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Le 24 septembre 1649
Le colporteur se dirigeait vers le pont-levis quand le factionnaire de garde donna l'alerte. Aussitôt deux archers vinrent à sa rencontre pour le conduire dans la maison forte ; les lieutenants des prévôts des maréchaux étant aussi chargés d'empêcher les marchands ambulants de faire circuler des pamphlets interdits. Pourtant les gens de Mondreville n'avaient pas seulement arrêté le visiteur pour vérifier sa hotte, ils voulaient aussi profiter des nouvelles qu'il apportait. C'est que, depuis quelques semaines, le prévôt ne sortait plus et ne recevait personne. Aussi, les habitants de la maison ne savaient-ils rien de ce qui se passait dans le royaume, sinon de vagues rumeurs circulant sur le parvis, après la messe.
Le visiteur fut conduit près d'un homme sachant lire qui examina ce qu'il transportait. N'ayant rien trouvé d'interdit, il le laissa aller à la cuisine où on lui servit du potage avec du pain de seigle et un pichet de piquette pendant que les serviteurs regardaient les ouvrages de la hotte. La Goutte, car c'était lui, les laissa faire.
Le sergent du Châtelet avait apporté toutes sortes d'almanachs – dont ceux de Nostradamus –, des livres de contes et de chansons, et surtout des exemplaires du Calendrier des bergers avec les prévisions du temps à venir, les annonces des jours fastes et néfastes et celle des foires. Très illustrés, on pouvait les comprendre sans savoir lire, aussi ce calendrier était-il recherché par les femmes, d'autant plus qu'il contenait des recettes de cuisine.
Tout en mangeant, La Goutte posait des questions innocentes sur le nombre d'archers dans la ferme, les entrées du bâtiment, les chiens de garde et les sentinelles.
Petit, maigrichon et franchement laid, le sergent était un grand coureur de jupons, même s'il fréquentait surtout les ribaudes vérolées. Pour des raisons inexplicables, peut-être parce qu'il savait lire et se montrait beau parleur après avoir bu, il plaisait aux femmes de peu. Quand la plupart des hommes furent partis, il montra aux servantes et aux cuisinières ses ouvrages de la Bibliothèque bleue illustrés de gravures sur bois, dont il avait apporté les plus connus : la Malice des femmes, la Méchanceté des filles, la Consolation pour les cocus et le Secret des Secrets du Petit Albert et autres philosophes hébreux, grecs, arabes, chaldéens, latins et modernes.
Ce dernier livre, plein de formules mystérieuses dont celles de l'ensorcellement d'amour, rencontra un grand succès. Il vendit tous ses exemplaires.
Les achats terminés, La Goutte rangea son matériel, prenant garde à ce qu'un paquet de saucisses, préalablement apporté, soit sur le dessus de la hotte. Une idée de d'Artagnan : de la charcutaille remplie de pavot.
Quittant la cuisine, il retourna dans la cour. À son arrivée, les chiens étaient venus le sentir. Face au lévrier toujours là, couché devant le seuil, La Goutte posa sa hotte, prit discrètement les saucisses et alla uriner contre un mur. Personne ne faisant attention à lui, il en jeta une au chien qui l'avait suivi. L'animal l'avala d'une bouchée. Le sergent s'approcha alors d'une autre bête, un dogue, à qui il parla un moment en faisant tomber une seconde saucisse. Deux molosses dormaient encore l'un près de l'autre, il leur abandonna le reste de la viande droguée avant de retourner vers son barda, en ayant aussi profité pour observer les lieux et repérer les passages où le mur était le plus bas.
Revenant au porche d'entrée, il aida les gardes à baisser le pont-levis avec la grosse manivelle, puis s'éloigna en sifflotant, satisfait de la dizaine de liards gagnés par ses ventes.
*
La nuit vint. À une lieue de Mondreville, pas très loin de Tilly, la troupe attendait dans un bois.
La Goutte les ayant rejoints, il raconta sa visite en revêtant son habit de sergent à verge. Sur le coup de onze heures, les deux carrosses prirent le chemin de Mondreville. À l'entrée du village, ils laissèrent les voitures à la garde de Nicolas et se dirigèrent à pied, à travers champs, vers la ferme fortifiée.
*
C'était en vérité une troupe terrifiante. Revêtus de cuirasses ou de plastrons noirs, coiffés de bourguignottes à couvre-nuque, ils rappelaient ces légions de diables descendus sur terre que l'on voit dans les églises. Quelques-uns, dont Louis et Gaston, avaient la cuirasse prolongée de tassettes sur les cuisses. Tous portaient une lourde épée et un ou deux longs pistolets au travers de leurs baudriers. Bauer y ajoutait son espadon et Guillaume Bouvier le canon à feu. Les autres transportaient cordes, grappins, échelle, poudre et balles.
Arrivés à la ferme, ils suivirent les indications de La Goutte. Devant le fossé asséché, peu profond, s'étendait un champ de seigle moissonné ; ils contournèrent un tas de gerbes n'ayant pas été rentrées. Louis leva les yeux vers le corps de logis au-dessus d'eux.
Aucune lumière ne brillait. Tout le monde dormait comme ils l'avaient prévu.
Ils purent donc poursuivre jusqu'à l'endroit choisi par La Goutte. De l'autre côté du mur, expliqua-t-il à voix basse, se trouvait un chemin de ronde avec une échelle. Une fois en haut, ils descendraient facilement.
Bauer lança le grappin, qui s'accrocha sur un créneau sans faire le moindre bruit, Guillaume Bouvier ayant pris la précaution d'entourer les morceaux de fer de tissu. Ils attendirent un moment, mais aucun chien n'aboya. Gaston grimpa le premier. Arrivé en haut, il eut beaucoup de difficulté avant de trouver une prise lui permettant de lâcher la corde et d'agripper le mur. Finalement, il parvint à passer une jambe dans un créneau, puis son corps tout entier. Une fois de l'autre côté, il s'installa sur le chemin de ronde et examina la cour obscure. Tout était silencieux. S'il y avait des chiens en liberté, ils dormaient, drogués par le pavot.
Déjà Louis avait lié l'échelle à l'extrémité de la corde. Gaston la tira doucement et l'attacha à l'extrémité d'un merlon. Immédiatement, Bauer monta. Tilly lui tendit la main et l'aida à passer. Les autres grimpèrent après avoir soigneusement attaché armes, lanternes et équipements sur leur dos ou leur ceinture.
Ils étaient dans une semi-obscurité. La Goutte montra l'endroit où se trouvait l'échelle. Ils l'empruntèrent. Toujours en tête, Gaston tenait une courte arbalète à la main, tout comme Desgrais. Les autres tiraient leurs épées.
Ils entendirent alors de faibles sons de voix venant des tourelles du porche. Les sentinelles ne se montraient guère vigilantes. Quand un chien grogna, ou plutôt gémit, ils se figèrent jusqu'à ce que le râle cesse.
La Goutte les guida vers la porte d'entrée de la maison où les deux frères Bouvier attachèrent le petit baril de poudre au loquet. Pendant ce temps, La Goutte surveillait un chien qui continuait de gémir. Desgrais avait son arbalète prête si la bête s'approchait.
Quand la mèche fut installée au tonnelet, Guillaume Bouvier leur indiqua où se mettre à l'abri. Ils avaient tous, maintenant, sorti leurs armes. À peine la déflagration aurait-elle eu lieu qu'ils se précipiteraient dans l'escalier. Chacun savait ce qu'il avait à faire.
Protégé par ses compagnons de façon à rester invisible des sentinelles, Louis alluma les trois lanternes. Ensuite Guillaume enflamma une chandelle à l'une des bougies, puis mit le feu à la mèche courte.
Comme le leur avait ordonné Guillaume, ils avaient appuyé leurs mains sur leurs oreilles quand la déflagration retentit. Malgré cette précaution, Louis resta étourdi un instant. Bauer, qui avait l'habitude, s'était déjà élancé, suivi de Guillaume et de Jacques. Ensuite ce furent Gaston et Desgrais. Finalement, Fronsac bouscula La Goutte pour ne pas être dernier.
L'explosion passée, le silence revint un instant, jusqu'à ce que retentissent des cris d'alarme. Déjà Bauer atteignait le premier étage avec son canon à feu. Il devait y rester avec Desgrais.
Tandis que les autres montaient aux paliers supérieurs, le Bavarois s'installa tranquillement devant la porte et fit feu par deux fois. Ce n'était pas ce qui était prévu, car il devait demander la reddition des occupants avant d'agir, mais lui n'en avait cure. Il savait que, dans ce genre d'assaut, celui qui tirait le premier obtenait un avantage déterminant.
La porte déchiquetée, des hurlements retentirent de l'autre côté.
Desgrais lança :
— Je suis exempt de police ! La maison est investie par les troupes de l'Hôtel du roi. Restez où vous êtes ou vous perdrez la vie !
Il répéta l'avertissement trois fois et personne ne tenta de sortir. Il glissa alors ses pistolets dans son baudrier et sortit la baguette blanche que les exempts brandissaient dans les arrestations. Voyant la situation entre leurs mains, Bauer s'installa devant la cage d'escalier, se doutant que les deux sentinelles du pont-levis allaient arriver.
*
Gaston, Louis, Guillaume et Richebourg s'arrêtèrent au deuxième étage, tandis que La Goutte et Jacques montaient dans les combles s'occuper des domestiques.
Guillaume s'apprêtait à placer le second tonnelet de poudre quand résonnèrent des bruits de verrous. Brusquement la porte s'ouvrit et trois coups de pistolets retentirent, heureusement sans toucher personne.
Immédiatement après, Gaston donna un coup de botte dans le battant et se précipita dans la pièce, épée et pistolet en main.
C'était la salle où Mondreville l'avait reçu. Éclairée d'un flambeau que l'on venait d'allumer, quatre hommes se tenaient devant lui, en chausses et chemise. Deux avaient pistolets et épée, les deux autres de grands coutelas.
Gaston ne les connaissait pas. Peu importait. Il tira sur le plus proche pistolet. Guillaume, derrière lui, fit feu presque simultanément. L'un des individus, atteint à l'œil s'écroula. Tilly remarqua juste ses cheveux jaunes et sales. L'adversaire de Guillaume, chauve et édenté, fut touché au-dessous de l'épaule gauche et hurla, mais conserva sa lame à la main.
— Jetez vos armes ! leur cria Gaston qui n'avait utilisé qu'une balle du pistolet à quatre coups que Louis lui avait offert, quelques années plus tôt.
Il voulait éviter les morts pour interroger les prisonniers. Quant à Fronsac et Richebourg, ils avaient conservé leur puissance de feu.
— Je vous arrête au nom du roi ! poursuivit-il. (Il les abusait puisqu'un procureur ne pouvait procéder à une arrestation.)
À ce moment, se produisirent deux événements simultanés. Un nouveau tir du canon à feu de Bauer fit trembler la maison et la porte du fond s'ouvrit. Bréval, Mondreville et son fils surgirent, armés chacun d'un pistolet et d'une épée.
Malgré l'obscurité, Mondreville reconnut Tilly. Il tira et rentra aussitôt dans la chambre dont il claqua la porte derrière lui.
Personne ne fut touché par ce tir trop rapide mais Charles Mondreville et Bréval étaient demeurés de l'autre côté, le négociant en blé visiblement paralysé par la surprise et le fils Mondreville par la peur. Reste qu'ils tenaient chacun un pistolet à silex fort menaçant.
— Rendez-vous ! répéta Gaston. Au nom du roi !
Personne ne bougea.
— Croyez-vous que je vais me laisser faire… ricana l'un des inconnus tenant une épée.
Reculant de quelques pas, il se rapprocha du flambeau. C'est à la lumière de la flamme que Fronsac reconnut son visage. Passé l'instant de stupeur, il lança :
— L'Échafaud ! Je n'aurais pas pensé te retrouver ici !
Louis avait deviné le bandit sur le point de jeter le flambeau pour s'enfuir à la faveur de l'obscurité. En lançant son nom à la cantonade, il espérait donc le truand suffisamment surpris pour interrompre son geste.
C'est ce qui se produisit.
— Qui êtes-vous pour me connaître ? demanda le Grand Coesre, interloqué.
— Mon visage ne t'évoquera rien, compère, mais peut-être te rappelles-tu ma voix ? Ce sera notre dernière rencontre avant qu'on ne te mette sur la roue.
Le Grand Coesre fixa Louis un instant et la stupéfaction fit place à la rage.
— La Potence !
Immédiatement, pris d'une rage démentielle, le brigand se précipita sur Louis, épée haute. Mais il n'avait pas fait deux pas que le pistolet de Gaston avait craché. La balle atteignit le voleur dans la poitrine, l'arrêtant net. Dans la seconde, Louis avait aussi tiré, visant le visage déjà défiguré.
L'Échafaud s'écroula, la tête ensanglantée.
Ni Bréval ni Mondreville n'avaient bougé, terrorisés par cette violence dont ils n'avaient pas l'habitude.
— Jetez tous vos armes ! ordonna Tilly, faisant rapidement tourner les deux canons de son pistolet pour s'autoriser deux autres tirs.
Les deux complices de l'Échafaud, celui déjà blessé et l'autre qui tenait un coutelas, lâchèrent leurs armes. Aussitôt Richebourg se précipita vers eux et les fit mettre à genoux.
— Richebourg ! Laissez-moi au moins la possibilité de vous tuer ! lança alors d'une voix aiguë le jeune Mondreville qui venait de le reconnaître.
— Non, Charles ! cria Bréval. Nous n'avons rien fait ! Ils ne peuvent rien contre nous ! Le Parlement nous fera remettre en liberté !
Richebourg se tourna vers le garçon, le visage dur.
— Je suis à vos ordres, monsieur, mais jetez d'abord ce pistolet.
— Le duel sera-t-il honorable ? lança Charles Mondreville.
— Je m'y engage, répondit Gaston qui comprenait que Richebourg avait aussi un rude compte à régler.
Tout le monde s'écarta, laissant un espace libre au milieu de la salle. Thibault et Charles tombèrent en garde.
— Je ne veux pas que tu te battes ! supplia Bréval à l'attention du jeune homme.
— Jetez votre pistolet, Bréval ! lui répliqua Tilly, sinon je tire.
Affolé, le négociant laissa tomber son arme et son épée.
La victoire était presque complète, songea Louis tandis que Guillaume donnait un coup de botte dans le visage d'un des deux prisonniers qui tentait de se relever, lui brisant la mâchoire.
Gaston s'approcha alors de Bréval.
— C'est la fin, Petit-Jacques, dit-il en mettant la pointe de son épée sous sa gorge.
— Croyez-vous ? répondit le négociant, blanc comme un linceul.
*
Au deuxième étage, La Goutte et Jacques Bouvier avaient rassemblé les domestiques apeurés. Quelques hommes avaient tenté de protester mais le premier, en uniforme sous sa cuirasse de fer, tenant son bâton fleurdelisé de la main gauche, représentait l'autorité du roi que personne n'était prêt à contester. De plus, Jacques Bouvier, effrayant dans son équipement noir, tenait deux pistolets menaçants. Finalement les domestiques furent réunis dans une seule pièce. La Goutte leur expliqua solennellement qu'il détenait une lettre de cachet contre leur maître et n'auraient aucun mal s'ils se laissaient faire. Finalement il abandonna les prisonniers à la garde de Jacques et descendit aider ses compagnons.
Arrivé dans la salle du premier étage, il claironna :
— Nous sommes maîtres des domestiques !
Comme si ces paroles correspondaient à un signal, les épées des duellistes s'entrechoquèrent. Le jeune Mondreville avait lancé le premier assaut que Richebourg para facilement. Charles se lança aussitôt dans une série de battements appris par son maître d'armes, lui expliquant que c'était une façon imparable de faire perdre confiance à son adversaire. Richebourg recula et céda en se dégageant, cherchant seulement à jauger ce que valait le garçon.
Puis, il battit son fer deux ou trois fois dans de brèves attaques lui permettant de constater à quel point l'autre se révélait un piètre escrimeur. De plus, Charles avait une médiocre colichemarde quand Thibault avait le fer de sa famille, lame deux fois plus lourde. Jugeant pouvoir en finir rapidement, il conduisit plusieurs contre-pointes, égratignant chaque fois son adversaire afin de l'affaiblir. Mondreville recula peu à peu, se rapprochant de Bréval comme s'il cherchait sa protection. C'est alors que Richebourg en eut assez et se fendit pour lui percer le bras.
De façon inattendue, Bréval se jeta en avant, bousculant Charles pour s'interposer. Et ce fut lui qui reçut la lame dans la poitrine. Un flot de sang remontant dans sa gorge, il s'écroula sur le corps de l'Échafaud.
Richebourg, stupéfait, resta un moment désemparé, puis retira l'épée du corps du marchand de blé. Plus rapide, Mondreville s'était baissé et avait ramassé le pistolet à silex de Bréval. Il le saisit et le brandit vers Richebourg :
— Tu n'auras jamais Anaïs ! Meurs donc assassin !
Avant qu'il n'ait pu tirer, Tilly lui avait à son tour passé l'épée au travers des reins. Le garçon laissa tomber le pistolet et cracha un flot de sang. Il eut le temps de balbutier un dernier mot :
— Père…
Et tomba sur l'Échafaud.