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Au premier étage, tandis que Bauer attendait les sentinelles, la fumée du canon à feu se dissipa peu à peu et Desgrais découvrit le carnage. Quatre hommes perdant leur sang de multiples plaies gémissaient sur le pavé, atteints par la grenaille ou des échardes de bois. Un cinquième était déchiqueté. Les deux derniers, encore debout, paraissaient abasourdis.

L'exempt balaya la salle des yeux, meublée de deux immenses lits fermés par des portières à rideaux. Il y découvrit plusieurs coffres sur lesquels étaient entreposés des mousquets et des épées. Au milieu se dressait une table couverte de débris de flacons de vin. Au fond, une autre porte, fermée.

Soudain, une voix se fit entendre, provenant d'un des lits.

— Messieurs, je suis Gramucci. Ne me tirez pas dessus !

— Sortez sans crainte ! cria Desgrais.

Le cordelier sortit du lit par une portière.

— Si nous avions su votre présence, Bauer n'aurait jamais tiré ! s'excusa Desgrais.

— J'ai tout fait pour obtenir de dormir dans la pièce d'à côté, mais ils n'ont pas voulu, expliqua le cordelier. Ils sont encore quatre dedans.

— Peuvent-ils fuir ?

— À part sauter d'une fenêtre, non !

À cet instant, le canon à feu tonna. L'un des deux hommes debout se jeta à genoux et se mit à prier. Les blessés gémissaient.

— Monsieur Bauer attendait les sentinelles. Elles viennent d'arriver, paix à leur âme, fit Desgrais.

En effet, tout était terminé car le Bavarois entra.

— La place est à nous, annonça-t-il.

Avisant Gramucci en robe de moine, il demanda :

— C'est notre ami cordelier ?

— Bernardo Gramucci, se présenta l'ancien secrétaire de Concini. Vous êtes le fameux Bauer ? C'est avec ça que vous avez tiré ?

— Oui. Que fait-on de ces gueux ? Dois-je leur couper la gorge ?

— Pour l'instant, il s'agit de mes prisonniers, le calma Desgrais. Et il en reste quatre dans cette pièce.

— Ceux-là vont se rendre ! décida Bauer d'un air menaçant.

— Toi !

Il s'adressa à l'un des deux hommes valides :

— Va à la porte et raconte à tes amis ce qui est arrivé. Je leur laisse une minute, après je les transforme en hachis.

L'autre obéit pendant que Desgrais emmenait Gramucci vers le palier.

— Monsieur Fronsac est à l'étage supérieur, expliqua-t-il. Voulez-vous une arme ? Il y a eu échange de coups de feu, tout à l'heure.

— Donnez-moi ce que vous avez.

— Votre plan s'est déroulé parfaitement, ajouta Desgrais en tendant son épée. Tout le monde dormait quand nous sommes arrivés.

— Je leur avais dit que vous attaqueriez plus tard. À aucun moment, Petit-Jacques n'a cru que je lui mentais et la garde a été réduite au minimum ce soir afin que ses hommes puissent veiller la nuit prochaine ! sourit le cordelier. Voici le genre de stratagème qui fait gagner une bataille !

*

À peine Charles Mondreville et Bréval tombés, Louis s'était précipité vers la porte de la chambre, entraînant La Goutte avec lui.

— Il en reste un autre de l'autre côté !

Il tenta d'ouvrir, mais la serrure était verrouillée.

Gaston était resté un instant désemparé devant les corps de Bréval et de Charles Mondreville dont il n'avait pas souhaité la mort, mais son émotion ne dura guère.

— Richebourg, aidez-moi ! Prenons ce meuble pour enfoncer la porte !

Aussitôt dit, ils se saisirent d'un lourd banc de chêne, tandis que Guillaume surveillait les prisonniers. Avec La Goutte et Louis en renfort, les gonds furent arrachés en quelques coups.

— Attention ! Mondreville est armé, cria Tilly, s'écartant de l'ouverture.

Mais il n'y eut aucun coup de feu. Fronsac s'empara de la lanterne et la fit glisser sur le sol de la chambre. Illuminée, la pièce parut vide.

Gaston prit le flambeau et s'avança le premier. La fenêtre et le volet étant ouverts, un vent glacial entrait dans les lieux.

— Fouillons, dit Gaston, et surtout sous le lit. C'est un piège bien connu de laisser une fenêtre ouverte pour faire croire qu'on est sorti par là. Richebourg, gardez la porte !

Seulement Mondreville ne se trouvait nulle part. Louis s'approcha de la fenêtre. La lune voilée par un nuage, on ne voyait rien, mais il se souvint des gerbes entassées. Seule explication : Mondreville connaissait l'existence du tas et avait sauté dedans. Soit il était loin, soit il était mort.

— Comment a-t-il osé faire ça ? s'énerva Gaston en comprenant que l'assassin de ses parents avait fui en sautant de plus de quatre toises1.

— Il est peut-être mort, les membres brisés, remarqua Louis.

— Tu as raison. La Goutte, va avec Guillaume, prenez des lanternes et cherchez-le. Mais avant, rechargez vos pistolets, il est dangereux. Prévenez aussi Nicolas et ramenez les carrosses.

Quand ils revinrent dans la pièce, Gramucci administrait les derniers sacrements à Bréval. Le fils Mondreville était déjà ad patres.

Desgrais se tenait là aussi, Bauer ayant enfermé les archers de Mondreville avant de partir avec La Goutte et Guillaume.

— Le talent de sorcière de la Galigaï était usurpé ! ricana un Tilly d'humeur morose maintenant que l'assassin de ses parents lui avait échappé. Mondreville a fui et Charles, la chair de sa chair, n'est pas mort sur l'échafaud…

Il s'arrêta, prenant brusquement conscience du nom du brigand.

— … L'Échafaud… balbutia-t-il.

En même temps, il écarquillait les yeux en considérant Bréval en train d'agoniser. Fronsac s'était déjà approché du négociant.

— Vous n'êtes pas Petit-Jacques, n'est-ce pas ?

— Non.

— Mais qui est-il, alors ? s'étonna Gaston.

— Tu ne devines pas ? La malédiction aurait dû te mettre sur la voie : c'est lui, le vrai Mondreville.

Un frisson glacial parcourut Tilly.

— Vous aviez deviné ? demanda Bréval dans un sourire déjà figé par la mort.

— Depuis longtemps. Vous aimiez trop le fils Mondreville, dont le père ne paraissait guère s'occuper. Il était votre fils, c'est ça ?

— Oui.

— Pourquoi avez-vous interverti vos noms ?

Bréval fermant les yeux, ils crurent un instant qu'il était passé, mais il murmura :

— Après nous être appropriés les tailles, nous étions riches… Petit-Jacques voulait acheter des bateaux, se lancer dans le grand négoce sur l'océan. Son rêve. Moi, je voulais la seigneurie de Mondreville. Je me voyais seigneur justicier.

Un flot de sang l'étouffa. Il toussa, cracha et parvint à poursuivre :

— Mais les choses furent plus difficiles… L'achat de la seigneurie impliquait de passer devant la Chambre des aides. On m'y connaissait, donc se l'approprier était impossible. Quant à Petit-Jacques, il craignait d'être reconnu des bateliers s'il devenait négociant à Rouen. C'est ainsi que naquit l'idée de changer nos personnes. Il a fait faire de faux documents et s'est présenté à la Chambre des aides comme un Mondreville… Moi je suis devenu Bréval. J'étais doué pour les affaires et Petit-Jacques m'apprit à naviguer. Quant à lui, il s'est transformé en ce prévôt que vous avez connu.

— Et Charles ? demanda Louis.

— Ma femme est morte à la délivrance, Charles n'avait plus de mère… À ce moment-là, l'épouse de Petit-Jacques était grosse, mais a perdu son fruit. J'ai pensé l'occasion unique pour mon fils d'entrer dans la noblesse. Madame Mondreville, puisqu'elle portait mon nom, a accepté, elle en était même heureuse, mais elle est morte de la variole peu après. Lui, les enfants ne l'intéressaient pas. Seule sa personne comptait. Hélas ! au contact de Petit-Jacques, les mauvais penchants de mon fils se sont développés. J'en étais désespéré.

De nouveau, il eut un flot de sang, mais cette fois, ne put le recracher.

— Il s'étouffe, s'alarma Richebourg, aidez-moi à le mettre sur le côté.

Ils le soulevèrent, mais le véritable Mondreville expira dans leurs bras.

— C'est fini, dit Louis.

— Je vais rejoindre La Goutte, décida Gaston.

Fronsac hocha la tête, méditant sur l'étrange malédiction.

— Je n'ai pas tout compris, monsieur, lui avoua alors Desgrais. À quoi monsieur de Tilly faisait-il allusion en parlant du talent de sorcière de la Galigaï, de la chair de la chair…

— Avant de mourir, la maréchale d'Ancre a proféré une malédiction envers Mondreville qui assistait à son exécution. Monsieur Gramucci, présent, l'a entendue. Elle a dit : La mia maledizione andrà a seguirti fino che la tua pelle e la pelle della tua pelle cadonno sul patibolo. Vous comprenez l'Italien ?

— Un peu. « Ma malédiction te poursuivra jusqu'à ce que ta chair et la chair de ta chair tombent sur l'Échafaud… » C'est cela ?

— Oui. Mais l'Échafaud, ce n'était pas celui du bourreau, c'était ce brigand. Le Grand Coesre. Le roi d'Argot que toute la police recherche à Paris. Je l'ai rencontré deux fois, et c'est à cause de moi qu'il était défiguré. Mais comment la Galigaï pouvait-elle deviner ?

— Madame la maréchale savait beaucoup de choses que nous ne connaîtrons jamais, commenta sombrement Gramucci en se signant. Je vais m'occuper de l'autre blessé, dit-il pour changer de sujet.

Le cordelier pansa sommairement l'épaule du brigand. Ce qui n'était guère utile puisqu'il finirait pendu. Pendant ce temps, Desgrais garrotta son complice et Louis rejoignit Jacques à l'étage supérieur.

Il annonça aux domestiques l'opération de police terminée et qu'ils étaient libres de circuler dans la maison. Il leur donna ordre de remettre les lieux en état, d'allumer des flambeaux et de descendre les cadavres dans la cour.

Accompagné de Jacques, il se rendit ensuite au premier étage, où Bauer avait rassemblé les archers prisonniers. Fronsac leur expliqua la supercherie : Mondreville était le brigand Petit-Jacques recherché depuis trente ans, et ajouta être désolé pour ceux d'entre eux qui étaient morts, mais qu'ils auraient dû réfléchir avant de s'engager sous les ordres de cet homme, à tout le moins se rendre quand le prévôt de Vernon était venu. Pour l'instant, ils resteraient enfermés dans la chambre jusqu'à la venue du prévôt de Mantes, lequel prendrait des décisions à leur sujet.

Il n'y eut pas de question mais un sergent assura qu'ils ignoraient tout, que Mondreville les terrorisait et qu'ils s'étaient toujours montrés d'honnêtes archers au service de la loi.

Gaston arriva à ce moment avec La Goutte, Guillaume et Nicolas. Il prit Louis à part :

— Il a vraiment sauté, les traces sont visibles. Mais il n'y a pas de sang et il est parvenu à fuir.

— Il n'ira pas loin, à pied.

— J'espère.

Fronsac raconta ce qu'il avait fait et Tilly suggéra qu'ils aillent dormir un couple d'heures avec Richebourg et Bauer. Ils devraient partir tôt pour Mantes et Vernon.

La garde fut confiée à Desgrais, La Goutte et aux frères Bouvier.

*

Le samedi, au lever du soleil, Gaston rassembla ses compagnons et fit chercher le sergent de Mondreville qui avait parlé la veille.

— Je pars à Mantes avec Richebourg dans le carrosse de Mondreville, expliqua-t-il. Je ramènerai le prévôt. Toi, Louis, va à Vernon avec Bauer et Nicolas et ramenez monsieur Langlois et son fils. Quand ils seront là, nous leur confierons la place et rentrerons à Paris. Richebourg me remplacera ici. Je demanderai à Séguier qu'il soit nommé par commission lieutenant du prévôt de Rouen. Durant notre absence, Desgrais et La Goutte, écrivez un mémoire racontant notre intervention et rapportez la confession de Bréval entendue. Elle nous sera utile.

Il s'adressa au sergent de Mondreville :

— Vous, vous partirez en patrouille avec vos hommes les plus loyaux. Guillaume Bouvier vous accompagnera. Recherchez les traces de Mondreville. J'offre cent pistoles si vous le ramenez. Jacques, vous garderez la maison en compagnie de Desgrais et La Goutte.

— Si vous êtes d'accord, proposa Gramucci, j'irai avec eux. Moi aussi j'ai un rude compte à régler avec ce Petit-Jacques.

*

Les deux prévôts arrivèrent dans l'après-midi, chacun accompagné d'une dizaine d'archers. Langlois avait même eu le temps d'envoyer un courrier au prévôt des maréchaux de Rouen, relatant le récit de Louis. Il avait aussi demandé au procureur du roi de Vernon de l'accompagner, tant l'affaire se révélait importante.

En chemin, Gaston et Louis avaient expliqué aux magistrats les véritables personnalités de Mondreville et Bréval, leurs rôles en 1617, et l'imposture menée depuis trente ans. Ils n'avaient pas parlé du nouveau projet de vol de la recette des tailles, mais la présence de l'Échafaud, roi d'Argot à Paris, et de sa bande, prouvait qu'une importante opération criminelle se préparait.

Sur place, on fit visiter les lieux aux magistrats en leur racontant l'intervention. Tilly montra ses ordres, la lettre de cachet du roi, le cadavre du Grand Coesre et fit faire des copies de la confession de Bréval. Richebourg détailla le meurtre de son domestique par le fils Mondreville, puis les deux membres de la bande de l'Échafaud furent remis au prévôt de Vernon.

Tout le monde dormit sur place. Gaston, Louis et les frères Bouvier rentrèrent à Paris le dimanche avec Gramucci, Desgrais et La Goutte. Comme convenu, Richebourg resta à la ferme fortifiée, nommé provisoirement lieutenant de prévôt.

Huit mètres.