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Au début de l’année 1975, Bruno est de
retour à Marseille. Finalement, il ne s’est pas engagé après son
année avec les Diables rouges, comme il en avait le projet. L’armée
lui paraît à la fois trop rigide et trop molle. Il a bientôt vingt
ans, il se sent plus sûr de lui, plus stable et plus complet, il
sait qu’il ne retombera pas dans la délinquance de trottoir, les
heureux possesseurs de mobylettes n’ont plus rien à craindre de
lui. Mais il faut bien qu’il fasse quelque chose. Son père trouve
le temps, le dimanche, de lui enseigner les rudiments de la
tapisserie, ça peut faire un bon petit métier pour commencer. Mais
la tapisserie, Bruno, non. Ça l’anesthésie, la tapisserie. Il se
fait engager comme barman au buffet de la gare Saint-Charles, douze
heures par jour, et ce n’est pas beaucoup plus excitant. Il gagne
un peu d’argent, c’est déjà ça, mais servir des cafés toute la
journée à des gens indifférents et pressés, mécanique et docile
dans son costume noir et blanc, ça ne peut pas être sa vie, se
dit-il en rendant la monnaie. Il quitte la gare (Marcelle et
Stanislas commencent à s’inquiéter, mais le comprennent quand même)
et essaie le London Club, un bar-boîte sur la Corniche, à quelques
mètres de la mer. C’est la nuit, moins fade, et le début du disco,
depuis deux ou trois ans, Gloria Gaynor et George McCrae, il y a de
la couleur et de la lumière, il s’amuse un peu et séduit toutes les
filles qui passent sous les spots. Les soirs où il ne travaille
pas, rares, il sort dans d’autres boîtes, se réveille chez d’autres
filles, mais il s’aperçoit vite qu’il tourne en rond et que la même
nuit se répète sans grand intérêt, sans surprise : il se sent
de nouveau coincé dans une existence étriquée. On lui propose
encore quelques coups tordus, petits larcins et petits trafics,
mais il refuse, ça ne l’excite pas, et il n’a surtout pas envie de
retourner en taule. Il est plein d’énergie, plein de force et de
courage, c’est maintenant qu’il faut en profiter, pas dans trente
ans. Après trois mois derrière les comptoirs, il va voir son père
au bar, lui demande un café.
— C’est pas possible, cette vie-là,
papa. On se lève, on va bosser, on va se coucher, on se lève, on va
bosser… On gagne un peu d’argent, on le dépense, et c’est tout. Je
peux pas. Il faut que je bouge, que je sorte de là.
Stanislas a déjà ressenti la même chose,
plus d’une fois (il se souvient de ce qu’il avait pensé quand son
père lui avait dit : « Il faut commencer comme ça, c’est
la vie »), il ne peut qu’admettre :
— Tu fais comme tu veux.
Bruno est sur le point de changer de vie,
Novica aussi – sans le vouloir, lui. Au Cap-d’Agde, où il passait
quelques jours dorés avec des amis de Belmondo et de René Chateau,
un accident de plongée lui fait frôler la mort : on le remonte
à la surface in extremis, il a les vertèbres cervicales cassées. Il
ne pourra plus jamais monter sur un ring, un coup trop appuyé lui
briserait la nuque. Après un an de convalescence douloureuse, il
réapparaît dans les rues de Paris, apparemment solide, enchaîne
grâce à ses relations les boulots de garde du corps pour quelques
acteurs, dont Belmondo bien sûr, puis s’en lasse (il rêve lui aussi
d’autre chose) et fréquente de plus en plus le milieu yougoslave,
plus dangereux mais plus prometteur si l’on n’a pas peur. Il n’a
pas peur. En passant de l’autre côté, il change de nom et devient
Steve. C’est classe, américain, McQueen. Il laisse même derrière
lui son surnom : le Boxeur, qui ne boxe plus, est désormais le
Grand. Grâce à son charisme, son autorité et sa générosité, Steve,
le Grand, s’imposera rapidement, en quelques mois seulement, à la
tête de toute la communauté serbe qui maraude et manœuvre dans
l’ombre, dans tout Paris. Il est aimé de ceux qui l’entourent, on
sait qu’il est toujours là pour aider, défendre, guider ou faire
des cadeaux, il est redouté mais respecté même par ses adversaires
(les pauvres). Aujourd’hui encore, plus de trente-cinq ans plus
tard, dans les cours de promenade des maisons d’arrêt, un peu
partout en France, les vieux Yougos parlent du Grand avec émotion
et admiration, nostalgiques. Je suis passé l’autre jour boire un
verre à La Plage, chez Nenad, l’ancien patron du Saxo Bar, qui n’a
pas grand-chose à voir avec le banditisme et qui est trop jeune de
toute façon pour avoir vraiment connu cette époque, je lui ai
appris que j’écrivais un livre sur Bruno Sulak et que l’un des
protagonistes allait peut-être lui évoquer quelque chose, on ne
sait jamais. Quand j’ai dit : « Steve », il m’a
regardé en souriant, comme si j’avais dit Vercingétorix ou
Zorro.
Pendant que Bruno travaillait à la gare
Saint-Charles, son petit frère Denis, énervé qu’on lui répète sans
arrêt qu’il est jeune, qu’il n’a aucune expérience, et consterné
comme n’importe qui, même si beaucoup se résignent, à l’idée de
travailler quinze heures par jour dans des bars ou sur des
chantiers, s’est engagé dans la Légion (comme Stanislas vingt-sept
ans plus tôt, comme Drago l’année précédente), dans le 2e régiment étranger de parachutistes, basé au
camp Raffalli, à Calvi. Un peu plus tard, quand Bruno annonce à son
père qu’il veut « bouger, sortir de là », il sait déjà ce
qu’il va faire : intégrer la Légion étrangère, pareil. Il
rejoint lui aussi le 2e REP, sans
rien dire à son petit frère, à qui il veut faire la surprise en
débarquant en Corse avec son béret vert.
Équipé d’un centre d’entraînement au saut,
le 2e REP est le seul régiment à
former lui-même les hommes aux techniques parachutistes. (Wikipédia
n’existait pas à l’époque, mais Bruno le savait quand même.) Sa
devise est More Majorum :
« Comme les anciens ». Le refrain de son chant
affirme : « Nous n’avons pas seulement des armes, le
diable marche avec nous ».