17
Le soir du dimanche 8 août, les premières gouttes s'écrasèrent sur les tuiles du donjon de Richebourg peu avant que les cloches de l'église Saint-Georges n'appellent à vêpres.
Heureusement, les travaux venaient de se terminer. Malgré sa jeunesse et sa vigueur, Thibault était exténué. Il avait dû grimper sur le toit, en équilibre sur une échelle attachée à la cheminée, défaire une partie de la toiture, déclouer les tuiles une à une avant de les passer à Thomas, puis changer une sablière, des pannes et des liteaux avant de recouvrir de nouvelles tuiles.
Thomas lui prépara un morceau de daim sur une épaisse tranche de pain. Le jeune homme s'effondra sur son lit après avoir soupé, songeant à peine à la journée de bonheur qui l'attendait le lendemain avec Anaïs.
Très vite la pluie se changea en orage. Le tonnerre fracassa l'air et le ciel nocturne s'embrasa sous la violence des éclairs. Puis les gouttes, lourdes et de plus en plus abondantes, crépitèrent avec violence sur la toiture. Malgré ce vacarme, rien n'aurait pu réveiller Thibault qui dormait du sommeil du juste.
En revanche, au fond de son lit dont il avait tiré le rideau, Thomas, lui, tremblait de frayeur. Oubliant ce qu'il avait connu dans sa longue vie, le domestique était persuadé n'avoir jamais entendu orage si violent. Les salves tonitruantes se succédaient. Des gouttes énormes ou des grêlons frappaient les vasistas avec une incroyable violence. Rouquin lui-même s'était réfugié au fond du lit.
Convaincu que la foudre allait s'abattre sur la toiture et embraser le donjon, Thomas balbutiait toutes les prières qu'il connaissait, se signant sans cesse. Finalement, le Seigneur l'exauça et l'orage s'éloigna peu à peu. Les roulements du tonnerre devinrent moins bruyants, les éclairs se firent plus rares, la tornade parut se calmer et les trombes d'eau s'affaiblirent.
Le domestique avait dû s'endormir quand il crut percevoir des bruits sourds, des sortes de battements réguliers. Se disant que la tempête revenait parce qu'il avait cessé de prier, il recommença sa litanie de patenôtres qu'il compléta par quelques Ave Maria. Pourtant, malgré cette piété, les bruits persistèrent. Or, il ne s'agissait plus des violents déchirements du tonnerre, mais plutôt de coups étouffés, des martèlements suivis de craquements sourds.
Écoutant avec attention, Thomas prit conscience que le vacarme provenait de la salle d'en dessous. La jument de son seigneur, apeurée, frappait-elle les murs de ses sabots ? À moins que… des voleurs ! Non, impossible ! Comme chaque soir, il avait fermé la porte et poussé le verrou. De plus, dans le pays, chacun savait qu'il n'y avait rien à voler chez Richebourg. Sans doute la violence de la pluie et du vent le trompait-elle.
Mais les martèlements se poursuivirent. Aussi, bien qu'effrayé, Thomas tira le rideau de son lit et sortit la tête.
Les bruits venaient effectivement d'en bas. Cela ne pouvait être que le cheval.
À tâtons, avec beaucoup de difficulté pour battre le briquet tant l'amadou était humide, le domestique parvint à allumer une chandelle de suif. Mais il hésita encore : ne devrait-il pas réveiller son maître ? Ou au moins se saisir d'une arme accrochée aux murs ? Plus jeune, n'avait-il pas été un redoutable combattant, lorsqu'il servait le père de Thibault ?
Prenant l'escalier à vis, il grimpa les marches pour se rendre à l'étage. Son maître dormait profondément. Évitant de le réveiller, il décrocha une hache d'un mur avant de redescendre tout aussi silencieusement jusqu'à l'écurie.
En bas, le vacarme était épouvantable. Arrivé aux derniers degrés, il leva son bougeoir et vit la porte osciller, la gâche du verrou presque arrachée ! Des brigands enfonçaient les battants !
Pris de terreur, il hurla :
— Monsieur ! Monsieur ! Aux armes !
À peine avait-il donné l'alerte que la gâche s'arracha. En même temps, l'un des battants s'écartait dans un grand fracas. Des ombres se précipitèrent, leurs lames brillant dans la nuit, mais déjà Thomas avait fait demi-tour et remontait vers l'étage.
— À sac ! Tue ! hurlaient les assaillants en le poursuivant comme des bêtes fauves.
Thomas haletait en grimpant, se pressant autant qu'il le pouvait. Les bandits étaient à ses trousses, tout près, il les sentait. Heureusement, possédant l'avantage de connaître les lieux, les distança-t-il dans l'escalier à vis. En même temps, il continuait à vociférer :
— Monsieur ! Monsieur ! Aux armes !
Un tel fracas ne pouvait que réveiller Thibault. Aussi, quand le premier gredin déboucha dans sa chambre, une lanterne sourde dans une main et une épée dans l'autre, découvrit-il Richebourg en chemise, flamberge au poing, l'attendant devant son lit. Thomas se trouvait près de lui, sa hache solidement tenue à deux mains.
— Par les pantoufles de Belzébuth ! Chez qui vous croyez-vous, messieurs les estafiers ? cria Thibault, se précipitant vers son agresseur.
L'autre para le coup d'estoc et un furieux combat s'engagea. Mais déjà, un second spadassin avait rejoint le premier.
Durant un instant, ce fut un mortel ballet. Dans l'obscurité de la chambre, on ne voyait que les lames brillantes s'entrechoquer avec fracas en créant de grandes étincelles. Les bravi étaient moins forts que Richebourg, mais ils étaient deux, et la place manquait pour conduire de savantes attaques. Néanmoins, après quelques échanges, Thibault ne douta point de la victoire. Il préparait une mortelle botte quand, du coin de l'œil, il vit qu'un troisième truand était entré, lui aussi porteur d'une lanterne. Lequel n'avait pas dégainé et paraissait indécis, n'ayant certainement pas envisagé une telle résistance.
À trois, le combat deviendrait trop inégal ; aussi, dès qu'il perçut une ouverture dans la garde d'un de ses adversaires, Richebourg écarta-t-il le second d'une feinte avant de percer le bras du premier dont l'épée tomba au sol. Brandissant sa hache, Thomas en profita pour se jeter sur le pendard qui venait d'arriver.
Seulement, dans la semi-obscurité de la pièce, le domestique n'avait pas vu que ce dernier tenait aussi un pistolet. Afin d'éviter le coup de hache, il tira, atteignant le vieux domestique à la tête.
La détonation provoqua une brève interruption dans la bataille. Le tireur lança alors :
— Rendez-vous, Richebourg ! Ce pistolet a deux canons et le second coup est pour vous !
Cette voix ! Thibault la reconnut ! Il fit un pas en arrière et remarqua pour la première fois que ses agresseurs étaient masqués. Un répit suffisant pour que le second de ses adversaires, celui qui n'avait pas été blessé, tire un pistolet de sa ceinture afin de le menacer à son tour.
— Que voulez-vous, assassins ? cria Richebourg, désespéré en voyant le visage de Thomas ensanglanté.
— Jette ton épée, si tu veux sauver ta vie !
Thibault se trouvait en pleine confusion. Poursuivre le combat, c'était la mort assurée, mais se rendre, le déshonneur.
Il songea pourtant qu'il devait vivre. Pour venger Thomas, et pour sauver Anaïs, surtout si la canaille à la lanterne était bien celui qu'il avait deviné !
— Que Belzébuth vous crève ! Vous payerez cela au centuple ! promit-il, étouffant un sanglot.
Jetant par terre son épée rouge de sang, il ajouta :
— Laissez-moi voir si mon domestique est encore en vie.
Sans attendre de réponse, il s'approcha de Thomas et s'agenouilla. Pour constater avec désespoir que la balle avait pénétré la tête de son fidèle valet.
L'un des assassins lui donna alors un violent coup avec la garde de son épée. Il perdit conscience.
*
Le lendemain de cette effroyable nuit, Anaïs Moulin Lecomte se rendit à l'église à tierce, accompagnée par sa suivante. Ce n'était qu'un prétexte, car elle espérait rencontrer Thibault en chemin. Elle ne le vit point et rentra déçue et contrariée. Il est vrai qu'il y avait deux bonnes heures de cheval depuis chez lui. Il arrivera plus tard, se dit-elle. Il l'avait juré.
En début d'après-midi, malgré une chaleur étouffante, elle décida d'une promenade. Son parrain la rejoignit pour s'étonner qu'elle sorte à cette heure de soleil si fort.
Quand elle revint vers quatre heures, sa dame de compagnie, épuisée par la chaleur, sur ses pas, Thibault ne s'était toujours pas manifesté. Maintenant, l'inquiétude la taraudait. Elle songea un instant à aller à l'auberge du Saut du Coq. Peut-être s'y trouvait-il, mais qu'aurait-elle fait là-bas ? Et si elle le voyait, allait-elle lui reprocher de ne pas être venu comme promis ?
Elle choisit donc de rester seule dans sa chambre.
À six heures, son parrain réapparut et ils soupèrent. Il lui annonça qu'il partirait pour Mantes le lendemain avec le fils de M. Mondreville. Elle s'efforça de rester indifférente mais demanda tout de même si Thibault de Richebourg était à l'auberge, justifiant sa question par la crainte qu'elle éprouvait d'un duel.
— Non, laissa seulement tomber Bréval.
Il ajouta, avec une pointe de méchanceté.
— Ce jeune homme a la solide réputation d'un coureur de jupons. Il doit se trouver au lit en compagnie de quelque gueuse.
Blessée, elle éclata en sanglots et se retira.
Le lendemain, elle attendit jusqu'à dix heures devant la maison, puis se rendit au presbytère. Elle savait que, tous les mardis, le curé portait des provisions à son jeune frère, prêtre à Tilly.
Ce dernier n'était pas possesseur de sa cure, laquelle appartenait à un chanoine de Vernon à qui il versait un fermage de deux cents livres, arrangement fréquent à cette époque où les curés pouvaient louer leur office à des prêtres qui, en contrepartie, encaissaient les quêtes et les dons. Mais comme la paroisse de Tilly n'était pas riche, le curé de Longnes aidait son cadet en lui reversant chaque semaine une partie des dons en nature offerts par ses paroissiens. Cette visite était aussi l'occasion pour les deux frères d'échanger des informations sur la vie du diocèse.
— Mon père, fit Anaïs, retenant ses larmes, acceptez-vous de m'entendre en confession ?
— Bien sûr, mon enfant, mais j'allais partir. Ne serait-ce pas possible demain ? Vous ne devez pas avoir commis de tels péchés qu'ils ne puissent attendre ? sourit le curé avec bonté.
— Ce n'est pas seulement cela, mon père… Connaissez-vous Thibault de Richebourg ?
Le curé se raidit imperceptiblement. Il avait entendu en confession bien des femmes et des filles éprouvant envers ce garçon les coupables tentations de la chair. Certaines y avaient même succombé. Aurait-il séduit cette pure jeune fille ? Auquel cas, M. Bréval serait bien fâché.
— Venez dans l'église, proposa-t-il avec inquiétude.
Il l'installa dans le confessionnal où Anaïs raconta tout. Son amour pour Thibault, le refus de ses parents d'agréer la demande en mariage du jeune homme, ses promesses, et sa disparition depuis la veille.
Le curé fut rassuré. Si Richebourg avait évoqué le mariage, il ne s'agissait plus d'une affaire de séduction.
— Vous vous inquiétez à tort, la rassura-t-il. Il n'est pas venu hier ? Sans doute a-t-il eu une obligation inattendue. Vous verrez qu'il apparaîtra demain ou après-demain !
— Peut-être, mon père, mais au fond de moi, je ressens une oppression inexplicable, comme s'il lui était arrivé malheur.
— Voulez-vous que je me renseigne ? proposa le prêtre, ébranlé par l'assurance de la jeune fille.
— Oui, mon père. Je sais que vous allez voir votre frère à Tilly. Tilly n'est pas loin de Richebourg. Peut-être pourrait-il envoyer quelqu'un à Richebourg savoir si Thibault n'est pas malade…
— Je le lui demanderai, promit le curé.
*
Le jour suivant, en fin d'après-midi, la grande salle de l'auberge du Saut du Coq était pleine.
Des marchands parlaient affaires ; le notaire préparait des actes avec de nouveaux clients ; quelques riches paysans s'inquiétaient des moissons après le violent orage ; des bourgeois devisaient ou jouaient au piquet.
Sur une grande table, un colporteur avait vidé sa hotte et déballé sa marchandise : de petits livres à couverture bleue. Deux laboureurs, accompagnés de leur femme, choisissaient en discutant. Les hommes, qui savaient lire, voulaient plutôt des almanachs ou des vies de saints, tandis que les femmes auraient préféré des histoires d'amour ou de brigands. Un autre colporteur essayait d'attirer ces chalands en leur présentant des images saintes à suspendre au mur. C'était le succès assuré de leurs prières, promettait-il.
Soudain, chacun cessa son activité et les discussions s'interrompirent : des inconnus venaient d'entrer. Il faut dire qu'ils étaient étonnants. Même les servantes et l'aubergiste, habitués à toutes sortes de voyageurs, restèrent un instant frappés de stupéfaction.
En vérité, un seul des trois hommes attirait vraiment l'attention. C'était un colosse de plus de sept pieds, large d'au moins trois. Une épaisse barbe et une chevelure grise nouée en tresses couvraient en partie sa trogne de routier. Il arborait une casaque en buffle sous laquelle il portait une chemise de drap jaune vif. Coiffé d'un grand chapeau emplumé, il était chaussé d'immenses bottes écarlates à entonnoir, avec une profusion de dentelles, des chausses vermillon et, par-dessus le tout, un manteau vert pomme.
Certes, sa taille et sa vêture attiraient immanquablement l'attention, mais cela n'aurait pas été suffisant pour provoquer un tel silence dans la salle.
De fait, les regards s'étaient surtout posés sur ce que transportait le géant. Sur son dos était attaché un espadon de lansquenet d'une toise. Comme si cette lame ne suffisait pas, il arborait à son baudrier deux dagues, trois coutels, une rapière espagnole à large garde et un pistolet d'arçon. De plus, il tenait une carabine à silex.
Si l'un de ses compagnons semblait assez quelconque, malgré le pistolet glissé à sa ceinture, l'autre était plus remarquable. Vêtu très simplement d'un pourpoint de velours sombre avec des crevures aux manches d'où sortait sa chemise blanche, on remarquait surtout les galants noirs noués autour de ses poignets. La mode en était passée depuis des années, et certains bourgeois auraient pu en sourire, mais cet homme, d'une taille supérieure à la moyenne, portait un menaçant sac de fonte d'où dépassaient deux magnifiques pistolets à silex ciselés. Pourtant, comme il n'avait pas d'épée, il ne devait pas être noble.
Canto, Pichon et Sociendo, attablés avec Bréval et le fils Mondreville, observèrent les arrivants avec un soupçon d'inquiétude. Si les deux premiers ressentirent une sourde appréhension à la vue du géant, Sociendo éprouva plutôt un confus malaise en regardant l'homme aux rubans noirs. Sous un feutre de castor, sans plume, il portait sa chevelure longue jusqu'aux épaules. Une fine moustache lui tombait jusqu'au bas du visage et faisait ressortir un curieux sourire perspicace et ironique. Le courtier en fesses, fort superstitieux, eut la confuse impression que cet individu causerait leur ruine.
— Du vin, et le meilleur ! lança le colosse avec rudesse, déposant sur une table toutes les pièces de son armurerie avant de s'asseoir sur un banc qui gémit sous son poids.
Son compagnon aux rubans noirs fit de même. Balayant la salle des yeux, il entreprit machinalement de renouer un de ses galants. Le troisième homme, un valet, s'assit à son tour en face de lui.
Déjà la curiosité s'était dissipée. Quand la servante arriva avec son pichet et ses pots, l'homme aux rubans noir l'interpella à mi-voix :
— Nous cherchons une demoiselle qui habite ici chez un monsieur Bréval. Elle se nomme Anaïs Moulin Lecomte. Savez-vous comment nous pouvons la trouver ?