55
Le surlendemain, le 29 janvier, les flics
du commissariat des Mureaux, dans les Yvelines, arrêtent une belle
BMW qui leur paraît suspecte : les deux jeunes types à bord
ont plus l’air de petits caïds que de garçons de bonne famille qui
ont emprunté la voiture de papa. En fait, c’est un peu les
deux : les fonctionnaires, embarrassés, s’aperçoivent qu’il
s’agit d’Anthony Delon, le fils de son père, et de son pote Marc
Mil. Pour ne pas avoir l’air de trop courber l’échine, carpettes
devant le rejeton de la star, ils font mine de fouiller un peu la
voiture, histoire de donner le change avant de les laisser
repartir. Là, sortez la couronne, ils trouvent la fève : un
pistolet MAC 50, calibre 9 mm. Et la BM s’avère volée. Le SRPJ
(service régional de police judiciaire) de Versailles est saisi,
mais la SRPJ (section de recherche de
la police judiciaire, c’est malin) de Versailles toujours, un
service de la gendarmerie nationale, a les oreilles qui traînent au
moment où on découvre, bien que Walter ait gratté comme il pouvait
le numéro de série, qu’il s’agit de l’un des pistolets dérobés aux
gendarmes qui gardaient Sulak dans le Corail. Tout le monde veut sa
part de l’enquête, mais personne ne communique aux autres les
informations dont il dispose (la BRB du commissaire Devos, par
exemple, oublie encore de signaler le lien entre Sulak et la sœur
de Marc Mil, par le biais de Steve – on ne reprend donc pas la
surveillance de l’appartement de Marlène), tout le monde chuchote,
cherche et cache, sauf Moréas, qui n’est averti de la trouvaille
des flics de Versailles que deux jours plus tard, par un
journaliste de RMC, rigolard :
— Vous devriez vérifier le numéro de
l’arme qu’on a trouvée dans la voiture du fils Delon,
commissaire.
Les jours suivants, les employés de la
bijouterie Cartier de l’avenue Montaigne, éberlués, voient défiler
des flics de tous les services possibles, qui leur posent à peu
près les mêmes questions. Le 2 février, deux gendarmes pointent
même leurs képis. Ça, ça ne plaît pas du tout aux policiers. Une
réunion de crise est organisée dans le bureau de Pierre Touraine,
le directeur de la PJ, pour recadrer tout ça. Il y a des fuites,
bien entendu, la presse parle de « guerre des polices »,
et là, tout à coup, pour se justifier, la direction de la
gendarmerie publie un communiqué : elle affirme qu’elle a
envoyé des hommes à la bijouterie dans le cadre de l’enquête sur
l’évasion du Corail de Montpellier, dont elle a été chargée, et non
de celle sur le hold-up Cartier proprement dit, ce ne sont pas ses
affaires, elle ne se permettrait pas. Bien joué. Les journalistes
n’avaient pas fait le lien entre les braquages de bijouteries et le
gars qui s’est échappé du train, c’est réparé. Anthony Delon,
Sulak, les bijouteries, c’est du miel, toute la presse saute
dessus. La belle Marlène, en plus ! (À propos, avec ce souk,
on n’a pas pensé à aller perquisitionner chez elle. Les flics du
SRPJ de Versailles s’y rendent avec Anthony Delon, et découvrent
des vêtements masculins bien trop grands pour lui ou pour Marc, le
frère de Marlène. Steve est sans doute venu faire un tour ici
pendant qu’on jouait à la balle au priso entre services. Maintenant
que Marlène est exposée en vitrine dans la presse (qui ne
s’embarrasse pas d’exigence et fait de la demoiselle la maîtresse
de Sulak, c’est plus simple, plus fort), Steve ne repassera pas de
sitôt prendre le goûter.)
Les journaux se font plaisir et
s’emballent : Bruno est sans doute l’assassin de Jean-Charles
Fossecave, dit Nanou, troué à la chevrotine à Périgueux, il
projetait également d’enlever Jean-Edern Hallier, le baron Philippe
de Rothschild et Edgar Faure (je le vois en train de saucissonner
Edgar Faure, belle image empreinte de réalisme), c’est tout juste
si ce n’est pas lui qui a tiré sur Jean-Paul II place Saint-Pierre,
il devient déjà « l’ennemi public no1 » pour France
Soir, « le malfaiteur le plus recherché de
France » pour les plus raisonnables (pour Libération, moins porté sur le sensationnel, il
n’est encore qu’un « gangster yougoslave de trente ans »
– Libé connaît mal ses fidèles
lecteurs), en tout cas un « dur à cuire » à la tête du
« gang des légionnaires » (ça fout les jetons).
Bruno est furieux qu’Anthony Delon, un
garçon sympathique qui vient à peine d’avoir dix-huit ans, se
retrouve impliqué dans ce barnum à cause de lui, même
indirectement, mais il ne peut s’empêcher de se réjouir des
conséquences, de tout ce foutoir dans la police et la presse.
(Ilécrit tout de même une lettre au juge qui s’occupe de
l’« affaire Anthony », pour lui expliquer que le jeune
homme n’a rien à voir avec lui et ses braquages, qu’il ne le
connaît même pas, que ce n’est pas un gangster, loin de là, qu’il
s’est retrouvé plus ou moins par hasard avec ce calibre entre les
mains et qu’il serait absurde de lui tomber lourdement dessus pour
un simple port d’arme, une connerie.) Cette période de turbulences,
c’est le bon moment pour aller se détendre un peu : Bruno part
skier à Avoriaz, où il s’éclate pendant un mois et demi.
Tandis qu’il admire, au sommet d’une piste
noire, les montagnes immensément enneigées, ça continue à Paris.
Interrogé pendant quatre heures par le juge d’instruction Goudon,
Anthony, livide et déboussolé, tente de ne pas impliquer Walter et
Steve, en affirmant qu’il a acheté le pistolet, par « passion
des armes », à un petit malfrat qu’il ne connaît pas, dans un
bar de Pigalle, en avril 1982 – coup du sort, elle a été barbotée
dans le Corail trois mois plus tard, en juillet. Il faudra trouver
autre chose. À la sortie du bureau du juge, son avocat, Georges
Kiejman (pas tout à fait le petit baveux de sous-préfecture),
déclare :
— Rien dans le dossier ne permet
d’établir un quelconque lien entre mon client et Bruno Sulak, le
gangster en fuite.
Le 8 février, les flics de la BRB, qui
filent un receleur notoire, le voient entrer dans un café de
Bagnolet, où il s’assied à la table de deux hommes de type yougo
(c’est toujours bon signe pour la police). Ils le chopent à la
sortie avec un sac plein de bijoux, et serrent aussi les deux
Yougos restés à l’intérieur, qui ont gardé dans une mallette des
parures de diamants et d’émeraudes. On déterminera dans la journée
que le tout, d’une valeur estimée à 3 millions de francs, provient
des bijouteries Van Gold et Cartier. Le problème, c’est que la BRB
n’avait encore une fois pas jugé utile de prévenir l’OCRB (gniak
gniak), alors que Moréas a l’un des deux Yougos dans ses fiches et
comptait sur lui pour le mener à Steve ou à Walter. Il l’a
mauvaise, Georges. Il obtient qu’on lui laisse quand même prendre
le relais avec ledit Yougo, qui a sans doute des choses à
dire.
Le 21 février, à 20 h 30,
Anthony Delon sort libre de la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy. C’est
son père qui est venu le chercher en voiture, seul (les oreilles de
Bruno, qui chante peut-être Quand te
reverrai-je, pays merveilleux ? sur un télésiège,
doivent siffler un peu en altitude : Alain Delon est fou de
rage contre ce clown qui a corrompu, sali son fils, et donc
lui-même, Alain Delon l’agonit à distance, le maudit en serrant son
volant) – on l’a autorisé, Alain Delon, à pénétrer avec sa Lancia à
l’intérieur de la prison, pour éviter la bousculade et les assauts
de la presse à la sortie. La star et son fils repartent ensemble en
voiture, ça doit discuter pas mal derrière le pare-brise.
Le 22 février, lors d’une opération
conjointe de la police hollandaise et de l’OCRB de Moréas, Walter
est interpellé à Amsterdam, où il laissait passer l’orage depuis
l’arrestation de ses amis dans un café de Bagnolet. Il nie avoir un
quelconque rapport avec ce Sulak dont on lui parle, a fortiori avec
l’évasion du Corail, mais en France, à Charenton, chez sa nouvelle
conquête (le même genre que la précédente, jolie fille de notable
qui se donne des frissons), on trouve des armes, des munitions, des
explosifs et des détonateurs. Ça ne fait pas très guichetier de la
Poste ni cordonnier. On trouve aussi une paire de menottes
numérotées qui appartenaient à l’un des gendarmes du train, ça
pèse. Il sera jugé à Montpellier, passera à cette occasion par la
cellule 26, dont Bruno a fait évader Jean-Louis S., celle des
condamnés à mort autrefois, un hasard, et prendra quatre ans (il
les fera jusqu’au bout, sans un jour de remise de peine), alors
qu’il n’a jamais avoué sa participation à l’évasion du train et n’a
pas dit un mot sur le pistolet MAC 50 et Anthony Delon (ni les
policiers ni les juges ne lui ont d’ailleurs jamais posé la moindre
question à ce sujet).