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Le samedi 11 décembre, à sept heures et demie du matin, rue des Bernardins, un cavalier dont le manteau drapé cachait le pourpoint et la figure, s'approcha du carrosse dans lequel Guy Joly, conseiller au Châtelet et syndic des rentiers de l'Hôtel de Ville, venait de monter. S'appuyant contre la portière, il déchargea à bout portant un pistolet d'arçon. La fumée enveloppa suffisamment la voiture pour que Joly fasse disparaître la paille protégeant son bras et que l'agresseur puisse se sauver à toute bride. Dans la surprise et l'obscurité, personne ne reconnut M. d'Estainville, écuyer du marquis de Noirmoutier. Un des conjurés.
Ameutée par les cris de quelques frondeurs postés là comme par hasard, une foule s'amassa immédiatement. On se mit à plusieurs pour descendre la victime inconsciente et la transporter jusqu'à la boutique d'un barbier chirurgien, au bout de la rue des Bernardins, en face de la rue Saint-Nicolas-du-Chardonnet.
L'homme de l'art déshabilla Guy Joly et découvrit au bras gauche une mauvaise plaie, à l'endroit où les balles étaient passées ; une blessure que le syndic s'était infligée lui-même la nuit précédente, avec de la poudre. Le chirurgien ne douta point que ce ne fût un coup de feu. Il posa un pansement pendant que, dans la rue, des partisans du duc de Beaufort affirmaient que l'entreprise ne pouvait venir que de la Cour et du cardinal Mazarin, eux qui cherchaient à se défaire des syndics.
Louis Charton, président à mortier au Parlement et l'un des syndics vus par Gaston et Louis à l'Hôtel de Ville, habitait en face de l'endroit d'où le coup de feu était parti. Colonel du quartier1, mais ignorant tout de la cabale, il fut persuadé qu'on voulait l'assassiner comme Joly. Immédiatement, il rassembla la milice et fit battre le tambour.
L'ensemble du quartier s'agita, la populace sortit des maisons et des boutiques. Quand la foule fut suffisante, les meneurs l'entraînèrent jusqu'au Palais, criant toutes sortes de menaces contre Mazarin et le prince de Condé.
Au Palais de Justice, la horde pénétra dans la chambre de la Tournelle. Quelques frondeurs, membres du complot, affirmèrent avec aplomb qu'on leur avait aussi tiré dessus, que Joly était mort et qu'il fallait, sur le champ, décréter une prise de corps contre le Mazarin qui s'attaquait maintenant ouvertement aux syndics des rentes après avoir tenté de les museler au profit de ses amis les grands voleurs financiers.
Le président Charton exposa, avec une immense émotion, le danger (imaginaire) auquel il venait d'échapper. Il exigea des gardes du corps. Broussel, encore plus effrayé, proposa que l'on ferme les portes de la ville. Pendant ce temps, l'un des conjurés, le marquis de La Boulaye, parcourait les rues à cheval avec une trentaine d'hommes, tous épée haute, faisant un grand tumulte, criant qu'on assassinait le duc de Beaufort et appelant le peuple aux armes afin de défendre les bons citoyens qu'on voulait égorger.
Seulement, cette fois, le petit peuple parut indifférent. Peut-être était-il las de la guerre civile ou tout simplement ne se sentait-il pas concerné par les préoccupations des rentiers, tout de même riches bourgeois.
En même temps, quelques conseillers du Parlement soupçonnaient déjà que l'assassinat de Joly relevait de l'imposture.
C'est au milieu de la matinée que le cardinal Mazarin fut avisé de l'agression et du tumulte régnant au Palais, comme dans les rues alentour. Il envoya aussitôt des gens à lui se renseigner, mais fut vite rassuré par le prévôt des marchands venu au Palais-Royal le prévenir qu'aucune émeute n'avait éclaté et que les boutiques n'avaient même pas été fermées.
En vérité, cette agitation concernait seulement l'île de la Cité, la rive droite s'y montrant complètement indifférente. Le prince de Condé, qui se trouvait à l'hôtel de Longueville, fut à son tour averti en fin de matinée. Comme il recevait des rapports contradictoires, il décida de se rendre plus tôt au Palais-Royal où devait se tenir à quatre heures la réunion du Conseil d'État relative au traité sur les biens de Mondreville.
Le Prince bouillait de colère. Cela faisait des semaines qu'il s'irritait contre les assemblées des rentiers de l'Hôtel de Ville où l'on tenait des propos injurieux contre lui. Plusieurs fois, il avait demandé au cardinal d'employer la manière forte, et comme toujours Mazarin avait biaisé et laissé faire. Cela devait cesser !
Au Palais-Royal, Condé et le cardinal eurent donc une nouvelle discussion orageuse. Le premier déclara au ministre que s'il avait été plus sévère, rien ne serait arrivé, tandis que Mazarin lui répondait que l'arrestation de Broussel avait déjà provoqué suffisamment de troubles, l'année précédente. En réalité, Mazarin voyait avec plaisir cette discorde entre le Prince et le peuple et ne manquait pas de l'envenimer en lui rapportant tout ce qui pouvait le blesser davantage.
Mais comme Condé exigeait qu'on envoie des troupes, le cardinal lui montra les rapports rassurants juste reçus de ses espions : il n'y avait pas d'émeute, et si les amis de Paul de Gondi faisaient toujours grand fracas autour du Palais, aucune sédition n'éclatait et aucune barricade n'avait été dressée.
*
Louis Fronsac et Gaston de Tilly arrivèrent un peu avant quatre heures au Palais-Royal. Louis avait quitté Mercy le matin même pour se rendre chez Gaston. Après avoir dîné, ils avaient vérifié, une ultime fois, les pièces de l'accord devant être entériné par le Conseil d'État. À aucun moment ils n'entendirent parler des troubles autour du Palais de Justice, d'ailleurs déjà calmés. Ils partirent avec le carrosse de Gaston, escorté par Bauer.
C'est donc seulement au Palais-Royal qu'ils apprirent l'attentat contre Joly et sa mort. Louis en fut atterré. D'abord parce qu'il connaissait Joly et que la nouvelle de son assassinat l'affectait profondément. Ensuite, car on prétendait l'attentat préparé par Mazarin, ce qu'il se refusait à croire tant faire couler le sang n'était pas dans la nature du ministre.
Fronsac et Tilly attendaient dans une antichambre, commentant à voix basse l'incroyable agression, quand Toussaint Rose vint les chercher. Si le premier secrétaire de Mazarin avait souvent une expression angélique, qu'il essayait de masquer par un air martial, cette fois il arborait un vrai sourire.
— Monsieur de Tilly ! Monsieur Fronsac ! Quel bonheur de vous rencontrer dans de meilleures circonstances que les fois précédentes ! Venez avec moi, Son Éminence vous attend.
— Savez-vous quelque chose au sujet de la mort de Joly ? s'enquit Gaston en suivant le secrétaire.
— La mort ? Quelle mort ? plaisanta Toussaint Rose. Monsieur Joly est bien vivant, rassurez-vous ! Selon les rapports que nous avons reçus, il semble qu'il s'agisse d'une misérable imposture conduite par le coadjuteur pour soulever Paris. Mais la sédition vire à l'échec, car tout le monde s'est rendu compte du mensonge.
Un faux guet-apens ? Gaston et Louis se regardèrent, sidérés. Connaissant Gondi, une telle affaire était déjà plus vraisemblable qu'un crime commis par Mazarin. Mais si cela s'avérait, le coadjuteur allait être déconsidéré et perdrait probablement sa charge ainsi que tout espoir de devenir archevêque de Paris.
Ils n'eurent pas le temps d'en parler plus, car un laquais ouvrit une porte. Rose les fit entrer dans une vaste antichambre qu'ils traversèrent avant de pénétrer dans une salle immense sur laquelle ouvrait une longue galerie de parade.
Le Conseil se tenait dans le cabinet de travail où Louis avait pour la première fois rencontré Ganducci. Une salle où Mazarin exposait ses trésors afin de montrer à ses visiteurs sa richesse et son bon goût. L'endroit ressemblait à un bric-à-brac de consoles et cabinets en bois rare, ou magnifiquement peints, supportant bustes antiques, bronzes et coupes de porphyre. Un mur entier était occupé par une bibliothèque à colonnes corinthiennes emplie d'in-quarto reliés en pleine peau aux armes du cardinal. Des tableaux, des plus grands maîtres, s'alignaient côte à côte le long des autres murs. Tapis de Turquie, de Perse ou de Chine recouvraient les parquets sur plusieurs épaisseurs.
Un feu d'enfer brûlait dans la profonde cheminée de marbre. Le ministre, en robe écarlate et chapeau carré, était assis sur un fauteuil tapissé entre le prince de Condé et le chancelier Séguier, devant une immense table de travail. En face d'eux, sur une banquette, se tenait Le Tellier.
— Entrez, messieurs, s'exclama Mazarin avec un fort accent sicilien, nous n'attendions que vous !
Ils s'inclinèrent profondément, chapeau à la main. Condé afficha un maigre rictus. Séguier et Le Tellier, un sourire chaleureux.
— Monsieur devait être avec nous, poursuivit Mazarin, mais la goutte le cloue au palais d'Orléans. Monsieur Rose lui adressera un compte rendu de nos décisions. N'est-ce pas Votre Altesse ? demanda-t-il au prince de Condé, avec une obséquieuse déférence.
Le Prince eut un sévère hochement de tête.
— Asseyez-vous ici, proposa le cardinal, désignant deux chaises.
Puis, il fit signe à Toussaint Rose, ayant pris place sur la banquette à côté de Le Tellier, de commencer.
Le secrétaire rappela alors les éléments de l'affaire, le vol des tailles de 1617 et la décision de confiscation des biens des voleurs. Il parla ensuite du traité proposé par Louis Fronsac sans faire allusion aux dédommagements destinés à Gaston de Tilly.
Le ministre laissa alors la parole à chacun, demandant au Prince de s'exprimer le premier.
— J'ai toute confiance en monsieur Fronsac et en monsieur de Tilly, commença solennellement Louis de Bourbon. J'ai encore fort vif le souvenir d'un service qu'ils m'ont rendu, ajouta-t-il énigmatiquement. Le traité de monsieur Fronsac me convient donc parfaitement, pour autant que le demi-million soit bien versé au trésorier de l'Épargne (froncements de sourcils de Mazarin), mais je voudrais qu'il leur soit aussi remis une lettre de satisfaction de Sa Majesté au sujet de leur conduite, de leur courage et de leur perspicacité pour avoir résolu, si élégamment, cette vieille affaire et avoir châtié ces deux bandits.
À la demande de Mazarin, le chancelier Séguier prit la parole.
— La proposition de monsieur Fronsac m'agrée. J'ajoute que je suis très satisfait de la façon dont ils ont gagné ce procès inique conduit par quelques magistrats du parlement de Rouen qui semblent avoir mal digéré la défaite des frondeurs.
Le Tellier, beaucoup plus bref, déclara qu'il demanderait personnellement à la reine une lettre de satisfaction pour Fronsac et Tilly.
Mazarin eut alors un franc sourire, pour autant qu'il fût capable d'en avoir un.
— Nous allons donc examiner et signer les papiers de cette affaire. Je vous l'ai dit, monsieur Rose va écrire un mémoire sur cette réunion. Monsieur Fronsac et monsieur de Tilly, il serait judicieux que ce soit vous qui les portiez à Mgr d'Orléans. Vous pourriez ainsi être à même de répondre à toutes ses questions. Je profiterai de cette lettre pour lui raconter les événements qui se sont produits aujourd'hui2.
*
C'est alors qu'on gratta à la porte.
Rose interrogea le cardinal du regard, lequel lui fit signe d'aller ouvrir.
C'était le prévôt des marchands qui revenait en compagnie de M. Servien et de son neveu Hugues de Lionne, un des secrétaires de Mazarin. Fronsac avait rencontré les deux hommes lors de l'affaire d'espionnage durant laquelle il avait failli perdre la vie3. Servien, ancien ambassadeur, était un homme au physique ingrat, borgne de surcroît, dont on disait Servien n'a qu'un œil, mais il a deux mains ! sans savoir s'il s'agissait d'une allusion à sa redoutable efficacité ou à sa rapacité. Quoi qu'il en soit, le traité de Westphalie, immense succès de la diplomatie de Mazarin, était son œuvre. Quant à son neveu, toujours vêtu à la dernière mode et couvert de rubans multicolores, bien qu'ayant tout du petit-maître des salons précieux, il dirigeait l'espionnage du ministre.
— Nous sommes en conférence ! grogna sèchement Condé.
— Je le sais, Votre Altesse, s'excusa Servien en s'inclinant très bas, mais ce que vient de nous rapporter monsieur le prévôt des marchands est d'une extrême gravité.
— Parlez donc !
— Des rumeurs circulent comme quoi ceux qui ont attaqué monsieur Joly veulent aussi occire Monsieur le Prince. Un guet-apens serait prévu contre vous sur le pont Neuf, déclara Servien, s'adressant à Condé.
— Ridicolo ! rétorqua Mazarin. Tout cela n'est que comédie ! Joly se porte comme un charme ! Où en est la soi-disant émeute ?
— C'est vrai, l'émeute n'a pas éclaté, monseigneur, reconnut le prévôt des marchands, mais le bruit court, en effet, que monsieur de Beaufort et le coadjuteur ont fait tenir des gens à la place Dauphine pour assassiner monseigneur lorsqu'il s'en retournera à l'hôtel de Condé.
— Je vais envoyer quelques Suisses nettoyer cette canaille, décida la cible.
— Monseigneur, intervint Mazarin, tout cela est ridicule ! Envoyer des troupes donnera l'impression que nous prenons au sérieux leur comédie. Laissons plutôt Gondi et Beaufort s'enfoncer dans leur manœuvre. Le ridicule les perdra bien plus sûrement que la force qui en fera des martyrs.
Si le Prince craignait quelque chose, c'était le ridicule ! Il resta donc incertain.
— Nos espions sont sûrs d'eux, monseigneur ! insista Hugues de Lionne. Une dizaine d'hommes armés se trouverait place Dauphine.
— Je vous déconseille pour le moins de passer par là quand vous retournerez à votre hôtel, monseigneur, proposa Servien.
— Dans ce cas, je prendrai le pont au Change.
— Rien ne dit qu'il n'y a pas un autre guet-apens là-bas, intervint Gaston de Tilly, qui prenait la menace au sérieux. Il est aisé de préparer ce genre de traquenard sur n'importe quel pont de Paris.
Servien approuva et chacun recommanda au Prince de passer la nuit sur cette rive tandis que ses carrosses rentreraient à vide à l'hôtel de Condé, ce qui permettrait de savoir si se fomentait bien un projet d'attentat.
— C'est une solution acceptable, reconnut Mazarin.
— Je coucherai chez ma sœur, à l'hôtel de Longueville, décida Condé. Laissez-nous maintenant, nous avons à terminer.
*
Servien et ses compagnons sortirent.
— Voici l'accord préparé par mon père, le notaire Pierre Fronsac, monseigneur, ainsi que la lettre de change de Pierre Tallemant de Boisneau, directeur de la banque Tallemant. La somme de un demi-million est d'ores et déjà disponible, dit Louis.
— Et voici deux actes notariaux énumérant les possessions respectives de monsieur Mondreville et de monsieur Bréval, ajouta Toussaint Rose. Parmi elles se trouvent plusieurs fiefs avec les privilèges et les droits attenants, dont celui de Mondreville. Ceci est la décision de confiscation de ces biens au profit de la Couronne, prise il y a trois jours au Conseil d'État. Les notaires en ont connaissance. La justification en est que ces biens ont été obtenus par le vol de la recette des tailles en 1617. Monsieur le chancelier l'a déjà signée.
Les documents circulèrent. Si Condé les lut attentivement, Mazarin en avait déjà eu connaissance, car il les parcourut rapidement.
— Enfin, ceci est la lettre par laquelle la Couronne accorde la propriété pleine et entière des biens de messieurs Bréval et Mondreville énumérés dans ces documents en échange de la somme de un demi-million de livres, ajouta Rose. Monsieur de Tilly paiera en sus tous les frais au trésorier pour ces nouveaux acquêts.
Il fit alors passer deux encriers et des plumes déjà taillées.
Chacun apporta son paraphe. Quand les documents passèrent devant Louis, il les relut complètement et vérifia que le courrier de confiscation et celui d'attribution à Gaston étaient bien signés Louis, même si Rose disposait de la signature du roi4.
Les papiers étant en plusieurs exemplaires, ces paraphes prirent du temps.
— Monseigneur, dit Mazarin à l'attention du Prince quand tout fut terminé, je propose en sus que monsieur de Tilly garde le titre de seigneur de Mondreville, que ses ancêtres ont porté dans le passé, puisqu'il sera le possesseur du fief.
Condé acquiesça avec un sourire envers Gaston, devenu aussi rouge que ses cheveux.
Il y eut une nouvelle lettre que Condé signa et qui fut glissée à Gaston de Tilly. Le chancelier, le roi et Le Tellier l'avaient déjà paraphée.
— J'ai enfin une lettre qui accorde la lieutenance du prévôt de Rouen pour le bailliage de Vernon à monsieur de Richebourg avec une pension de mille livres par an.
— Je ne connais pas ce Richebourg, fit le Prince en fronçant les sourcils.
— C'est un jeune gentilhomme de grande qualité, monseigneur, intervint Fronsac. Il nous a aidés à résoudre cette sombre affaire. Le fils de Mondreville s'est attaqué à lui et a tué son domestique. Vous pouvez être assuré de sa fidélité.
— Je veux bien vous croire, monsieur Fronsac, puisque j'ai toujours eu à me louer de vous avoir fait confiance, mais je veux que vous me le présentiez. Je signerai cette lettre ensuite.
La réunion étant terminée, pour eux tout au moins, Fronsac et Tilly se retirèrent et retrouvèrent Bauer qui les attendait dans une galerie. Ignorant le moment où le cardinal leur ferait passer la lettre pour le duc d'Orléans, ils se rendirent à une buvette, dans une des cours. Le temps était clair et la nuit déjà tombée.
*
Vers sept heures, ils virent partir le prince de Condé entouré de ses officiers. Un peu plus tard, Toussaint Rose les rejoignit.
— Voici la lettre, dit-il en la tendant à Fronsac. Monsieur le Prince a donné ordre de préparer ses deux carrosses, qui partiront dans un moment pour son hôtel. Avec ces troubles, il serait prudent que vous alliez avec eux. À l'hôtel de Condé, vous ne serez qu'à quelques pas du palais d'Orléans.
— Le Prince ne rentrera pas de la nuit ? s'étonna Gaston.
— Non. De plus, il a changé d'avis et n'ira pas chez sa sœur. Il part chez le baigneur Prud'homme qui, comme vous le savez, dispose de quelques chambres pour ceux qui veulent dormir chez lui en discrétion.
Bauer alla prévenir le cocher de Gaston et les trois carrosses démarrèrent un peu avant huit heures.
*
Petit-Jacques, Bertrand L'Écorcheur, Sans-Chagrin et cinq autres truands, tous à cheval, étaient arrivés sur le pont Neuf au lever du soleil.
Durant une partie de la matinée, ils l'avaient arpenté d'un bout à l'autre, s'arrêtant plusieurs fois devant le singe savant de Brioché5, se moquant des malheureux hurlant de douleur pendant qu'on leur arrachait une dent, appréciant les spectacles des comédiens en pantalon de fantaisie et avec épées de bois, s'amusant des saltimbanques montreurs d'ours, écoutant les colporteurs débitant sans cesse leurs appels accompagnés de tambours.
Petit-Jacques avait du mal à s'habituer au vacarme infernal de la foule qui se pressait sur les larges trottoirs, devant les baraques des camelots.
— À mort les rats ! glapissait sans cesse un chasseur de rongeurs.
— Bonne graisse de pendu qui soigne les maux de reins ! hurlait un charlatan.
— Régalez-vous ! Régalez-vous ! chantait la vendeuse de billets de loterie.
— Mes châtaignes ! Bonnes mes châtaignes !
La chaussée était continuellement encombrée par les carrosses et charrettes dont les cochers et conducteurs s'invectivaient.
Si le pont était le principal passage entre les deux rives, beaucoup n'y venaient que pour s'y promener, faire le badaud, acheter des drogues, vendre des objets volés ou trouver une de ces fraîches puterelles se faisant passer pour des servantes ou des lingères.
En tout cas, ce matin-là, aucun signe du début d'une émeute.
Pourtant, sur le coup de dix heures, une cavalcade déboula du quai de l'Horloge. C'était une bande de cavaliers conduits par le marquis de La Boulaye qui appelaient aux armes, car, criaient-ils, les sbires du Sicilien venaient d'assassiner le syndic Guy Joly et d'autres fidèles du coadjuteur et du duc de Beaufort.
Les voyant passer, Petit-Jacques et ses larrons se tinrent prêts, mais les clameurs suscitèrent seulement de l'indifférence. La troupe de cavaliers s'arrêta à la barrière des sergents, devant la Samaritaine6, où l'officier de garde avait mis ses soldats en alerte. La Boulaye et ses hommes firent alors demi-tour et disparurent.
L'émeute avait fait long feu. Rien ne se passait comme Fontrailles l'avait annoncé. Petit-Jacques se perdait en conjectures.
À onze heures, les truands retournèrent place Dauphine et s'installèrent sous les arcades de chez Mignolet, le marchand de vin.
Après s'être fait porter à dîner, ils retournèrent sur le pont où la circulation et le vacarme étaient toujours les mêmes. Ne découvrant aucun signe d'émeute, ils revinrent place Dauphine.
Là, vers les quatre heures de l'après-midi, des bourgeois les ayant remarqués leur demandèrent ce qu'ils faisaient. Petit-Jacques répondit que M. de Beaufort les avait envoyés surveiller le pont. Malgré ce propos rassurant, un des bourgeois envisagea de sonner la cloche d'alerte. Pour dissiper cette méfiance, les truands revinrent vers le cheval de bronze7.
Petit-Jacques songeait maintenant à partir. Mais s'en aller signifiait peut-être perdre la confiance de Fontrailles et les cinquante pistoles. Il annonça à ses compagnons qu'ils resteraient jusqu'à huit heures, puis s'en iraient si rien ne s'était produit.
C'est justement à huit heures, le pont presque vide, que les truands aperçurent un carrosse franchissant la barrière des sergents. Le carrosse fut suivi d'un second, avec laquais tenant un flambeau par la portière afin d'éclairer la route. Derrière encore, mais bien plus loin, suivait une troisième voiture. Mais aucune escorte.
— Laissons s'éloigner le premier carrosse, fit Petit-Jacques à Sans-Chagrin. On arrêtera le suivant pour prendre les bijoux des passagers. Comme ça, nous ne serons pas venus pour rien et pourrons dire à Fontrailles qu'on a fait quelque chose.
Ils se trouvaient devant les grilles du cheval de bronze quand le premier carrosse passa devant eux. La voiture, aux armes du prince de Condé, était vide. Petit-Jacques pensa le second plein de gens de qualité, peut-être même y aurait-il le Prince. Auquel cas le butin serait prodigieux.
L'absence d'escorte aurait dû l'intriguer, mais le bandit n'eut pas le temps de s'inquiéter, la seconde voiture arrivant. À quelques pas, Sans-Chagrin tira sur le laquais qui tenait la torche ; le cocher arrêta le véhicule. Une dizaine de coups de feu furent échangés, puis les voleurs firent descendre les passagers afin de les détrousser.
Mais ce n'étaient que des laquais !
Ils les dépouillèrent quand même, les rouant en outre de coups.
Après avoir ramassé le flambeau tombé à terre, Petit-Jacques surveillait les opérations lorsque le troisième carrosse apparut à grandes brides. Le cocher avait entendu les coups de feu et fouetté ses bêtes. Pistolet dans une main et flambeau dans l'autre, le Prévôt se porta naturellement au-devant du véhicule et s'apprêtait à tuer le cocher quand il reconnut les armes inscrites sur la portière.
Tilly ! C'était Tilly ! Le diable venait de lui livrer son ennemi !
*
Dans la voiture, Gaston et Louis avaient saisi leurs armes. Ils ignoraient que Bauer, qui les suivait, s'était arrêté à la barrière des sergents où il avait reconnu un camarade dans l'officier de garde. Bien sûr, au bruit de la pistolade, il s'était précipité, mais il se trouvait encore loin.
Tilly mit la tête à la fenêtre de la portière. Malgré l'absence de barbe, il reconnut immédiatement le visage de Mondreville éclairé par le flambeau.
Et sans hésiter, fit feu, visant la poitrine.
Petit-Jacques, éberlué, reçut la balle à bout portant, dans l'épaule gauche, ce qui lui brisa la clavicule. Sous la violence du choc, il perdit l'équilibre et laissa tomber arme et flambeau. Déjà Gaston sortait et dégainait pour l'achever.
*
Mais le bandit, aiguillonné par l'énergie du désespoir qui l'avait si souvent sauvé, n'était pas tombé à terre malgré la douleur. Il tituba un instant, tourna le dos à Tilly et s'enfuit vers ses complices pour saisir un cheval.
Seulement, au coup de feu, les truands s'étaient débandés et les chevaux éloignés. Et, dans la nuit, les montures devenaient invisibles. Lorsque Petit-Jacques heurta une caisse servant d'estrade à un charlatan pour vanter ses drogues, comprenant que dans un instant, Tilly serait sur lui, il grimpa sur la boîte, puis, de là, sur le parapet et sauta dans le fleuve.
Gaston arriva sur lui à l'instant où il disparaissait.
— Qui était-ce ? interrogea Louis qui avait rejoint son ami et n'avait pas compris ce qui s'était passé.
— Petit-Jacques ! Mondreville !
Tilly monta à son tour sur l'estrade et tenta de scruter l'eau. On ne voyait rien et on entendait seulement les flots qui rugissaient et les glaçons qui heurtaient les piles avec violence.
— Où est-il ? demanda louis.
— Je l'ai touché, mais seulement blessé. Il a sauté.
— Dans l'eau ? Mais elle charrie des glaçons !
— Je sais, il doit être mort à cette heure.
Bauer les rejoignit à ce moment.
— Que s'est-il passé ? Êtes-vous saufs ?
En quelques mots, Gaston expliqua la scène. Puis ils se tournèrent vers le carrosse de Condé. Les domestiques avaient allumé une lanterne et l'un d'eux examinait le laquais atteint par le premier coup de feu.
— Est-il… ? demanda Louis.
— Oui, monsieur, il est mort. Qui étaient ces gens ?
— Des gueux… Des truands… répondit Gaston.
1 Colonel de la milice urbaine.
2 Cette lettre, qui est aux Archives, commençait ainsi :« Monseigneur,« Je dépêche, par ordre de la reine, ce gentilhomme à Votre Altesse Royale pour l'informer de ce qui s'est passé ici ce matin, quoique je ne doute point qu'elle n'en ait déjà eu quelques avis. Un inconnu a tiré un coup de pistolet à Joly, conseiller du Châtelet, qui est un de ceux qui paraissent le plus dans le syndicat des rentes… »La lettre ajoutait que Joly n'était point blessé, que le peuple n'avait ni branlé ni remué, et le ministre ajoutait qu'il remettait le surplus à la vive voix du gentilhomme porteur de la lettre.
3 Voir La Conjecture de Fermat, du même auteur.
4 Louis XIV devenu roi, Toussaint Rose gardera le droit de signer de la main du roi.
5 Singe fort célèbre appartenant à un arracheur de dents. Ils étaient nombreux sur le pont Neuf.
6 Il s'agit de la pompe à eau.
7 La statue d'Henri IV à cheval.