36
Les caissières et les clients paniquent en cette année 1980 (aujourd’hui encore, on voit rarement des personnes siffloter Papayou Lélé quand ils se font braquer, ce n’est jamais une expérience très relaxante (je sais de quoi je parle, j’ai eu le canon d’un P38 enfoncé sous le menton par un tueur de deux mètres dix (il m’a semblé), j’en parlerai encore à mes petits-enfants quand je serai vieux (çase passait la nuit dans le bois de Boulogne, je leur dirai que c’était devant le Louvre)), mais en cette année 1980 et dans le sud de la France, c’était encore pire), car neuf mois plus tôt, le 22 décembre 1979, trois jeunes caissières ont été abattues d’une balle dans la nuque dans la salle decomptage du Mammouth de Béziers : Sylvie Maurel, Josette Alcaraz, vingt-sept ans toutes les deux, et Renée Chamayou, vingt-neuf ans. Joseph-Thomas Recco, dit Tommy, un Corse né à Propriano en 1934, sera condamné à la réclusion criminelle (c’est le mot) à perpétuité pour ce triple meurtre (dont il s’est toujours dit « innocent comme Jésus-Christ »), qui lui a permis, si la justice ne s’est pas trompée, d’empocher les 630 000 francs de la recette. Deux ans avant le massacre, il est sorti de prison en liberté conditionnelle, après avoir été condamné une première fois à perpétuité en 1962 (d’abord à la peine de mort, avant d’être gracié par le général de Gaulle) pour le meurtre d’un garde maritime, Antoine Casabianca, qui l’avait surpris en train de pêcher à la dynamite à Propriano, le 28 octobre 1960 : par peur de se voir infliger une amende, il a tiré sur le garde, qui était accessoirement son parrain, et l’a achevé en le frappant avec la crosse de son fusil, puis avec une grosse pierre.
Moins d’un mois après l’hécatombe du Mammouth de Béziers, le 18 janvier 1980, il tue un homme, Gilles Le Goff, à Carqueiranne, dans le Var, puis sa fille de onze ans, Sandrine, pour ne pas laisser de témoin, ainsi qu’un voisin, Jacques Coutrix, qui venait voir ce qui se passait. Il est interpellé le lendemain, reconnaît les faits, mais se rétracte quand il apprend que l’arme, un Smith et Wesson calibre .38, a été identifiée comme étant la même que celle qui a servi à exécuter les trois caissières de Béziers. Trente-deux ans plus tard, incarcéré à Borgo, en Corse, après avoir passé l’essentiel de sa peine à Clairvaux, il se dit toujours innocent comme le Christ (sa mère, Micheline, a été d’accord avec lui jusqu’à sa mort : « Nous sommes comme le bon Dieu sur la croix ») et a demandé sa libération pour raisons médicales.
Tommy Recco vient d’une famille ni très posée ni très chanceuse. L’un de ses frères, Ernest-Toussaint, un pêcheur de corail qui avait épaté le commandant Cousteau (et dont la mère peu mesurée disait qu’il resterait, dans l’Histoire, « aussi célèbre que Napoléon »), a été assassiné en 1973 par le mari de sa sœur, Francine, qui est morte, elle, quelques mois plus tard, en tombant mystérieusement d’une échelle. Un autre de ses frères, Pierre, qui se trouvait avec Tommy quand il a descendu son parrain, s’est fait abattre par deux hommes en 1976, sur la plage de Tizzano, au sud de Propriano. Un troisième, Paulin, a perdu la vie de manière plus ordinaire, dans un accident de voiture. Un quatrième est mort bébé, juste après avoir vu le jour. Sa deuxième sœur a passé toute sa vie dans un hôpital psychiatrique. Et son dernier frère encore vivant, Antoine, a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour le meurtre, le 26 septembre 1981, de deux jeunes filles de vingt et un ans, Isabelle Gauchon et Geneviève Clément, des vacancières qu’il avait emmenées sur son bateau (qu’il a baptisé, en hommage à la gloire immortelle de la famille, L’Ernest-Toussaint) et tenté de séduire, en vain, avant de les étrangler et de les jeter à la mer, au large de Porto-Pollo (la mère Recco, inébranlable, était certaine de son innocence, et donnait pour preuve une anecdote : « Un jour, il a promené sur sa barque des enfants d’une colonie de vacances, et les a tous ramenés vivants »). Antoine est également soupçonné, mais sans preuves suffisantes pour donner lieu à un procès, d’avoir tué de la même manière et pour la même raison une Américaine et son fiancé niçois, ainsi qu’une jeune femme et son fils de huit ans, et quelques fugueuses. Il a été libéré en mai 2010 pour raisons médicales.
Tout cela n’est pas du tout le genre de Bruno.