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Le mercredi 19 août, comme convenu, Bréval s'était rendu à Mantes, à l'auberge du Gros-Poisson. Pichon, Canto et Sociendo ne s'y trouvaient point. Il les avait donc attendus la journée durant, puis avait soupé et passé la nuit sur place. Contrarié, il était rentré chez lui, en laissant une lettre à l'aubergiste destinée à ses compères. Dans ce mot, il leur demandait de le prévenir dès leur arrivée.
Le vendredi, le garçon de la poste, qui passait une fois par semaine à Mantes, lui apporta une missive. Mais ce n'était pas celle espérée. Dans ce courrier, les parents d'Anaïs annonçaient leur retour. Ils seraient chez eux le 22 août et demandaient à Bréval de ramener leur fille, ou de la faire ramener avec sa dame de compagnie. Ne pouvant s'absenter, il ordonna à son cocher de conduire Anaïs au Coudray le lendemain. Au fond de lui, il admettait ne pas être mécontent qu'elle parte : depuis leur dernière discussion il ne l'avait plus revue et elle s'était cloîtrée dans sa chambre pour prier, acceptant juste de recevoir du bouillon.
Rendu à Richebourg pour se renseigner, Bréval avait seulement eu confirmation de la disparition de Thibault et de la mort de son domestique. L'enquête avait été transmise au prévôt de Montfort.
Le négociant s'était demandé avec inquiétude si Charles Mondreville pouvait être responsable de quelque chose dans cette affaire, puis s'était rassuré en songeant que si Charles avait tué Richebourg, on aurait retrouvé son corps. De plus, il aurait eu besoin de complices, or il ne disposait pas d'amis. Évidemment, il avait envisagé la participation de Pichon et Canto, ce qui aurait expliqué la blessure de l'officier, mais il ne pouvait les interroger, puisqu'ils ne se manifestaient pas.
*
Le samedi et le dimanche passèrent sans nouvelles ; aussi le lundi 23 août Bréval se rendit-il chez Mondreville.
Le lieutenant du prévôt de Rouen avait envoyé au gouverneur de Normandie un mémoire décrivant l'agression de Gaston de Tilly et la raison de son enfermement au cachot afin de le corriger. Seigneur haut justicier, il en avait le droit, se justifiait-il. Le duc n'avait pas répondu, mais certainement s'occupait-il d'affaires autrement plus importantes. Pour autant, Mondreville n'avait pas sollicité de décret de prise de corps contre Tilly, comme conseillé par Bréval : si la chambre de la Tournelle1 s'intéressait de trop près à lui, cela provoquerait de fâcheuses enquêtes, tant quant au vol des tailles de 1617 que relatives à la mort des parents de Tilly. Mieux valait, sur ce point, faire profil bas.
Bréval dîna avec Mondreville et son fils. Après le repas, les domestiques les ayant laissés seuls, ils évoquèrent l'absence de Pichon, Canto et Sociendo.
— À cause de Fronsac et Tilly, ils ont eu peur et ne reviendront pas, estima Bréval.
— Seulement, eux seuls pouvaient apprendre les dates du transport, observa sombrement Mondreville.
— D'autres doivent forcément les connaître ! intervint le jeune Charles.
— Tu as raison. Outre le receveur général, il en existe au moins un : le gouverneur de Normandie, répliqua énigmatiquement Bréval.
— Longueville ? Tu crois possible de l'interroger ? éclata de rire Mondreville. Je t'ai pourtant dit qu'il ne m'a même pas reçu la dernière fois où je lui ai demandé audience. Alors, lui suggérer de devenir voleur de grand chemin, nous finirions pendus et étranglés. Le duc est d'une autre étoffe que Concini !
— Je ne te propose pas d'aller le voir, sourit Bréval. En vérité, je pensais plutôt à des intercesseurs. Si des gens de sa race lui suggèrent de saisir les tailles, il les écoutera. En période de guerre civile, s'approprier les biens de son ennemi constitue une action d'éclat, et non un rapinage.
— Peut-être, reconnut Mondreville.
— Seulement, cela entraînera pour nous une part réduite.
— Nous verrons ! Lors du dernier partage, Concini n'a pas eu grand-chose ! ricana le prévôt. Dis-moi plutôt ce que tu as envisagé.
— Je songeais au duc de Beaufort. Il a passé cinq ans en prison, s'est évadé en se brisant un bras et, maintenant que tout le monde a fait la paix avec Mazarin, que tous les capitaines de la Fronde ont obtenu des récompenses pour s'être révoltés contre le roi, lui n'a rien obtenu. Trouves-tu cela juste ?
— La vie est injuste, mon ami.
— Si nous pouvions convaincre Beaufort de l'intérêt pour les frondeurs à voler les tailles, il en parlerait à Longueville. Ne se trouvaient-ils pas alliés durant la fronderie et Beaufort ne doit-il pas épouser une fille Longueville ?
— Comment le convaincre ?
— Tu t'es rendu plusieurs fois à Anet, tu connais du monde là-bas. Dimanche, à l'église, j'ai entendu dire qu'il s'y trouvait actuellement, son père lui ayant demandé de le rejoindre.
— Je ne peux débarquer à Anet rencontrer le duc et lui proposer de voler les tailles de Normandie ! fit Mondreville en haussant les épaules. Beaufort est le petit-fils d'Henri IV, tout de même ! Il me tuera ! D'ailleurs, il ne me recevra même pas.
— Quand il n'était que roi de Navarre, Henri IV tirait gloire de dérober les bagages et les biens des capitaines du roi de France, rétorqua Bréval, aussi veux-je bien lui parler, moi. Quant au moyen de rencontrer Beaufort, je t'en propose un : j'ai entendu dire qu'un ancien commis des Aides que je connaissais se trouvait désormais chargé des affaires du duc de Vendôme. Un nommé Bonnesson…
— Je m'en souviens, mais il se fait appeler maintenant Bonnesson de Chassy et passer pour noble, ricana Mondreville.
— Comme d'autres ! sourit son complice. Va le voir cet après-midi, Anet n'est pas loin. Donne-lui quelques louis et parle-lui d'un de ses amis d'autrefois, du temps où il était commis. Il détestera qu'on lui rappelle cette période maintenant qu'il fait croire à sa noblesse. Laisse comprendre que tu sais maintes choses à son sujet. Il doit avoir toutes sortes de malversations sur la conscience ! En échange de ton silence, et de tes louis, il devrait arranger une rencontre avec le duc.
— Je n'aime pas ça, maugréa Mondreville.
— Je ne te reconnais guère ! Tu n'étais pas pusillanime, avant ! Tu sais bien qu'il faut parfois prendre des risques…
*
Le duc César de Vendôme était fils de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées. C'est par sa mère qu'il tenait le château d'Anet. Après la mort de son frère Alexandre, compromis dans la conspiration de Chalais, César avait continué à comploter contre son demi-frère Louis XIII. Tour à tour en prison, en exil, en disgrâce, il avait fui en Angleterre, sur l'accusation d'avoir tenté d'assassiner le roi, et n'était rentré en France qu'après la mort du cardinal de Richelieu.
N'ayant désormais plus aucun espoir de monter sur le trône, il s'était rapproché de la régente et de Mazarin afin d'écarter les Condé. Les deux familles princières, Vendôme et Condé, se haïssaient et le cardinal jouait habilement de leur opposition. Depuis des années, Vendôme et Condé voulaient l'Amirauté, charge prestigieuse qui donnait la maîtrise des places maritimes de la France, en particulier du Havre, de La Rochelle et de Toulon. Pour ces mêmes raisons, Richelieu l'avait gardée dans sa famille et, à la mort d'Armand de Brézé, son dernier possesseur, Mazarin avait conseillé à la reine de la conserver.
En cet été 1649, l'Amirauté venait finalement d'être promise aux Vendôme si Mercœur, le fils du duc, épousait la nièce de Mazarin. Mais Vendôme se méfiait des promesses du cardinal, lequel avait aussi laissé entendre à Condé qu'il pourrait obtenir la charge s'il rentrait dans l'obéissance. Le duc de Beaufort, qui n'avait rien obtenu depuis la fin de la fronderie, aurait accepté de prêter allégeance au cardinal, si on la lui avait proposée. Le 19 août, il était même venu au Palais-Royal, espérant la recevoir. Mais ni Mazarin ni la reine ne la lui avaient offerte. Son père lui avait expliqué plus tard qu'il aurait dû, d'abord, afficher sa soumission. Or Beaufort s'y refusait. Peu lui importait sa pauvreté, répétait-il, puisqu'il était dans le cœur des Parisiens et dans l'esprit du duc d'Orléans, qui suivait aveuglément ce qu'il déclarait.
Seulement, sans argent l'honneur n'est qu'une maladie et Beaufort vivait aux crochets de son père. La situation ne pouvait durer. Le duc de Vendôme avait donc fait venir son fils à Anet pour le convaincre de conclure enfin une paix avec le cardinal.
*
Mondreville entreprit ce que Bréval lui avait suggéré. À Anet, il parvint à rencontrer M. Bonnesson de Chassy qui accepta, de mauvaise grâce, de parler de lui au duc.
— Dites-lui bien, monsieur de Chassy, que je ne viendrai pas en quémandeur. Je souhaite au contraire offrir à monseigneur une fortune (il insista sur ce mot magique) lui permettant de tenir son rang sans rien devoir à personne.
Le lendemain, un messager d'Anet porta un courrier. C'était une lettre du duc, écrite par son secrétaire, Beaufort sachant à peine lire. Où Beaufort annonçait son départ pour Paris jeudi matin et vouloir bien rencontrer M. Mondreville mercredi soir avant souper, à son retour de la chasse.
Le mercredi à quatre heures, Mondreville et Bréval arrivèrent à Anet en carrosse. Ils passèrent le portail dressé à la gloire de Diane et poursuivirent jusqu'à la cour d'honneur. Nombre de serviteurs y attendaient les chasseurs. Un majordome vint s'informer auprès des arrivants, reconnut le seigneur de Mondreville et fit chercher le valet de chambre du duc de Beaufort. Celui-ci les fit entrer dans le grand vestibule, avant de les précéder dans l'escalier jusqu'à la salle des gardes, immense pièce décorée de tapisseries. D'autres visiteurs patientaient sur des banquettes. Ils s'installèrent. Dans une chaleur lourde et oppressante, l'attente dura plus d'une heure jusqu'à ce que retentisse un vacarme de cavaliers, d'aboiement de chiens, de cris et d'interjections. Enfin ils virent entrer un groupe de gentilshommes, Beaufort à leur tête.
Le duc était bien fait de sa personne. Grand, vigoureux et infatigable, il avait de la bravoure et de l'audace, de la loyauté et de la chevalerie. Mais ces qualités relevaient de la seule apparence. Ceux qui l'approchaient connaissaient surtout son esprit pesant et grossier, plein de malignité. Surtout, incapable de conduire de grandes affaires, il n'en avait que les intentions.
Botté, en habit de chasse, il tenait à la main un chapeau à longues plumes blanches. Sa chevelure blonde tombait en boucles sur ses épaules. Si son visage était régulier, son expression se voyait gâtée par une bouche aux lèvres boudeuses et des sourcils perpétuellement froncés, comme s'il avait du mal à comprendre ce qu'on lui racontait.
— Monsieur Mondreville ! Vous voulez me voir quelques instants, m'a-t-on dit, fit-il assez sèchement.
— Oui, monseigneur, pour une affaire de la plus haute importance.
— Je n'ai guère de temps… Mes amis, attendez-moi sur la terrasse, je vous rejoindrai vite, lança le duc à son entourage. Quant à vous, suivez-moi !
Il leur tourna le dos et se dirigea vers l'escalier. Au second palier, il prit la direction de son appartement et fit entrer Mondreville et Bréval dans un petit cabinet dont il ferma soigneusement la porte.
— Expliquez-moi donc ce qui vous amène, demanda-t-il dans un mélange de morgue et de curiosité.
Resté debout, il ne leur avait pas proposé de s'asseoir.
— Monsieur le duc, puis-je vous présenter mon compagnon, monsieur Bréval qui est négociant en blé ?
Beaufort hocha la tête, tapotant de la main une console soutenant un bouquet de fleurs.
— Je serai bref, monseigneur, fit Bréval en s'inclinant profondément. Nous savons tous ici combien le Mazarin a été injuste envers vous. Pourtant, vous êtes le seul à avoir mené le combat jusqu'au bout pour aider les gens comme moi…
— C'est vrai.
— Je sais, comme tout le monde, que vous avez toujours refusé d'être associé aux finasseries et aux tromperies de la finance.
— C'est encore vrai, et croyez que j'en paye le prix ! Même mon père refuse désormais de m'ouvrir les cordons de sa bourse, tant que je n'aurai pas salué le Mazarin.
— Aussi me suis-je dit qu'il était justice que je vous propose un moyen de prendre votre revanche.
— Vous ? s'enquit Beaufort, levant un sourcil de surprise.
— Son Éminence utilise des méthodes perfides, indignes même, pour imposer sa volonté. Au lieu de se battre comme un gentilhomme, qu'il n'est pas, il achète ses ennemis, ainsi que le ferait un marchand, ôtant ainsi leurs appuis à ses adversaires.
— Je ne le sais que trop ! C'est ainsi qu'il a acquis l'armée que Turenne devait nous envoyer !
— Mais ôtez-lui ses finances, et tel un lion sans griffes, il sera incapable de faire le mal, monseigneur.
— Je n'y avais jamais songé ! Mais vous avez raison ; seulement se trouvent derrière lui les finances de l'État qui, même mal en point, sont immenses.
— Les finances ne sont pas si fortes, monseigneur. Au contraire, elles sont encore plus en désarroi qu'on ne le dit. Les banqueroutes se multiplient. Un colporteur m'a rapporté qu'on a pillé les fermes du roi à Valence. On prétend aussi que les trésoriers de France refusent d'établir de nouveaux impôts. La misère est générale, du Languedoc à la Bretagne. Le Dauphiné serait en rébellion au sujet des impôts.
» La Cour même manque d'argent. La reine ne vit plus que des coupes qu'elle fait dans les forêts de Normandie, de Compiègne et de Guise ; bientôt ces ressources s'épuiseront. Les impôts ne rentrent plus. La ferme des gabelles, le plus productif des revenus du royaume, est partout au pillage. D'autres colporteurs m'ont averti que, comme en Normandie, dans les généralités de Picardie et de Champagne, on ne vend plus de sel. Le faux saunage est organisé par les déserteurs d'armée et les vagabonds. J'en ai même vu à Longnes proposer leur sel aux cabaretiers, au su et vu des gens de la gabelle ! Des habitants d'Orléans, de Blois et de Tours ont fait descendre des bateaux pour aller charger du sel à Nantes et le revendre dans leur ville. C'est en vain que capitaines, archers et commis des gabelles essayent de s'y opposer et les succès contre eux enhardissent les contrebandiers. Les finances sont ruinées au point de ne plus payer les rentes de l'Hôtel de Ville de Paris, gagées sur les revenus de la ferme des gabelles.
— Je sais tout cela ! Mais où voulez-vous en venir ? s'agaça Beaufort qui avait écouté ce long discours avec une évidente impatience.
— Il ne serait pas si difficile de rendre le Sicilien impuissant, lui qui attend impatiemment le transport des tailles de Normandie à Paris. Deux millions passeront non loin d'ici. Prenez-les, et Mazarin sera ruiné !
— Vous me proposer de voler la recette des tailles ? demanda Beaufort, incrédule.
— Pas de voler, monseigneur ! D'empêcher Mazarin de les utiliser contre vous et le pauvre peuple de France. Votre aïeul le roi de Navarre n'aurait jamais hésité à un tel coup de main ! Si je suis venu vous proposer cette entreprise, c'est parce que je connais votre audace et votre loyauté chevaleresque, que vous tenez de votre grand-père.
Le silence s'installa. Hostile au début, tant Beaufort avait été choqué par cette idée de vol, il se transforma peu à peu en mutisme de connivence.
C'est que si le duc avait choisi de garder sa popularité auprès des Parisiens en s'opposant au mariage de son frère Mercœur avec la Mazarinette, il se rendait compte être désormais acculé dans une impasse. Si son père ne lui donnait plus d'argent, que deviendrait-il ? Certes, les femmes des Halles lui avaient crié quelques jours auparavant : Monsieur, ne consentez pas au mariage de M. de Mercœur avec la nièce de Mazarin, quoi que vous dise M. de Vendôme. S'il vous abandonne, vous ne manquerez de rien. Nous vous ferons tous les ans une pension de soixante mille livres aux Halles. Mais soixante mille livres étaient bien peu, en face des revenus de l'Amirauté !
— C'est certainement impossible, laissa-t-il enfin tomber, reconnaissant par ses mots qu'il était tenté.
— Savez-vous, monseigneur, qu'en 1617, monsieur le maréchal d'Ancre, gouverneur de Normandie, s'est emparé de la recette des tailles pour affaiblir le roi ? intervint Mondreville, rassuré par ces dernières paroles.
— Non, j'ignore cela…
— Elles étaient transportées sur la Seine, comme le seront les prochaines tailles.
— Songez-y, monseigneur. Quelle action d'éclat ! La perte de cette recette ruinerait les ambitions de Mazarin qui ne pourrait même plus payer ses troupes. La reine le chasserait, et vous, auréolé de cette victoire, prendriez sa place ! Ce serait un exploit digne d'être chanté par tous les poètes du monde !
— Voilà qui est vrai ! reconnut encore le duc après un nouvel instant de réflexion.
Il resta silencieux encore un moment, fronçant encore plus les sourcils comme pour ordonner ses idées, puis déclara :
— Retrouvez-moi à Paris, la semaine prochaine. Je serai mardi au palais d'Orléans avec Monsieur et l'abbé de La Rivière afin de préparer un accommodement avec le cardinal. Passez à l'hôtel de Vendôme le soir à cinq heures, nous irons ensemble chez le coadjuteur proposer votre idée.
Le duc leur fit signe que l'entretien était terminé.
*
Bréval et Mondreville s'inclinèrent, à demi satisfaits. Ils n'avaient pas réussi à dire au duc que seul Longueville connaîtrait le jour de départ du convoi. Quant à mêler le coadjuteur de Paris à leur projet, ce n'était en rien ce qu'ils avaient souhaité.
1 Chambre criminelle dans les parlements.