24
Le samedi 14 octobre 1978, à 9 h 25, ils garent la Simca 1100 que Bruno a volée la veille (il lui reste de bonnes bases de ses années marseillaises, et rien n’est plus facile à prendre qu’une Simca 1100 – il fera par la suite quasiment tous ses braquages avec ce modèle très pratique) sur le parking du supermarché Mammouth d’Albi. Ils ont laissé une Renault 30, louée par Bruno Dibon à Périgueux au début de la semaine, à un peu plus d’un kilomètre de là. Ils sont à Albi depuis plusieurs jours, dans un hôtel, ils ont fait des repérages minutieux à l’intérieur et autour du supermarché (c’est un premier hold-up, ça stresse un peu, mieux vaut prendre des précautions) et savent que le fourgon qui vient récupérer la recette passe à 10 heures. Depuis le jeudi, la tension montait comme le mercure dans un thermomètre au soleil. Yves, bien que casse-cou, était inquiet, nerveux, pas tranquille – mais décidé. Bruno, lui, semblait simplement très concentré, plus dense d’heure en heure. Pour se détendre, il faisait du roller dans les rues d’Albi. Les passants le regardaient étonnés, c’était la première fois qu’ils voyaient ce genre de patins à roulettes.
Ils n’ont pas eu de mal à se procurer des armes, Bruno a passé quelques coups de téléphone à Marseille, rencontré quelques anciens amis, promis quelques billets, et récolté deux calibres corrects, ni très neufs ni très efficaces peut-être, mais suffisamment impressionnants. De toute manière, s’il n’a qu’une certitude, c’est qu’ils ne s’en serviront pas.
Ils entrent dans le supermarché en clients ordinaires – àpeu près : ils portent un gros blouson tous les deux, celui d’Yves est marqué d’un logo Perkins (je ne suis pas particulièrement pointilleux sur la mode (je ne donne pas, par exemple, la marque de ses chaussures ni le prix de son jean, j’ai toute ma tête), mais Perkins, c’est important – sa femme Brigitte le lui a acheté deux semaines auparavant à Périgueux), et chacun a une cagoule dans une poche, un flingue dans l’autre. Ils sont lancés maintenant, sans craintes ni doutes, comme sur la moto à pleine vitesse. Yves remarque que Bruno, le garçon si aimable et décontracté qui plaisante tout le temps, s’est métamorphosé brusquement dès leur entrée dans le magasin : il est froid, dur. Dans le même état que lorsqu’il attendait le signal pour l’assaut du car à Djibouti.
Ils se promènent dans les rayons pour s’assurer que rien ne cloche, qu’il n’y a pas une prolifération anormale de vigiles ni un petit troupeau de flics en goguette, Yves choisit un trente-trois tours de Jacques Brel, Les Marquises, et passe en caisse avec. Il en profite pour prendre un grand sac « Mammouth écrase les prix ».
Au même instant, à 9 h 40, deux caissières pénètrent dans le bureau vitré de la caisse centrale. Elles s’appellent Marie-Claire Astié et Claudine Repoux. Bruno, qui guettait tout près, enfile sa cagoule rapido, sort son pistolet, fait trois grands pas et les pousse pour entrer derrière elles. Il est obligé de se montrer sec et déterminé, il faut qu’elles comprennent qu’il ne vient pas pour grignoter une tartelette avec elles, mais il ne veut pas les brutaliser, ni même les affoler.
— On est là juste pour l’argent, ne vous inquiétez pas.
Yves a mis sa cagoule au moment où Bruno entrait derrière les deux femmes et vient de le rejoindre dans le bocal. Il regarde derrière lui, plusieurs clients ont compris ce qui se passait, une vieille pousse un cri, il faut faire vite. Bruno paraît calme, ses gestes sont sûrs. Il a bien calculé le coup : le directeur du magasin est en train de compter l’argent qu’il aurait dû remettre au transporteur de fonds si la matinée s’était déroulée normalement. Sans un mot, Bruno braque son flingue sur lui, au niveau de la tête, en le fixant de son regard sombre, et lui tend le sac Mammouth qu’Yves vient de lui passer. Ce dernier surveille les deux caissières pétrifiées, la porte du bureau, les clients de l’autre côté de la vitre.
En moins de deux minutes, c’est fait. Ils ressortent sans se presser, sans courir, Yves devant, crispé, Bruno derrière avec le sac qui contient la recette et Les Marquises, toujours concentré, le pistolet levé devant lui, prêt à le pointer dans n’importe quelle direction :
— N’ayez pas peur !
Ça ne doit pas être évident, de ne pas avoir peur, mais le conseil ne mange pas de pain. Personne ne bouge autour d’eux. Dès les portes du supermarché passées, ils se précipitent vers la voiture, Yves se met au volant et démarre à la Steve McQueen (à la Steve McQueen en Simca 1100) : il a été décidé que ce serait lui qui conduirait pour partir, c’est un excellent pilote (d’ailleurs, il participera des années plus tard à des courses de rallye, avec une certaine réussite). Ils n’échangent pas une parole jusqu’à la Renault 30, se garent juste derrière après avoir vérifié que personne ne les suivait, ôtent vite leurs cagoules et leurs blousons, laissent le tout dans la Simca (pas de problème avec l’ADN, à l’époque) qu’ils abandonnent, et prennent la route de Périgueux, à plus de deux cents kilomètres de là. Maintenant, ils respirent et se lâchent, hurlent et chantent dans la voiture, c’était si facile.
Bruno a conscience qu’il vient de franchir une porte qui ne s’ouvre peut-être pas dans l’autre sens, il n’est pas écervelé, mais il ne sait pas l’importance que prendra un jour pour lui, dans cinq ans et demi, le poids écrasant que deviendra pour lui ce premier petit hold-up de rien du tout, à Albi, cette bravade de jeune homme intrépide.
Ils s’arrêtent sur une petite route après Caussade et comptent l’argent : 293 600 francs, dont près de 100 000 en chèques – qu’ils déchirent et jettent dans une poubelle cinq cents mètres plus loin, non sans un certain plaisir, une petite bouffée de joie sociale : ça fera pas mal de caddies gratuits, de clients qui mangeront à l’œil sur le dos du mammouth. « C’est notre tournée, m’sieurs dames. »