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Plus personne ne se souvient du nom de ce garçon, ce jeune flic de l’OCRB fraîchement arrivé de province, qui ne connaissait pas encore grand monde à Paris. Il n’est peut-être pas très bien dans sa peau, il ne s’est pas fait d’amis, et les filles de cette ville semblent si sûres d’elles, elles l’impressionnent. Il y a bien la petite blonde du deuxième étage, qui lui sourit le matin quand il la croise, mais il n’a pas encore osé lui proposer d’aller boire un verre un soir après le boulot. Ça ne se fait pas comme ça, c’est difficile. En se couchant, il y pense, se voit l’aborder, répète des phrases. Je suppose. Appelons-le Guillaume. Ça fait province et timide, ça va.
C’est à Guillaume qu’on a refilé la corvée d’éplucher tous les dossiers des prisons, des hôpitaux, des arrestations, de feuilleter tout ce qui arrive des six coins de France. Ça ne l’amuse pas, évidemment, mais au moins ça l’occupe, ça le rend utile, en apparence, et ça lui évite de trop réfléchir. Enfermé dans un petit bureau de la doc, il exécute consciencieusement son travail de fourmi. (« Je suis une fourmi, de toute façon… », peut-être.) Il fait du zèle, même. Le vendredi 24 février 1984, il reste travailler plus tard que tout le monde, ça lui évitera d’aller boire son demi Météor seul au comptoir du café sinistre en bas de chez lui, de manger seul sa barquette Vivagel, bien sûr, devant la télé – car ce n’est pas ce soir qu’il aura le cran de tenter sa chance avec la petite blonde. La chance, ce n’est pas trop son truc, jusqu’à maintenant.
Pour faire au moins une chose à fond dans sa vie, il étend ses recherches : puisque ses collègues sont persuadés que le Sulak en question est quelque part entre Kuala Lumpur et Montevideo, c’est qu’il n’est pas dans un hôpital de Charenton ou une prison de Metz, il bouge, il a bougé, il serait stupide de ne pas jeter un coup d’œil sur ce qui s’est passé récemment aux frontières.
Il est plus de 23 heures quand Guillaume hausse les sourcils dans son petit bureau, au troisième étage du vieux bâtiment presque désert. C’est marrant, il n’avait jamais entendu ce prénom de sa vie, et c’est la deuxième fois qu’il tombe dessus en quelques semaines. Radisa. Comme le complice de Sulak, Radisa Jovanovic. Celui-ci, c’est Radisa Savik, un photographe suédois arrêté quinze jours plus tôt à la frontière espagnole pour une petite histoire de faux papiers et de recel de voiture volée. Mouais. Il est né en Yougoslavie, ça doit être un prénom courant en Yougoslavie, Radisa, comme Hans en Allemagne, ou Helmut, ou Pedro en Espagne. Guillaume n’est allé qu’une fois en Yougoslavie, à six ou sept ans, en vacances avec ses parents à Umag, il se rappelle que la plage était une sorte de grande pente en béton jusqu’à la mer, il y avait un grand toboggan dans l’eau, mais les prénoms… Bref. Il regarde quand même la photo du gars. Non, ce n’est pas lui. Pas du tout son style. Les yeux, peut-être ? Un peu. Oui, les yeux, quand même… Et là, ce grain de beauté ?
Excité (ce serait fou), il oublie la retenue qui le coince depuis l’adolescence et téléphone à son supérieur chez lui. Celui-ci vient de se coucher, il grogne, Guillaume, merde, on tient Sulak depuis deux semaines et personne ne le sait, il y a des limites. Les yeux, arrête, les yeux, ton père est opticien ou quoi ? Bon, on verra ça demain, sois gentil.
Le samedi matin, deux flics de l’OCRB qui ont interrogé Bruno pendant des heures, avec Moréas, en janvier 1982, se penchent sur la photo du minet de Stockholm. Après une première moue, ils se penchent un peu plus. Non ?
Dans l’après-midi, ils partent tous les deux vers Bayonne, pour voir ça de plus près et, sur place, étudier surtout les empreintes, qui n’ont pas été envoyées au fichier central. ÀParis, Guillaume est un peu déçu, il aurait bien aimé qu’on l’emmène, mais il n’a jamais vu le fameux Sulak, il n’aurait servi à rien, il le sait bien. Et quoi qu’il arrive, il va devenir un genre de petit héros ici, c’est quand même grâce à lui qu’on a, peut-être, retrouvé l’ennemi public numéro 1 : s’il ne se débrouille pas avec ça pour réussir à boire un verre avec la petite blonde, il n’a plus sa place parmi les hommes, les prétendants à l’amour. Vivagel pour toujours.
Le dimanche, à Bayonne, les deux flics étudient scrupuleusement les empreintes avec leurs collègues de la police de l’air et des frontières. Ça va faire du bruit, ça va faire du bruit.
Le lundi matin, tandis que Steve referme sa mallette sur le lit de sa chambre d’hôtel, la porte de la cellule de Bruno, à la maison d’arrêt de Bayonne (qu’on surnomme la « villa chagrin »), s’ouvre. Il reconnaît immédiatement les deux types qui entrent. C’est mort. La chance l’a abandonné. La chance l’a laissé tomber au dernier moment.
— Vous êtes forts, leur dit Bruno. Mais j’ai bien failli gagner.
GUILLAUME CONNAÎT LES VERTUS DU WHISKY
Vendredi 24 février 1984, 17 h 30. C’est pas possible, d’être aussi trouillard. C’est sûr, s’il ne va jamais lui parler, la petite blonde ne risque pas de lui tomber dans les bras comme un œuf un dimanche de Pâques. Et encore, même les œufs, il faut aller les chercher au fond du jardin. Imagine que c’est un œuf, Guillaume, un petit œuf blond.
Ça a trop duré. Guillaume décide de passer à l’action. Il se souvient de son grand-père, qui lui disait toujours qu’un verre de schnaps cul sec permet à l’homme de surmonter toutes les appréhensions de sa vie, de dix à cent ans (deux verres pour les très jolies filles et les duels, quoique ça se perde). Il prétexte une course urgente, descend au premier bistrot, s’envoie un double Ballantine’s (il n’en a jamais bu mais c’est le whisky du chef, ça doit être du bon), cul sec, remonte au deuxième étage et demande directement à la petite blonde (Isabelle, je suis sûr) si elle accepterait de boire un verre en fin d’après-midi avec lui. Oui, avec plaisir – bam. Il ne se passe rien le premier soir, Guillaume n’est pas de la veine des foudres de guerre (s’il avait connu le Oban et non le Ballantine’s, Isabelle aurait vu qui c’est Raoul), mais naturellement, il ne retourne pas travailler ensuite, il passe la soirée à rêvasser à l’avenir en couple et aux seins d’Isabelle, en bénissant les noms conjoints de son grand-père et de George Ballantine, fils de fermier près d’Édimbourg. Il reprend ses recherches lundi matin, entre dans le bureau de son supérieur avec la photo de Radisa Savik en début d’après-midi, et quand les deux flics arrivent à Bayonne mardi après une nuit de route, Bruno et Steve se sont pris dans les bras l’un de l’autre depuis des heures, ils sont déjà loin, ils rigolent dans une rue de Turin, se tapotent les épaules, cherchent une bonne pizzeria. Bruno retourne à Rio quelques jours plus tard, retrouve Pati et Milton, ils prépareront mieux leur prochain retour en France, dans un an ou deux, pas question de voiture d’occasion, deux semaines prudentes et c’est plié. Il vit toujours au Brésil aujourd’hui, il a cinquante-huit ans, il a monté un petit club de parachutisme, il aide les associations qui s’occupent des enfants du coin. Thalie l’a rejoint en 1986, Pauline, Stella et Denis viennent les voir de temps en temps, Amélie souvent.