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Ayant essuyé quelques remontrances de
principe et de bonne guerre de la part de son père, Stanislas a
cherché ce qu’il pourrait faire dorénavant. Le mouvement étant
toujours une issue possible (c’est ce que s’étaient dit ses parents
en Pologne), il s’en est allé seul vers le sud, où ce serait
probablement mieux, peu avant ses dix-sept ans. Mais il s’est fait
rattraper avant même de partir : lorsqu’il a quitté la
Lorraine, les Polonais ne pouvant tout de même pas se mettre à
faire ce qu’ils voulaient où ils voulaient, on lui a donné une
carte d’ouvrier agricole (la malédiction), et qu’il s’estime
heureux. En arrivant près de Salon-de-Provence, ils’est donc mis
aussitôt, bien obligé, au service d’un paysan du coin qui, la
surprise est rare sur terre, n’était pas particulièrement souple
sur les horaires, ni large sur le salaire. Et vlan, passe-moi la
bêche. C’était bien la peine de traverser la France.
Ce qui lui faisait envie, à Stanislas, au
fond de lui, sous les couches de docilité forcée, c’était le sport,
et surtout la boxe. Il était vif et costaud, il pesait déjà
soixante-seize kilos, il ferait un bon poids moyen. Aussi, quelques
mois plus tard, quand on lui a parlé d’une salle à Miramas qui
cherchait du sang et du poing neufs, il a envoyé le paysan sur les
roses et s’est rendu dans cette ville voisine avec ses économies
(l’avantage du boulot de mule quinze heures par jour, c’est qu’on
ne risque pas de tout claquer dans les loisirs), il s’est inscrit à
la boxe et s’est mis à chercher un travail quelconque, tout sauf la
patate. Mais le premier employeur qui ne l’a pas envoyé paître (ils
avaient le mépris facile, dans le coin – au moins, en Lorraine,
hormis le basset malveillant de la fonderie, la plupart des gens se
montraient compréhensifs) lui a gentiment conseillé de faire un
tour à la mairie, car il y avait un souci. Là, un fonctionnaire
gorgé de suffisance qui lui rappelait le basset, mais avec un
épouvantable accent de pastis (Stanislas plissait involontairement
le front pour essayer de comprendre ce qu’il disait), l’a remis à
sa place :
— Vous avez une carte d’ouvrier
agricole, vous devez travailler dans l’agriculture, vous retournez
à la campagne.
Stanislas Sulak sentait qu’il n’allait pas
tarder à en avoir marre. Il a tendu ses deux mains vers le maître
méridional de l’orientation des vies :
— C’est écrit sur mes mains, que je
suis paysan ?
— Vous n’êtes pas français, on vous
dit de travailler dans l’agriculture, vous travaillez dans
l’agriculture et vous dites merci.
Qu’ils aillent au diable, c’est le plus
simple. Cette fois, Stan n’a rien fracassé dans le bureau, il est
sorti stoïque (mais il reviendrait un jour, moins calme, avec deux
mots à dire à ce bon citoyen en tergal). Il n’est pas retourné à la
campagne. Il a profité de ses économies pour consacrer les six mois
suivants à la boxe, il se débrouillait bien, il aimait ça, ne
travaillait pas et se promenait, la belle vie, dans les rues de
Miramas – sans le savoir, jeune homme insouciant, il a dû passer
devant la maison où son fils se cacherait, à plus de trente ans de
là dans le futur.
Mais l’argent, c’est comme tout, ça ne
dure pas – ça dure même un peu moins que le reste, c’est dire. Sans
un sou et sans autre espoir professionnel que le calvaire
champêtre, navets et compagnie, il a fait ce qu’aurait fait, dans
sa situation d’immigré, n’importe quel amateur de sport que ne
tentait ni le banditisme, ni le gigolisme, ni la cloche ni la
soutane : il s’est présenté à la Légion étrangère, à
Marseille. Mais là non plus, la poisse ne lâche pas comme ça, il
n’a pas été très bien reçu. Dès son arrivée, on a soupçonné le
Polonais d’être envoyé en infiltration par les communistes pour
mettre le bazar. Décidément, ce n’était pas pratique, polonais. Il
a essayé de leur expliquer qu’il ne parlait même pas polonais, ça
ne les a pas beaucoup intéressés. La grande brute qui était chargée
de recueillir sa candidature ne ressemblait en rien, physiquement
du moins, aux deux petits cadors de la fonderie et de la mairie. Et
ça tombait mal, car il ne s’exprimait pas qu’avec des mots :
dans le bureau de recrutement, mieux valant prévenir que guérir, il
s’est mis à frapper Stanislas en le traitant de sale coco, et pas
des mandales d’opérette. Évidemment, Stanislas ne pouvait pas
riposter, il n’était pas en territoire amical, les légionnaires ne
sont pas des séraphins, surtout quand on les irrite. Mais il avait
une enfance dans l’Est et six mois de boxe derrière lui, il
encaissait presque sans broncher et attendait que ça
s’arrête : il avait la tête à vingt centimètres du mur, elle
ne l’a pas touché une fois. Ce qui rendait malheureusement le
cogneur encore plus violent, enragé d’impuissance. Les coups
pleuvaient comme à Gravelotte (au passage, c’est tout près de la
fonderie de Pont-à-Mousson, Gravelotte (Stanislas était comme chez
lui, le grand couillon pouvait toujours taper)).
La raclée s’est enfin achevée, faute de
réaction de la victime, corps mou qui n’avait plus qu’une phrase en
tête, tourbillonnante : « Ces types sont
fous. »
Il a compris que ce n’était pas pour lui,
la Légion. Il se présente, il n’a rien fait, on lui démolit le
portrait. Ces types sont fous. Plus tard dans l’après-midi, il a
repéré une fenêtre qui donnait sur la rue et s’est dit qu’il allait
s’enfuir par là, la nuit ou le lendemain. Mais la nuit, il a senti
(l’instinct du Polonais en danger) qu’il n’était pas prudent de
s’aventurer dans les couloirs obscurs, et le lendemain matin, quand
il a répondu présent à l’appel de son nom, Sulak, on l’a envoyé
directement au bureau, où l’attendaient les papiers à signer. Il a
signé, n’osant pas se mettre à courir vers la sortie. Il a signé
sept fois, au bas de sept feuilles. Puis il s’est dit :
« J’ai signé, faut honorer. » Il était engagé dans la
Légion.
Bien sûr, on ne sait jamais les
conséquences qu’auront nos actes, mais avec le recul, on peut dire
avec certitude que ces sept signatures de Stanislas, qui pensait
simplement s’être mis dans le pétrin, ont tracé à l’avance, en
détail, la courte vie de Bruno Sulak.