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En 1957, l’Algérie n’est pas l’endroit le
plus paisible du globe. Et les perspicaces devinent que ça ne va
pas se calmer tout de suite. À Alger, depuis le mois de janvier, ça
chauffe dur entre les six mille parachutistes du général Massu, qui
n’est pas une ballerine, et les militants du FLN, dont les cellules
sont détruites une à une et qui ne passent pas de tendres quarts
d’heure quand ils se font arrêter. La torture s’installe en douce
dans la capitale de la colonie. Ma mère, Marie, a seize ans, elle
passe au milieu de tout ça en revenant du lycée, elle ne sait pas
vraiment ce qu’elle doit penser, elle marche sérieuse et légère,
son cartable à la main, jusqu’à la villa de ses parents, rue du
Ravin-de-la-Femme-Sauvage. Mon père, Antoine, est à Oran, il a
dix-sept ans, il vient de s’acheter un beau maillot de bain noir,
il bombe le torse et mate les filles sur la plage des Corailleurs
(où il croisera ma mère trois ans plus tard). À une soixantaine de
kilomètres au sud, à Sidi-bel-Abbès, Marcelle est anxieuse. Son
homme n’est peut-être plus tout à fait apte aux opérations
dangereuses, mais il n’est pas marchand de porcelaine, non plus, il
est dans l’armée, ça peut mal tourner. Le soir, quand les petits
sont couchés, elle est de plus en plus pressante, elle lui demande
d’arrêter, de changer de vie. Stanislas hésite. Il sait qu’elle a
raison, et que la caserne risque de devenir peu accueillante pour
les enfants, mais il a du mal à rendre les armes, à se défiler. Il
rempile pour un an, Marcelle encaisse.
Ils savent tous les deux que ça peut
continuer encore un moment comme ça, qu’un an plus tard il ne sera
sans doute pas plus disposé à abandonner les gars, mais Stan a une
idée de grand stratège : au bout de six mois, il envoie
Marcelle (qui est de nouveau enceinte, roulez jeunesse), Pauline et
Bruno chez sa mère, à Foug, sous prétexte qu’ils y seront en
sécurité. Non pas pour que sa femme, découragée par le climat et le
paysage lorrains, convienne qu’on est finalement plutôt mieux en
Algérie, et en Algérie autant rester dans la Légion, mais pour
s’imposer à lui-même l’épreuve du manque. Il sait qu’il ne tiendra
pas sans elle, que rien ne peut le retenir loin d’elle.
Il se connaît bien : à la fin de son
année, n’en pouvant plus, il enlève son uniforme pour la dernière
fois, salue la compagnie sans trop laisser paraître son émotion et
part rejoindre sa famille. (Cinquante-quatre ans plus tard, il est
toujours persuadé qu’il doit la vie à son amour pour
Marcelle : sans elle, sans les enfants, il serait resté et se
serait fait tuer en Algérie.)
Le 8 avril 1958, à l’hôpital de Nancy, un
troisième petit Sulak se présente : Denis. Stanislas, dans
l’obligation de se recycler, entame des études de comptabilité. Il
doit pour cela partir à Muret, près de Toulouse, seul et loin de sa
famille. Dans la comptabilité, on risque moins de se faire
descendre, c’est sûr, mais c’est aussi un peu moins dense et
excitant que la vie de soldat. Tant pis, pas le choix, on redevient
normal, on aligne des chiffres.
Marcelle, cependant, ne se sent pas très
bien. Sans son mari, dans cette région qu’elle ne connaît pas, elle
s’ennuie, elle déprime, l’horizon est gris. Il pleut, même. C’est
dire. Toul et ses environs, ce n’était pas exactement son rêve de
jeune fille. Stanislas finit par revenir de Toulouse, démoralisé
par l’éloignement et les interminables listes de chiffres, et
quelque temps plus tard, constatant tristement que le pays de son
enfance va mal au teint et à l’humeur de sa femme, il accepte à
contrecœur, pour lui faire plaisir, de migrer vers le sud. (Lui
serait bien resté dans l’Est : il le sait depuis longtemps,
les gens du coin, quoique d’apparence parfois farouche et rêche,
s’avèrent souvent ouverts et chaleureux (les clichés sont là pour
le prouver), en tout cas bien disposés a priori, tandis que dans le
Midi, comme il dit, « ils ont toujours l’air de croire qu’on
va leur voler leur soleil ». Mais on ne leur volera rien. Dans
un premier temps, du moins.)
La famille déménage une nouvelle fois et
pose meubles et valises à Trets, un gros village (deux mille huit
cents habitants à ce moment-là) à vingt kilomètres
d’Aix-en-Provence, tout près de Puyloubier. Stanislas y était
adjudant de compagnie, il connaît les environs, Marcelle
également : c’est là qu’ils ont conçu Bruno quatre ans plus
tôt, et c’est donc là aussi qu’il grandira, s’épanouira, prendra
ses premiers appuis dans le monde. Il court dans les champs et
grimpe dans les arbres, où il trouve de bonnes cachettes.
Pas encore assez aguerri dans l’univers
hostile et froid de la comptabilité, et de toute façon peu
enthousiaste à l’idée de rester toute la journée le cul sur une
chaise, l’ex-légionnaire est bien obligé de trouver un moyen de
nourrir les trois marmots et retourne à la terre, qui n’est pas du
genre à lâcher prise. Au boulot, l’ouvrier agricole – même avec un
seul bras. (Quand un paysan lui demande ce qu’il lui est arrivé, il
regarde son bras absent et répond : « Ça ? C’est une
connerie. ») Dans la région, c’est l’ail, la vigne, le melon,
il fait avec, le dos rond, et s’use le cœur sans se plaindre. Il
travaille douze ou quinze heures par jour, il supprime l’apéro du
soir et souvent le paquet de Gauloises, trop cher, pour être sûr
que toute sa famille ait à manger – comme son père. Mais pour
Pauline et Bruno, qui gambadent et se débrident dans la nature,
sous le soleil qu’ils n’ont pas besoin de voler, l’enfance est
insouciante, ils ne peuvent pas mieux la passer qu’ici, ensemble.
Le plaisir à la maison, la vigilance à l’école : dans la cour
de la maternelle de Trets, Bruno protège farouchement sa sœur, la
plupart des gamins sont de petits soldats querelleurs, sans jugeote
et sans pitié, qu’il faut savoir tempérer ou tenir à distance. Il y
parvient sans mal. Il se bagarre quand il faut, ça ne le dérange
pas (il est plus violent en une année de maternelle qu’il ne le
sera dans toute sa vie de gangster). Plus tard, quand les garçons
commenceront à tourner autour de la belle Pauline, il gardera
toujours un œil sur eux, sur elle.
Même en consacrant tout son temps à l’ail
et au melon, Stanislas ne gagne que 20 francs par jour. Voleurs.
Même en donnant tout de lui, ça ne suffit pas. Ce n’est plus une
question d’amour-propre, d’ambition ou de confort personnels, comme
à la fonderie de Pont-à-Mousson quand il avait dix-sept ans, mais
de survie de sa famille. Par chance, un voisin suisse de bonne
volonté lui apprend le métier de peintre et de tapissier. (Au début
des années 80, quand tous les journaux de France parleront de
son fils, et donc de lui parfois, plusieurs d’entre eux, et
certains parmi les plus sérieux et honorables, affirmeront qu’il a
exercé le métier de pâtissier. Il a suffi qu’un chroniqueur
judiciaire un peu pressé, distrait ou compétent comme sa
grand-mère, inverse les deux premières consonnes, et cinq ou six
autres lui ont emboîté le pas en moutons, braves bêtes de presse.
Dans un quotidien de l’époque, j’ai même lu que le père de Bruno
Sulak avait été « peintre et pâtissier » – têtu, le
mouton.) Stanislas met rapidement quelques techniques au point pour
faire seul et d’une main ce que d’autres font moins vite à deux ou
trois et à quatre ou six mains – tapisser un plafond avec un seul
bras, ça ne doit pourtant pas être de la tarte, mais en
réfléchissant un peu, il trouve des astuces et crée son style.
Quand il en parle le soir en rentrant (après que Marcelle lui a
frotté la main gauche avec une brosse à chiendent – on n’y pense
pas, mais se laver les mains devient très compliqué quand on n’en a
qu’une), il glisse l’air de rien quelques conseils et axiomes
simples à ses enfants pour plus tard : pour la tapisserie,
comme pour à peu près tout le reste, c’est d’abord la tête qui
compte, ensuite les mains.