15

Le lendemain soir, Bréval revint à l'auberge. Les trois hommes de la veille s'y trouvaient encore. Il s'attabla en leur compagnie.

— Monsieur Bréval, laissez-nous vous offrir à boire à notre tour ! proposa joyeusement Pichon.

— Pas de nouvelles de vos chariots ? interrogea le négociant, tandis que Canto faisait porter du clairet.

— Aucune, répondit Sociendo.

— Qu'avez-vous fait cette journée ?

— Nous sommes allés dîner à Vernon.

Là-bas, Sociendo avait tenté de louer une barque, mais n'avait trouvé que des bateaux de pêche et des gabarres. Ils avaient donc suivi le chemin de halage, élaborant de vagues projets sur la façon de voler deux millions au nez et à la barbe de l'escorte qui accompagnerait le convoi.

— Vous habitez ici depuis longtemps, monsieur Bréval ? s'enquit Pichon.

— Depuis toujours ! Mais j'ai aussi une maison à Rouen où je réside habituellement. Seulement, en ce moment, le négoce va mal et mes commis suffisent à la tâche.

— Où nous avons dîné, nous avons entendu une histoire incroyable. Avez-vous ouï dire d'un vol de la recette des tailles, au temps de Concini ?

Visiblement pris de court, Bréval ne répondit pas tout de suite.

— Vaguement, fit-il enfin. J'étais à Rouen, alors. J'avais déjà deux barques et j'étais souvent à les manœuvrer. Mais je ne suis pas sûr que ce vol ait vraiment eu lieu. À mon sens, il s'agit surtout d'une rumeur. Pourquoi vous a-t-on parlé de ça ?

— À cause des brigands ! s'exclama Sociendo. Nous avons vu un homme au pilori et ses complices suspendus devant le pont, picorés par les corbeaux. On m'a raconté que les bois alentour pullulaient de ces marauds qui s'attaquent aux marchands. Je me suis inquiété pour mes chariots, même s'ils ont une bonne escorte, et nos voisins de table, peut-être afin de me faire peur, ont parlé d'un brigand nommé Petit-Jacques qui, voilà trente ans, aurait volé la recette des tailles, et surtout s'attaquait aux marchands se rendant dans des foires.

— Celui-là, je m'en souviens bien, il terrorisait le pays ! plaisanta Bréval.

— Savez-vous qu'il aurait volé un million de livres ?

— Non ?

— C'est ce qu'on nous a affirmé. Il paraît que ce Petit-Jacques n'a jamais été attrapé. Monsieur Mondreville ne l'a pas recherché ?

— Je l'ignore ! Je sais qu'un jour, on n'a plus parlé de lui. Mais si vous dites qu'il a volé autant, il peut avoir quitté le pays. Au demeurant, je crois que ça s'est passé bien avant que monsieur Mondreville ne soit prévôt.

Le silence s'installa un moment, chacun vidant lentement son pot. Pichon réfléchissait à une autre question à poser, sans pour autant exciter les soupçons de ce brave Bréval.

— Je crois avoir entendu dire qu'à cette époque, la bande de Petit-Jacques fréquentait un cabaret pour mariniers, la Carpe d'Argent. Mais, chaque fois que les archers du prévôt y allaient, il n'y était plus, laissa tomber Bréval.

— Il se trouve encore beaucoup de brigands par ici ?

— Hélas, oui ! Mondreville est sans cesse à la tâche avec les laboureurs ayant tout perdu et les soldats débandés. Plus il en pend, plus il y en a ! Déjà vous avez aperçu la potence à Vernon, eh bien, allez vous promener vers Mantes, vous verrez les chênes au bord de la route encore plus chargés !

Bréval termina son verre avant de demander :

— Mais vous-même, monsieur Pichon, comment se fait-il que vous ne soyez pas avec Monsieur le Prince ?

— Son Altesse1 est en Bourgogne. Je ne suis que lieutenant dans un régiment, et on n'a pas besoin de moi en ce moment… Avez-vous revu Thibault de Richebourg ?

— Hier soir. Il doit être chez lui, actuellement. Dieu soit loué, il ne vient pas ici tous les jours !

Il se leva.

— Merci pour le vin ! Et à charge de revanche.

Quand il fut parti, Pichon héla l'aubergiste.

— On nous a parlé d'une gargote où on mange bien, la Carpe d'Argent. Savez-vous où elle se trouve ?

— La Carpe d'Argent ? fit l'autre les yeux écarquillés. On s'est moqué de vous ! C'est un repère de maraudeurs et de fripons, même si c'est aussi le rendez-vous des bateliers et des haleurs. Je n'ai jamais entendu dire que l'on y soupait bien !

— Ah ! Et ça se trouve où ?

— Sur un banc de sable, un endroit marécageux. Il faut prendre le chemin de Rosny, puis longer celui de halage. Entre Moisson et le bac vers La Roche-Guyon. Le cabaret est construit sur des poteaux. Beaucoup y viennent en barque.

*

Le lendemain, dès son réveil, Bréval se fit habiller et resta dans sa chambre près de la fenêtre. De l'étage, malgré un rideau d'arbres, il apercevait l'auberge du Saut du Coq. Ces trois hommes l'intriguaient. Étaient-ils vraiment là pour attendre des chariots de tapisseries ? Le doute s'insinuait. Ils ne paraissaient guère riches pour des gentilshommes de Condé et des marchands. Et pourquoi l'avoir questionné sur cette vieille affaire du vol de la recette des tailles ?

Comme il le pensait, il les vit sortir, huit heures ayant sonné à l'église, et prendre le chemin vers Longnes, donc sa maison. Après leur passage, il descendit et fit seller un cheval. Trois lieues le séparaient de Rosny.

Il les suivit de loin et les vit tourner vers Le-Tertre-Saint-Denis. Comme il se doutait de leur destination, il pouvait rester à bonne distance. De plus, il connaissait les lieux et savait se dissimuler. Ce fut plus difficile en lisière de la forêt de Rosny, mais les trois ne semblaient pas s'inquiéter d'être suivis. Il leur laissa prendre de l'avance, puis se rendit par un autre chemin à la Carpe d'Argent. Là, dissimulé dans la forêt proche, il découvrit leur arrivée.

Tandis que Canto gardait les montures, les deux autres pénétrèrent dans le cabaret.

Bréval en savait assez. Ces trois-là venaient pour tout autre chose qu'attendre des chariots de tapisseries.

*

Le négociant en blé revint à Longnes en méditant. Chez lui, il s'enferma plusieurs heures, parla un moment avec sa filleule, puis se fit conduire en carrosse à la maison forte du prévôt, à Mondreville.

Dans la cour, sous un marronnier, Charles Mondreville prenait une leçon d'escrime avec un maître d'armes sous la surveillance de son père. Jacques Mondreville portait une épaisse barbe grise, comme le duc de Sully autrefois. Elle lui mangeait tout le visage en se mélangeant à sa chevelure.

— Noël ! Ta visite me fait plaisir ! lança-t-il en l'apercevant. Charles m'a raconté l'altercation d'avant-hier et j'ai fait venir un maître d'armes pour l'entraîner à devenir bon escrimeur.

— Il serait plus sûr qu'il évite les querelles ! Surtout avec Richebourg.

Mondreville haussa les épaules, comme si cela l'indifférait.

— Il m'a aussi beaucoup parlé de ta filleule Anaïs. Il faudrait songer à ce mariage…

— J'y suis favorable, tu le sais, mais c'est Anaïs qui décidera.

— Quel étrange propos ! Qui de ses parents et d'elle fait la loi ? Une sotte femme ne peut juger ce qui lui est utile.

— Mon ami, je ne te suivrai pas sur ce terrain. Si Charles lui plaît et si ses parents l'agréent, elle l'épousera, mais je les aime trop tous les deux pour les unir contre leur gré.

— J'attendais autre chose de ta part, grimaça le prévôt. J'avais trouvé un bon parti pour Charles, la fille d'un traitant de Rouen qui lui aurait apporté en dot un quart de million, mais ces gens m'ont demandé une généalogie de ma noblesse sur cinq générations. J'ai rompu nos discussions.

— Pourquoi veux-tu marier Charles si vite ?

— D'abord afin qu'il cesse de courir les drôlesses ! J'en ai assez de devoir être derrière lui ! Mais aussi parce qu'il me coûte cher. Il est temps qu'il vive sur la dot de sa femme !

— Je lui donne une pension, remarqua Bréval.

— Bien insuffisante avec ce qu'il gaspille au jeu et en puterelles à Mantes et Vernon ! Mais parlons d'autre chose, comment vont tes affaires ?

— Pas bien, tu le sais. J'ai dû vendre un navire, la semaine dernière. Le blé est rare et ne peut plus circuler.

— Ce n'est pas mieux pour moi. Les récoltes ont été ruinées par les soldats et les pluies incessantes. Je me trouvais hier à Rouen où je me suis fait prêter dix mille livres. J'ai aussi essayé de voir Mgr de Longueville afin qu'il me rembourse les cinquante mille livres que je lui avais avancé, mais il n'a pu me recevoir. Je songe donc à vendre ma charge. Sinon, à me séparer de quelques belles terres.

Ils restèrent silencieux un moment. Cette stupide guerre civile les ruinait.

— Tu auras quand même un bateau pour l'Assomption ? s'enquit le prévôt.

— Oui, il part d'Angleterre demain et débarquera ses marchandises mercredi ou jeudi à Rouen. Mon premier commis lui fera remonter la Seine et il arrivera à Vernon samedi en huit. Nous pourrons faire le nécessaire dimanche. Le chargement accostera devant le château des Tournelles avant de redescendre le fleuve. Ainsi, il sera en pleine mer mardi.

— Bon débarras ! Mais débrouille-toi pour qu'il n'y ait pas de retard, je ne pourrais tenir plus longtemps.

— Il y a autre chose. Trois hommes sont arrivés à Longnes…

— Je sais, mon sergent a pris leur nom auprès du cabaretier.

— Ce sont eux qui ont empêché le duel avec Charles, je devrais donc leur en être reconnaissant, mais ils m'ont posé de curieuses questions sur Petit-Jacques… Et sur un vol de la recette des tailles qui aurait eu lieu au temps de Concini.

— Qui se souvient encore de ce brigand ? plaisanta le lieutenant du prévôt.

— Ils se sont même rendus à la Carpe d'Argent, cet après-midi. Je les ai suivis.

— Ah. Qui sont-ils exactement ? s'enquit Mondreville, brusquement en alerte.

— L'un se dit officier du prince de Condé.

— Condé ? En quoi s'intéresserait-il à Petit-Jacques ?

— Il n'y a qu'une façon de régler ce problème : l'affronter en face. Ils sont trois, viens demain chez moi avec Charles et soyez bien armés.

*

Le vendredi 6 août, Canto de La Cornette, Pichon de La Charbonnière et Jacques Sociendo repartirent vers Moisson. Au cabaret de la Carpe d'Argent, un marinier avait accepté de les piloter dans une petite barque à voile qui leur permettrait d'explorer les bancs de sable et les bras morts de la rivière. Ils avaient justifié leur demande par les préparatifs du transport de plusieurs barques de marchandises pour un grand seigneur.

Comme la veille, Bréval les suivit, mais cette fois accompagné du père et du fils Mondreville.

Au cabaret, ils les virent rejoindre une embarcation amarrée au ponton de planches qui s'avançait dans la rivière, sans doute pour y monter, les trois hommes discutant avec celui qui gardait les chevaux. Mondreville père quitta alors ses compagnons et s'approcha. Lorsque le marinier reconnut le prévôt, il détacha précipitamment la corde qui tenait sa barque et, sous les yeux surpris de Canto, Pichon et Sociendo, la poussa dans le courant, sauta à bord et s'éloigna en ramant avec vigueur, certain qu'il se retrouvait malgré lui dans quelque affaire louche à laquelle il ne voulait être mêlé.

Contrariés, les trois hommes se tournèrent vers Mondreville. Canto et Pichon avaient une main sur leur brette et une autre sur le pistolet glissé à leur ceinture.

— Messieurs, je suis le prévôt Jacques Mondreville. Que faites-vous ici ?

— En quoi cela vous regarde-t-il ? rétorqua Pichon en élevant la voix. Je suis officier de Mgr le prince de Condé et je n'ai pas de compte à vous rendre.

— Je pourrais vous arrêter pour cette insolence !

— Essayez ! ricana-t-il, tandis que Sociendo s'écartait, les mains derrière son dos dissimulant un pistolet et la dague qu'il lançait avec une grande adresse.

— J'ai mieux à faire, voulez-vous me suivre ? Je préfère vous parler à l'écart des indiscrets.

De fait, outre le garçon qui s'occupait des chevaux, quelques mariniers, devant le cabaret, regardaient le groupe, comprenant qu'il y avait querelle et pariant déjà sur une belle bataille.

Pichon hésita un instant. Ils étaient trois et le prévôt seul. Évidemment, peut-être des archers se cachaient-ils dans le bois où il leur demandait de se rendre. Mais quand bien même, pourquoi refuser ? Le prévôt ne pouvait rien leur reprocher. C'était même une occasion unique de l'interroger. Pichon hocha la tête et fit signe à ses amis d'accepter.

Ils partirent vers les taillis où ils s'enfoncèrent par une sente, Mondreville les précédant. Dans une clairière, ils découvrirent Bréval et le fils Mondreville en train de les attendre, assis sur une souche.

Canto, Pichon et Sociendo restèrent interloqués. Le négociant en blé les regardait narquoisement, tandis que les deux Mondreville ne disaient rien.

— Que cherchez-vous ici ? interrogea enfin Bréval. Pourquoi ces questions sur Petit-Jacques ?

— Nous voulons lui parler.

— Petit-Jacques est mort, voilà dix ans. J'étais associé avec lui dans une maison de négoce. C'était un ami et un brave homme. Je ne veux donc pas qu'on ternisse sa mémoire, même s'il a commis des erreurs de jeunesse.

— Belle amitié ! Il avait quand même volé la recette des tailles de Normandie, lança Canto.

— Vous l'avez déjà dit.

— Il fricotait avec un Mondreville, renchérit Pichon.

Piqué au vif, le prévôt glissa sa main vers le pistolet à deux coups glissé dans sa ceinture.

— C'était donc vous ! ricana Pichon à qui le geste n'avait pas échappé. Mais nous ne sommes pas des exempts, vous ne risquez rien.

— Je ne risque rien, en effet, confirma Mondreville en ricanant. C'est vous qui risquez votre vie ! Expliquez-vous ? Que savez-vous ? Que faites-vous ici ?

— Voici la vérité vraie, expliqua Pichon, écartant les mains en signe de bonne foi. Un de nos amis connaît un commis à la Cour des aides. Cet homme est tombé par hasard sur un mémoire écrit pour le duc de Luynes et détaillant le vol de la recette des tailles de Normandie, ici même, près de Moisson. On y nommait Mondreville et Petit-Jacques.

— C'est du passé, oublié.

— Certes. D'ailleurs, le vol avait été préparé par Concini et Luynes s'est attribué l'argent.

Mondreville hocha lentement la tête.

— Ce commis de la Cour des aides a appris qu'un nouveau transport de fonds aura lieu sur la Seine en septembre ou octobre.

— On envisageait donc de le prendre, sourit Canto. Puisque vous êtes le Mondreville du mémoire, acceptez-vous de vous joindre à nous ? Nous manquons d'expérience.

Le silence s'installa un moment. Mondreville essayait de jauger la sincérité des trois pendards, de voir si se dévoiler aussi tôt comportait des risques, de calculer la faisabilité du projet et – surtout – de considérer si, lui, prévôt, ne courrait pas le risque de tout perdre pour un butin hypothétique. Son fils et Bréval attendaient sa décision.

— Comment pouvez-vous en être sûrs ? Il n'y a que très rarement de tels transports, et pas depuis plusieurs années. En tout cas, le secret est toujours bien gardé, se contenta-t-il de répondre.

— Notre ami en est sûr. Il peut avoir la date. Et deux millions de livres en or valent d'affronter certains dangers.

De nouveau, le silence s'imposa. Jusqu'à ce que Bréval interroge :

— Nous serions combien ?

— Cinq, plus vous trois. Combien étiez-vous en 17 ? demanda-t-il à Mondreville.

— Six.

— Donc rien d'impossible. Deux millions pour huit, cela fait deux cent cinquante mille livres.

— Il faut une barque, ajouta Mondreville. Petit-Jacques possédait une gribane gréée d'une bonne voile. Et aussi que le vent soit favorable.

Ils se tournèrent vers Bréval.

— Pour le vent, je ne peux rien faire, mais je peux disposer d'une petite gribane bien manœuvrable, reconnut le négociant. Seulement, qui de vous sait naviguer ?

— Moi ! répondit Sociendo.

— Il y avait deux mariniers avec Petit-Jacques, remarqua Mondreville. Un minimum pour manœuvrer et aborder la gabarre. Il se trouvait des gardes à bord. Que nous avons éliminés avec des arbalètes.

Le sort en était jeté : l'appât du gain se montrait plus fort que la prudence et sa position.

— J'ai appris à naviguer, intervint son fils.

— Nous pourrions nous entraîner, confirma Bréval. Monsieur Sociendo, voulez-vous m'accompagner à Rouen ?

— Maintenant ?

— Nous arriverons à la nuit en forçant nos montures. Demain, vous viendrez avec moi regarder ce qu'on pourrait acheter, et ce que vous sauriez manœuvrer.

— C'est d'accord. Vous venez ? demanda-t-il à ses compagnons.  

— Pour quoi faire ? Non, nous allons rentrer avec monsieur Mondreville. En chemin, il nous racontera comment il a fait, voilà trente ans, avec Petit-Jacques.

Le prince de Condé était Altesse Royale.