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Au début de l’année 1964, Krsta Zivkovic,
le marbrier, et sa nouvelle femme, Kata, quittent Belgrade,
récupèrent le jeune Novica chez ses grands-parents et décident
d’émigrer en France. Ils pensent tous les deux que l’avenir ne
pourra y être que meilleur, plus ouvert en tout cas (c’est déjà ça)
que dans cette Yougoslavie sombre et cassée qu’ils quittent sans
trop de regrets, comme pas mal de leurs compatriotes (la plupart
feront tourner les usines de la banlieue parisienne, certains
mettront leurs muscles et leur courage froid au service de quelques
stars de cinéma (l’un d’eux, Stevan Markovic, garde du corps
d’Alain Delon, part de Belgrade à peu près en même temps que les
Zivkovic et sera retrouvé quatre ans plus tard dans une décharge
d’Élancourt, dans les Yvelines, en état de décomposition),
plusieurs feront, sur les pelouses des stades, le bonheur
tonitruant de quelques clubs de foot, d’autres enfin iront
directement prendre l’or de l’Ouest où il se trouve : dans les
bijouteries). Novica n’est pas heureux de quitter Cvetko, son
grand-père héroïque et protecteur, mais à onze ans, la campagne
morose commence à l’ennuyer et l’envie de découvrir la France
facilite le départ.
Ils s’installent près de Paris, à
Levallois-Perret, dans unpetit immeuble au 101 rue Victor-Hugo.
Kata a adopté Novica de bon cœur, ils sont presque instantanément
très proches et le resteront, c’est une bonne mère de substitution
(que devient l’autre, à près de trente ans maintenant ?) et
cette présence affectueuse est bien utile au garçon : avec son
père, la relation est beaucoup plus tendue, orageuse et brutale,
Novica se prend régulièrement de puissantes torgnoles de marbrier
dans la figure. Il comprendra pourquoi quatre ou cinq ans plus
tard : Krsta ne supporte pas qu’il n’ait pas peur de
lui.
Le 25 mai 1964, je nais, à
Saint-Germain-en-Laye. Mais en l’occurrence, on s’en fout un
peu.
La deuxième fille et quatrième enfant de
Marcelle et Stanislas Sulak vient au monde, elle, le mardi 16 mars
1965, à Aix-en-Provence. On la prénomme Stella. Elle pourra elle
aussi compter sur son grand frère, qui sera son allié, son ami, son
champion, son confident, sa moitié sur terre, tant qu’il pourra.
Dès sa naissance, consciencieux, Bruno se renseigne : lorsque
son père, de retour de la maternité, lui apprend que Stella est
« venue au monde », il pose deux questions pour que tout
soit bien clair : « Elle vient d’où ? » et
« Le monde, c’est quoi ? » On ne lui répond pas très
précisément (on fait ce qu’on peut pour aider ses enfants mais on a
ses limites), il faudra qu’il se penche sur le sujet, qu’il y
réfléchisse à l’occasion. Ça sent le mystère. Pour se familiariser
avec cette notion, il commande à Noël, cette année-là, une boîte de
mystère à sa mesure, facile à étudier, qui permet même d’apporter
sa petite contribution à l’intrigue générale : un coffret de
magicien. Il est immédiatement fasciné. Il travaille ses tours sans
relâche, les anneaux chinois, les nœuds voyageurs, l’œuf acrobate,
les gobelets, les foulards et la baguette, il veut devenir le
meilleur des prestidigitateurs (il lui faut un nom de scène, bien
sûr : ce sera Lord John, c’est pas mal). C’est à peu près à
cette époque, d’ailleurs, à l’âge de dix ou onze ans, qu’il décide
de devenir le meilleur en tout. Ça ne doit pas être si compliqué.
(Par exemple, il va faire du vélo, tiens, et devenir le meilleur de
tous les cyclistes.)
L’année suivante, à Levallois-Perret, Kata
Zivkovic donne naissance à son premier enfant, un demi-frère pour
Novica (mais la notion de demi-frère n’existe pas dans la culture
serbe), Michel, pour l’état civil. Milorad, sur les documents
serbes. Miki, pour tout le monde. Il aura les mêmes problèmes que
son frère avec leur père, et transférera tout son amour et toute
son admiration sur le géant de treize ans sonaîné, qu’il appellera
toujours Bato (« grand frère », en serbe). Toute sa vie,
dès ses premiers pas, il suivra ses traces. Au moment où j’écris
ces mots, Michel, Miki, est incarcéré à Fresnes.
À la rentrée 1967, Pauline part en pension
à la Maison d’éducation des demoiselles de la Légion d’honneur (les
décorations décernées à son père pour son sacrifice indochinois l’y
autorisent, il serait dommage de ne pas en profiter, c’est une
bonne école, qui fera d’elle une bonne fille) de
Saint-Germain-en-Laye. (On pourrait penser que je m’y trouve encore
à ce moment-là et que je l’ai peut-être croisée sans le savoir dans
un jardin public ou sur un trottoir, mais non, même pas. Je n’y
suis resté que deux mois (ma mère était serveuse au restaurant Le
Grand Cerf – qui n’existe plus), je suis à Morsang-sur-Orge en
1967, et encore une fois, je n’ai rien à voir avec cette histoire.)
En 1990, Amélie, la fille de Bruno, suivra l’exemple de sa tante
Pauline et entrera à son tour à la Maison d’éducation de la Légion
d’honneur. Ça fera d’elle une bonne fille.
Pendant ce temps, le reste de la famille
Sulak emménage à Marseille, car tapissier à Trets, ça rapporte
moyen. Ils habiteront dans une petite cité, au 140 avenue de
Mazargues. Pour les enfants, le changement de décor est brutal, ils
doivent oublier les champs, les arbres et les cabanes, l’espace
libre, le grand air, et apprendre vite à évoluer dans un univers
plus étriqué, plus peuplé, moins sûr. Bruno change de nature,
s’adapte. Pauline aurait finalement plus de mal, elle n’est
finalement pas mécontente d’être partie. Mais d’un point de vue
économique, c’est mieux pour tous : Stanislas monte son
affaire avec un associé, un ami portugais, et les clients ne
manquent pas, dans ces années-là tout va bien, on veut son
appartement, son chez-soi, un beau, confortable, on le décore, il
faut que les murs aillent avec les meubles, marron, orangé, la
cuisine avec la couleur du Frigidaire, on peut se le permettre,
tout le monde sait que l’avenir est clair et prometteur. Le patron
Sulak embauche, et paie bien ses ouvriers, deux à trois fois plus
que dans les autres entreprises de ce genre, c’est le temps de la
prospérité, le plaisir de travailler. (Ensuite, peu à peu,
arriveront les inquiétudes, la grisaille, les taxes, pesantes,
rémunérer correctement lesemployés deviendra de plus en plus
difficile.)
À Plocica, en Yougoslavie, Drago a grandi.
Le petit machin rougeaud qui se tortillait dans ses langes est
devenu un solide garçon de quatorze ans, aux épaules déjà larges,
au regard droit et franc mais déjà dur. Sa terre natale fait
pousser du robuste, du courageux, du résistant. Mais pour les
parents, elle est trop ingrate. Ils se résignent eux aussi à la
quitter pour la France avec leurs trois fils, et atterrissent
presque au hasard près de la porte de la Villette. Des années
difficiles commencent, qui deviendront bientôt tragiques. La
famille ne parle que très peu le français et s’acclimate
péniblement. Drago suit un stage intensif de deux mois pour
accélérer son apprentissage : il est le plus jeune, encore
malléable, il parviendra à bien intégrer ce nouveau cadre. Mais les
mauvaises conditions de vie et l’isolement créent des troubles
entre ses parents, irréversibles.
La tension monte un peu partout en même
temps. Tandis que Bruno participe à ses premières bagarres entre
petites bandes dans les rues de Marseille, à Levallois-Perret,
Novica a repéré une salle de boxe, à quelques centaines de mètres
de la rue Victor-Hugo. Il est attiré, il entre, met les gants,
monte sur le ring, c’est une révélation. Comme Stanislas Sulak
vingt ans plus tôt, il se prend de passion pour ce sport élégant et
sauvage qui met un homme face à un autre, il a envie de se battre.
Il est déjà grand et fort, il n’a peur de rien ni de personne, et
n’importe qui peut se rendre compte qu’il est très doué. On lui
prédit une grande carrièrede poids lourd.
À Sorgues, la jeune fille brune aux yeux
bleus qui n’aime pas son prénom approche de l’adolescence. Son
père, un Italien sérieux qui ne rigole pas avec l’éducation et les
bonnes mœurs, un Italiano vero,
l’envoie en pension chez les sœurs à Orange, dans un collège privé
catholique. Il aura fait ce qu’il a pu.