l’emplacement des bijoux les plus chers, le système d’ouverture des
vitrines, l’unique caméra de surveillance… Ils ne sont pas parvenus
à faire leur choix, il y a tant de belles choses, et ont promis de
revenir dans un jour ou deux.
La bijouterie Clerc n’a été cambriolée,
vite fait, que deux fois depuis 1898, date de sa création par
Charles Clerc : en 1907 et en 1912. La deuxième fois, c’était
quasiment un vol à l’étalage, en douce dans la journée, quelques
bijoux vite fourrés dans la poche ; la première, selon un
journal de l’époque, était plus spectaculaire : « Le
méfait a été accompli dans des conditions d’audace réellement
invraisemblables, et son auteur demeure mystérieux. » Mais ce
n’était pas du lourd non plus, un petit butin grappillé le matin,
pendant qu’un commis levait les rideaux de fer, par « un
individu blond, très élégamment vêtu ». La bijouterie Clerc
devrait surtout être célèbre pour avoir remis l’une de ses
premières récompenses littéraires à Patrick Modiano : à
l’occasion de la parution de son deuxième roman, La Ronde de nuit, en 1969, il a reçu, dans la
boutique de la place de l’Opéra, le prix de la Plume de diamant, un
« stylographe à réservoir d’encre ». Sa mère s’est
empressée de le lui barboter dès son retour à la maison, pour le
déposer au mont-de-piété, mais on ne lui en a rien donné, pas un
franc : c’était du toc. S’il l’avait connue, Bruno aurait pu
tirer quelques enseignements utiles de cette anecdote.
Toutes les consignes trois fois répétées,
le rôle de chacun parfaitement déterminé, ils demandent l’addition.
Il n’est pas encore minuit, un tout petit bonhomme à l’air d’une
bête traquée, portant un long manteau de femme et suivi d’une cour
de types énervés, traverse le restaurant d’un pas rapide et se
dirige vers les cuisines. On n’y prête pas grande attention à la
table de Bruno, personne ne le connaît. Dans toute la salle,
d’ailleurs, personne ne le connaît. C’est Prince. Le Kid de
Minneapolis. Il met les pieds en France pour la première fois, il
devait donner au Palace son premier concert parisien à
21 heures, mais l’avion qui l’a amené de Londres, où il a joué
quelques titres la veille, a eu trois heures de retard. Mille cinq
cents personnes l’attendaient en début de soirée, il en reste à
peine une centaine, que rien de spécial n’appelle ailleurs. Il se
produira quand même cette nuit-là, devant la poignée de noctambules
patients, seulement vêtu d’un slip et de bas noirs. Thalie, Bruno
et les autres n’assisteront pas au concert, ils ne doivent pas se
coucher trop tard, ils ont plutôt intérêt à être en forme le
lendemain.