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Ça devient trop facile. Donc trop risqué.
À Nice, la désinvolture de Bruno, qui est monté chercher l’argent
au troisième étage comme on va prendre une tranche de jambon dans
le frigo, a failli leur coûter leur liberté. Il ne se sent plus
suffisamment en danger pour garder toute la vigilance nécessaire,
il annonce donc à Thalie qu’il arrête les supermarchés. De toute
façon, l’usage de la carte bleue commence à se généraliser, il y a
de moins en moins de liquide dans les caisses, ça ne vaudra bientôt
plus le coup. Pour se constituer une réserve et voir venir sans
avoir besoin de se précipiter à la diable sur n’importe quoi, ils
en font tout de même un dernier : espiègle et ami du symbole,
Bruno choisi un Cora à Houdemont, en Meurthe-et-Moselle, près de
Toul et de Pont-à-Mousson, la région où son grand-père polonais,
autrefois gendarme et violoniste, s’est tué à travailler pour une
misère, la région que son père a quittée. En revenant, le sac de
billets dans le coffre, ils traversent Toul, des maisons tristes,
Bruno est amer.
Peu après leur retour dans le
XVIe arrondissement, Thalie part en
voiture, seule, passer une semaine chez ses parents, dans le
Vaucluse. Sortir un peu de la clandestinité, de l’action, de la vie
aux aguets, lui fera du bien. Tout est immobile et sûr à
Bédarrides. Mais dès le lendemain de son arrivée, Bruno lui
téléphone. Il lui dit qu’il a rencontré une fille la nuit
précédente, dans une nouvelle boîte de la rue du Colisée,
l’Apocalypse (où Valérie Subra viendra trois ans plus tard chercher
l’une des proies qu’elle offrira en pâture à ses deux complices
enragés), elle s’appelle Nadège, il est avec elle à l’appartement,
il aimerait que Thalie revienne à Paris pour la rencontrer.
— Elle est vraiment bien, elle est
gentille et drôle, je voudrais que tu sois avec moi.
Elle refuse. Elle n’est pas jalouse, ni
triste ni furieuse, leur âge et l’époque, queue de la comète des
années 70, les tiennent à distance des aigreurs possessives, mais
elle vient à peine de retrouver sa chambre et n’a pas envie de
repartir tout de suite. Il insiste, elle accepte. Elle reprend la
route en sens inverse moins de vingt-quatre heures après l’aller,
réussit à retrouver la station où ils s’étaient embrassés, s’y
arrête pour boire un chocolat dans un gobelet en plastique blanc.
Quand elle arrive à Paris, tard dans la soirée, ils ont préparé le
repas, Bruno s’est occupé de l’entrée, Nadège du plat. Ils mangent,
discutent, s’amusent, la nuit passe, Nadège repartira le lendemain
matin, sans savoir ce que font ces deux-là dans la vie, et ils ne
la reverront plus.
Au début du mois de février, Bruno fait
une première tentative de reconversion. Lorsqu’il a été soigné à
Genève après avoir reçu une balle dans le ventre, il en a profité
pour visiter un peu la ville, l’œil baladeur, il a repéré la petite
succursale d’un organisme international, pleine de devises de toute
sorte et apparemment protégée comme une boulangerie. Il loue une
BMW dans une agence huppée de l’avenue Marceau, demande à Thalie de
s’habiller chic sans ostentation, fait de même, puis ils roulent
tous les deux jusqu’en Suisse en écoutant Trust.
Pendant que Thalie l’attend dans la BM au
coin de la rue, Bruno entre seul dans la succursale, un sac de
voyage à la main – en prévision du passage obligatoire par la
frontière au retour, et de l’alerte probable, il s’est
déguisé : il porte un manteau de cachemire noir, une échappe
de cachemire rouge, une moustache et de grosses lunettes à monture
d’écaille. Il a l’air assez ridicule mais on ne bondit pas sur les
gens qui entrent quelque part parce qu’ils ont l’air ridicule. Il
sort son .357 comme on sort son portefeuille, lance une paire de
poucettes à chacun des deux employés présents, deux hommes, leur
prend les clés de la caisse et se sert.
Quand il rejoint Thalie dans la voiture,
son sac contient 800 000 francs en billets de divers pays, et
230 000 francs en traveller’s cheques (il confectionnera de
faux passeports dès leur retour à Passy et réussira à les changer
le lendemain en bonne monnaie). À la frontière (Bruno a ôté
lunettes, moustache, et remis sa tenue normale), malgré une
certaine tension dans la voiture, qu’on peut qualifier de
compréhensible (cet hiver-là, je vole des quarante-cinq tours au
Carrefour de Sainte-Geneviève-des-Bois, AC/DC, Police, Sugarhill
Gang, et quand j’approche de la caisse avec deux ou trois disques
dans mon pantalon, contre mon ventre, j’ai l’impression de passer
dix kilos de saucisses entre deux rangées de dobermans), malgré les
armes et l’argent qui semblent dégager une chaleur nucléaire dans
le coffre, ils passent facilement. Bruno, la main posée sur la
cuisse de Thalie qui conduit, paraît très à l’aise, même si elle
sait qu’à l’intérieur toutes ses molécules sont en alerte. Quant à
elle, elle se débrouille comme elle peut pour ne pas s’évanouir,
elle se dit que ce n’est pas très différent des bouteilles d’alcool
à la frontière espagnole, elle se fait remarquer que si, quand
même.
Les semaines suivantes, après cette belle
récolte (record de Bruno, pour l’instant), ils se laissent vivre
sans remous, sans risques. Ils ont emménagé dans un meublé de la
rue Weber, près de la porte Maillot, au rez-de-chaussée, un
appartement « de standing » avec un grand salon, une
belle chambre dans laquelle ils cachent tout leur argent. Ils
jouent aux cartes, Bruno étudie des parties d’échecs entre grands
maîtres, s’est inscrit dans un club de tennis de la porte de
Champerret, lit beaucoup, surtout de la science-fiction (ilse sent
ainsi plus proche de sa sœur Pauline, dont c’est le genre préféré à
cette époque et qu’il ne peut plus voir comme il le voudrait), ils
passent régulièrement des soirées à l’académie de billard de la
place de Clichy, où ils croisent Darry Cowl, sortent souvent au
théâtre ou au cinéma, en boîte de nuit, font connaissance avec des
acteurs, des metteurs en scène, ils suscitent l’attention,
charment, ils sont attirants et mystérieux, on ne sait pas ce
qu’ils font, ils ne reçoivent jamais personne chez eux.
En levant la tête, dérangé par le bruit,
un après-midi sur un court de tennis, Bruno se trouve un nouvel
objectif : il veut passer son brevet de pilote d’hélicoptère.
Face aux yeux écarquillés de Thalie, il lui explique qu’il en a
envie, l’air est son élément préféré, il n’a rien d’autre à faire
en ce moment, et surtout :
— On ne sait jamais, ça pourra
servir.
Il s’inscrit à Héli-France, à
Issy-les-Moulineaux, sous le nom de Bernard Antonini, et s’y met
sans mesure : il prend des cours quasiment tous les jours,
théoriques d’abord puis sur un Écureuil, étudie les manuels le soir
en rentrant et récite à Thalie les chapitres les plus importants,
qu’il apprend par cœur. Il ne sait pas encore exactement ce qu’il
en fera. Il prendra du plaisir, en tout cas. Et il sera peut-être
le premier homme en France à tenter de faire évader quelqu’un par
hélicoptère, un jour ou l’autre.
Non. Le vendredi 27 février 1981, deux
semaines après son premier cours, en allumant la télé, il apprend
que la première française vient d’avoir lieu. À
Fleury-Mérogis.
— C’était mon idée, marmonne-t-il à
Thalie, faussement triste mais déçu quand même, car désormais, ce
sera forcément moins facile.
À 9 heures du matin, deux hommes se
sont présentés à Issy-les-Moulineaux. Bernard Garnier, qui
s’appelle en réalité Serge Coutel et se dit homme d’affaires, a
serré la main du pilote Claude Fourcade, un presque quinquagénaire
posé et discret. Ils se connaissaient déjà, Garnier-Coutel ayant eu
recours aux services de Fourcade au début du mois pourse rendre à
Orléans avec sa prétendue secrétaire, une petite blonde gironde –
il avait alors payé en liquide et annoncé qu’il ferait
régulièrement des trajets de ce genre. Cette seconde fois, il était
accompagné de son associé, a-t-il dit, André Prébet. Ils devaient
de nouveau se rendre à Orléans. En marchant sur le tarmac vers
l’appareil, ils ont peut-être croisé Bruno, qui était présent sur
l’héliport ce matin-là.
Quelques minutes après avoir survolé, en
direction du sud, l’aérodrome de Villacoublay, Coutel, qui était
assis à côté du pilote, a demandé à Prébet, installé derrière eux,
de lui passer une grande mallette. Il l’a ouverte sur ses genoux,
elle contenait deux pistolets, un pistolet mitrailleur et une
grenade. Durant deux ou trois secondes saugrenues, Claude Fourcade
a pensé que les deux hommes étaient dans le commerce des jouets
(l’esprit humain est capable de prodiges optimistes quand il s’agit
de dresser une barrière de protection contre l’extérieur menaçant).
Il a compris cependant assez rapidement son erreur quand Coutel a
posé le canon de l’un des pistolets sur sa tempe, tandis que
Prébet, par-derrière, lui ôtait le casque qu’il avait sur les
oreilles :
— Tu vas faire ce qu’on te dit, on a
ta femme et ta fille en otages.
Fourcade n’ayant pas l’âme dingue, il a
obéi : sur les ordres de ses fourbes passagers, en essayant de
ne pas trop se demander quel genre de hold-up ils projetaient, il a
obliqué vers le sud-est jusqu’à l’autoroute A6, qu’il a suivie vers
le sud, à cent mètres à peine au-dessus des voitures. Trois
kilomètres après la sortie Sainte-Geneviève-des-Bois(où j’étais au
lycée Albert-Einstein, en première C, peut-être en cours de maths à
cette heure-là, sans doute en train de faire une croix sur mon rêve
d’enfance, devenir pilote d’avion, comprenant que cela nécessitait
trop de sérieux), quand ils lui ont demandé de suivre la bretelle
en direction de Fleury-Mérogis, son esprit protecteur n’a plus rien
pu pour lui : Fleury-Mérogis n’est pas spécialement réputée
pour ses joailleries ni pour sa banque centrale.
Dès qu’ils ont quitté l’autoroute, Coutel
a ordonné à Fourcade de voler encore plus bas, presque en
rase-mottes, pour que le personnel de la prison ne les voie pas
arriver. Il lui a annoncé qu’il allait devoir se poser dans la cour
de promenade.
— Ça va être un massacre, a dit le
pilote (tous les nœuds du port de Brest dans le ventre). Les
surveillants vont nous tirer dessus.
— Ils ne sont pas armés, lui a
répondu Coutel.
Conscient qu’il vivait peut-être ses
dernières secondes, Claude Fourcade s’est approché, à vingt mètres
du sol, dumur d’enceinte, à 10 h 40, a sauté par-dessus
et s’est poséen plein milieu de la cour du bâtiment D, entre les
détenus qui jouaient au foot. Prébet a aussitôt ouvert la portière
et tiré en l’air pour calmer tout le monde (ce n’était pas
superflu). Deux types à l’allure peu tendre se sont précipités et
sont montés derrière, à côté de lui : Gérard Dupré,
trente-trois ans, étrangement dit « Julie », arrêté en
décembre pour vol à main armée, et Daniel Beaumont, quarante et un
ans, incarcéré, lui, depuis six ans, pour le même genre de
faits.
L’hélicoptère s’est élevé sous les
acclamations des autres prisonniers et le silence estomaqué des
matons, Coutel a ordonné à Fourcade de foncer droit vers la porte
d’Orléans, celui-ci lui a expliqué qu’ils allaient couper la ligne
d’atterrissage des avions qui descendent sur Orly (ce serait
audacieux : un Boeing dans le buffet amoche le plus costaud
des truands patibulaires – qui devient, avant d’avoir eu le temps
dire « Eh merde », le plus costaire des truauds
patibulands), a suggéré un détour par l’ouest, Villacoublay, comme
à l’aller, les pirates de l’air n’ont pu que lui faire confiance,
se sont contentés en garantie de lui appuyer le canon d’un
automatique sur la nuque, et l’Écureuil a fini par se poser sur un
stade, à quelques centaines de mètres de la porte d’Orléans. En
sortant, les quatre recordmen de France ont demandé à leur otage de
couper le moteur et d’attendre dix minutes sans bouger une oreille,
puis se sontdirigés vers une R16 verte qui les attendait dans une
rue adjacente, un dernier complice au volant, après avoir expliqué
aux enfants qui jouaient au foot, comme les détenus de Fleury,
qu’ils étaient des hommes du GIGN en mission.
Après cette première, les prisons seront
progressivement équipées de filins anti-évasion au-dessus des cours
de promenade. Bruno, qui le devine, secoue la tête devant sa
télévision. Pas de bol. Mais il est content pour ses confrères
inconnus, qu’il salue en pensée depuis son fauteuil club de la rue
Weber.
Il a tort, c’est du gâchis, de la grande
première française foutue en l’air : une semaine plus tard
seulement, Gérard Dupré se fera reprendre, en compagnie d’André
Prébet, par le terrible Robert « Poil Autour » Broussard,
après une mini-fusillade devant l’entrée du cimetière du
Père-Lachaise, à cause d’une envie trop pressante de revoir sa
poupée, la belle Ginette, une prostituée marseillaise qui tapine
avenue Foch (la petite blonde avenante qui a servi de secrétaire
lors du premier trajet en hélico), et Daniel Beaumont, plus
résistant mais ça fait pitié quand même, sera arrêté en juillet en
Espagne avec Serge Coutel, après quatre mois de belle vie – il
recevra à cette occasion une balle en pleine colonne vertébrale,
qui le laissera paraplégique jusqu’à la fin de ses jours et lui
vaudra, en prison pour longtemps, le surnom de
« Roulette ».