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Le tournage du Professionnel est terminé pour Steve. Les deux nouveaux amis vont pouvoir commencer à préparer sérieusement l’avenir, il n’est pas question de s’embarquer à la va-comme-je-te-pousse dans l’attaque des bijouteries, bien équipées en systèmes de protection divers et rarement situées dans des zones industrielles désertes. L’un et l’autre sillonnent Paris à la recherche de la boutique idéale pour débuter dans la joaillerie (même si Steve n’est pas à proprement parler un bleu dans la discipline), et se retrouvent souvent chez le Grand et sa fiancée Nadine, la jeune provinciale sûre d’elle, pour en discuter. (Bruno apporte toujours des pâtisseries pour le thé, souvent des tartes au citron, même si, bien sûr, elles ne rivalisent pas même en rêve, pour peu qu’une tarte rêve, avec celles de maman.)
Un après-midi, il amène Steve chez eux, rue Weber. Personne n’est encore venu ici, à l’exception de Drago, qui passe régulièrement de longues heures dans le salon à jouer aux échecs avec Bruno. Steve n’a jamais rencontré Thalie. La première heure, il la regarde avec circonspection, il ne lui fait pas confiance d’emblée, elle sent plus que de la réserve, une sorte de réticence : il parle à Bruno à voix basse, comme s’il ne voulait pas qu’elle entende. Il ne pense pas qu’une femme dans l’équipe soit une excellente idée (il ne lui viendrait pas à l’esprit, par exemple, de faire bosser Nadine, il n’est pas, lui, sûr d’elle – elle sort toujours se balader dans Paris quand les deux hommes parlent affaires devant des tartes au citron). Thalie se sent déplacée, du coup. Bruno détend l’atmosphère et les met à l’aise tous les deux, il est le meilleur lien possible, les doutes de Steve se dissipent, mais pour cette première fois, Thalie préfère tout de même s’éclipser dans la chambre – ce qu’elle redoute le plus est d’être considérée comme un poids pour eux. Le léger malaise ne durera que cet après-midi-là, Steve l’acceptera bientôt comme une sœur, comme du moins, véritablement, la moitié indissociable de Bruno, son frère. Et Thalie, même si elle ne peut pas avoir avec lui tout à fait les mêmes rapports qu’avec Drago, car il est plus mystérieux, il est chaleureux mais lui paraît inaccessible en profondeur, le portera dorénavant toujours dans son cœur comme l’alter ego de l’homme qu’elle aime. Un soir, alors que Bruno est dans la cuisine pour leur préparer des avocats aux crevettes, Steve dit à Thalie :
— S’il faut, je me ferai tuer pour lui. Il ne lui arrivera rien, je serai toujours là.
Le mercredi 3 juin 1981, Thalie, Bruno, Steve, Drago et Jean-Pierre (qui est « accepté » une dernière fois, Bruno ne parvenant pas encore à lui refuser un coup de main) dînent au Privilège, afin de mettre au point les derniers détails du braquage de la bijouterie qu’ils ont choisie, prévu pour le lendemain. Quitte à passer du côté flamboyant, à oser, à ramasser l’or et les diamants des vitrines sous les yeux des passants, autant y aller de bon cœur, avec maestria, sous les yeux de centaines de passants : ils ont décidé de vider la bijouterie Clerc, place de l’Opéra, l’une des plus exposées de Paris (qui est aujourd’hui devenue une bijouterie Maty – je tremble pour eux quand je passe devant). Drago a prévenu : il ne veut pas laisser tomber Bruno maintenant, la veille de cet important virage, mais ce sera son dernier coup.
Bruno s’est déjà rendu à la bijouterie Clerc une première fois la semaine précédente, seul, puis y est retourné avec Thalie, la veille, en couple amoureux qui cherche une belle bague. Pendant que Thalie en essayait plusieurs, Bruno observait et enregistrait tout, le personnel (un homme d’une cinquantaine d’années, sans doute le patron, et deux vendeuses), l’emplacement des bijoux les plus chers, le système d’ouverture des vitrines, l’unique caméra de surveillance… Ils ne sont pas parvenus à faire leur choix, il y a tant de belles choses, et ont promis de revenir dans un jour ou deux.
La bijouterie Clerc n’a été cambriolée, vite fait, que deux fois depuis 1898, date de sa création par Charles Clerc : en 1907 et en 1912. La deuxième fois, c’était quasiment un vol à l’étalage, en douce dans la journée, quelques bijoux vite fourrés dans la poche ; la première, selon un journal de l’époque, était plus spectaculaire : « Le méfait a été accompli dans des conditions d’audace réellement invraisemblables, et son auteur demeure mystérieux. » Mais ce n’était pas du lourd non plus, un petit butin grappillé le matin, pendant qu’un commis levait les rideaux de fer, par « un individu blond, très élégamment vêtu ». La bijouterie Clerc devrait surtout être célèbre pour avoir remis l’une de ses premières récompenses littéraires à Patrick Modiano : à l’occasion de la parution de son deuxième roman, La Ronde de nuit, en 1969, il a reçu, dans la boutique de la place de l’Opéra, le prix de la Plume de diamant, un « stylographe à réservoir d’encre ». Sa mère s’est empressée de le lui barboter dès son retour à la maison, pour le déposer au mont-de-piété, mais on ne lui en a rien donné, pas un franc : c’était du toc. S’il l’avait connue, Bruno aurait pu tirer quelques enseignements utiles de cette anecdote.
Toutes les consignes trois fois répétées, le rôle de chacun parfaitement déterminé, ils demandent l’addition. Il n’est pas encore minuit, un tout petit bonhomme à l’air d’une bête traquée, portant un long manteau de femme et suivi d’une cour de types énervés, traverse le restaurant d’un pas rapide et se dirige vers les cuisines. On n’y prête pas grande attention à la table de Bruno, personne ne le connaît. Dans toute la salle, d’ailleurs, personne ne le connaît. C’est Prince. Le Kid de Minneapolis. Il met les pieds en France pour la première fois, il devait donner au Palace son premier concert parisien à 21 heures, mais l’avion qui l’a amené de Londres, où il a joué quelques titres la veille, a eu trois heures de retard. Mille cinq cents personnes l’attendaient en début de soirée, il en reste à peine une centaine, que rien de spécial n’appelle ailleurs. Il se produira quand même cette nuit-là, devant la poignée de noctambules patients, seulement vêtu d’un slip et de bas noirs. Thalie, Bruno et les autres n’assisteront pas au concert, ils ne doivent pas se coucher trop tard, ils ont plutôt intérêt à être en forme le lendemain.