Prologue
Combien pour ce chien, dans la vitrine ? Ouah ! Ouah ! Sur le tourne-disque du café-restaurant Krief, à Sidi-bel-Abbès, la nièce du patron a posé le dernier soixante-dix-huit tours de Line Renaud, sorti deux mois plus tôt. Elle porte une robe légère, rouge et blanc. Un jeune légionnaire qui vient tous les jours depuis une semaine, qui s’installe tous les jours depuis une semaine dans le fond de la salle et ne la quitte pas du regard (mais discrètement), un beau blond aux yeux bleus à qui il manque le bras droit, a osé lui parler pour la première fois : il lui a demandé de choisir un disque pour lui, celui qu’elle voulait. Il s’appelle Stanislas Sulak, il a vingt-deux ans. Elle s’appelle Marcelle Amoyel, elle a vingt-deux ans aussi. Elle a pivoté en rouge et blanc, s’est dirigée amusée vers les disques et a pris la pochette du Chien dans la vitrine un peu au hasard, c’est le grand succès du moment. Stanislas reviendra le lendemain et lui demandera le même disque, et le lendemain encore, encore, et toutes les fins d’après-midi, le même disque, qu’elle mettra pour lui – sans qu’aucun d’eux bien sûr ne se doute qu’un jour, lointain, le petit chien se transformera en panthère. Une panthère dans la vitrine. Leur fils ne demandera pas combien elle coûte.
Cinquante-neuf ans plus tard, dans un coin du premier étage du Café de Flore, une jolie jeune femme brune discute en anglais avec un garçon aux cheveux clairs, un Hollandais. Ils boivent la même chose, une verveine. Quand elle tourne lentement la cuillère dans la grande tasse, son regard s’égare un peu dans le vague, se dissout au-dessus de la table comme le sucre dans la tisane, comme les chansons de Line Renaud dans le passé. C’est la petite-fille de Marcelle et de Stanislas, Amélie Sulak. À un mètre cinquante d’elle, devant une bière, je fais semblant de lire un magazine, j’écoute ce qu’ils disent. Je ne comprends pas tout. Il me semble qu’ils parlent de photographie, de falaises et d’escalade, elle sourit. J’avais rendez-vous avec eux, avec elle surtout, mais je ne sais pas ce qui m’a pris quand je l’ai reconnue (j’avais vu sa photo sur le Net), je n’ai pas osé avancer jusqu’à eux et leur parler, je me suis installé malgré moi à la table voisine, écarté par je ne sais quelle force qui m’interdisait de les déranger. Maintenant, évidemment, c’est trop tard, une demi-heure au moins s’est écoulée : si je me tourne vers eux et me présente, je vais passer pour un fou.
Un grand serveur en noir et blanc s’approche, je lui demande une autre bière et presque simultanément Amélie lui tend un billet de 20 euros avec le ticket, ils vont partir, nous sommes reliés deux secondes par ce grand serveur maigre. Il hoche la tête vers moi et lui rend la monnaie, pas beaucoup, puis s’éloigne d’un pas fatigué mais professionnel et descend l’escalier qui mène au rez-de-chaussée du Café de Flore, loin du restaurant Krief de Sidi-bel-Abbès et de son tourne-disque.
Entre-temps, en cinquante-neuf ans, beaucoup de gens sont nés, beaucoup de gens sont morts, beaucoup de gens plus ou moins bien intentionnés, plus ou moins sensibles, plus ou moins chanceux sont passés sur terre, dont Bruno Sulak.