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Le mardi 11 avril 1617, lendemain du vol, Louis de Tilly, lieutenant du prévôt général de Rouen chargé du maintien de l'ordre dans une quarantaine de paroisses des vicomtés d'Évreux, de Mantes et Vernon, fut convoqué dans cette dernière ville par le gouverneur. La veille, son sergent l'avait informé de l'incroyable rapinage des tailles qu'il venait d'apprendre sans en connaître les détails.
Comme tous les lieutenants du prévôt de Rouen, Louis de Tilly assurait la police et la justice dans les campagnes. Quand, avec ses archers et sergents armés d'arquebuses et de pertuisanes1, il prenait maraudeurs ou larrons en flagrant délit, il les pendait donc sur place, bénéficiant du pouvoir de prendre des décisions sans appel. Certains territoires échappaient cependant à sa juridiction. Les villes, bien sûr, qui disposaient d'un prévôt, d'un lieutenant civil ou d'un lieutenant criminel, les berges de la Seine, qui dépendaient du vicomte de l'Eau et de ses lieutenants, et enfin les justices féodales, quand elles avaient droit de haute justice.
Au château de Vernon, la réunion était prévue au sein du jeu de paume, la seule grande salle encore en bon état de la forteresse féodale. Apparemment, le gouverneur ne voulait pas tenir cette conférence dans son manoir, sans doute afin d'être moins impliqué par la suite.
Le prévôt de Vernon Jacques Langlois, le gouverneur, le vicomte et gouverneur du château, M. de Bordeaux, trônaient sur des chaises tapissées. De part et d'autre, sur des bancs à dossier, siégeaient les autres lieutenants du prévôt de Rouen, le lieutenant de la vicomté de l'Eau, les receveurs des aides et tailles de Mantes et de Vernon, le greffier du bailli, le capitaine des gardes des forêts et le maître du pont de Vernon. Le visage grave et inquiet, aucun n'ignorait que le maréchal d'Ancre pendait ceux qui contestaient sa politique. Comment traiterait-il alors des officiers royaux ayant laissé voler la recette de son gouvernorat ?
La conférence commença dès que Louis de Tilly se fut assis. Le gouverneur résuma d'abord les faits survenus la veille. La partie de la Seine où avait eu lieu le vol dépendait de la vicomté de Mantes, mais le convoi et l'escorte étant partis de Vernon, les autorités de cette ville seraient incriminées pour ne point avoir assuré la sécurité du transport. Le gouverneur avait déjà averti le maréchal d'Ancre à Rouen, mais n'avait encore reçu aucune réponse.
Après cet exposé, il céda la parole à l'officier qui commandait les mousquetaires d'escorte.
Homme dans la trentaine au teint blafard, aux cheveux en bataille et à la barbiche en pointe non peignée, arborant des poches sombres sous les yeux, des traits tirés et un visage affichant son désespoir, les mains tremblantes sans qu'il puisse les maîtriser, il se savait sur le point de perdre sa charge et de subir des peines infamantes pour s'être fait voler un million de livres. Il fit cependant le récit de l'exaction avec une grande précision et reconnut ne jamais avoir imaginé qu'une petite gribane à voile s'attaquerait avec tant d'audace à la gabarre de transport de la recette des tailles. Il avait seulement compris que quelque chose d'anormal se produisait lorsque l'un des mousquetaires avait crié que des mariniers sautaient d'un bord à l'autre.
À la question de Louis de Tilly, étonné que les bateliers n'aient pas donné l'alerte, l'officier répondit que ces derniers avaient tous été tués d'une flèche d'arbalète, sauf le dernier, d'un coup de hache. Personne n'avait donc rien entendu.
Il poursuivit, expliquant que la gribane s'était ensuite engouffrée entre deux îles, dans un bras mort de la rive droite, avec la gabarre en remorque. Ne pouvant traverser la rivière, il avait envoyé des gens d'armes à la maison du passeur, toute proche, mais la coque de son bac avait été percée.
Les exclamations de stupéfaction rassérénèrent un peu l'officier, qui reprit :
— J'ai tenté d'arrêter l'une des barques qui descendait le fil du fleuve, et je venais d'y parvenir quand la gribane est ressortie du bras mort…
De nouveau, résonnèrent des interjections de surprise.
— La barque a suivi le cours de la rivière. Avec sa grande voile, elle s'est très vite éloignée, navigant adroitement entre les bancs de sable. J'ai immédiatement dépêché des cavaliers à sa poursuite, mais le démon qui la barrait avait tout prévu : il a accosté sur la rive droite. De l'autre, mes hommes l'ont vu transporter une caisse. Des chevaux l'attendaient et il a disparu.
— Mais il ne pouvait être seul ! Où était donc la gabarre ? s'enquit le gouverneur de Vernon.
— Pendant que les cavaliers poursuivaient la gribane, un foncet que j'avais arrêté me transporta sur la rive droite, non loin du château de la Roche-Guyon. Quelques-uns de mes hommes sont allés y chercher de l'aide et des chevaux. Moi, j'ai suivi la rive jusqu'au bras mort. La gabarre ne s'y trouvait plus.
— Quoi ! Elle devait être dissimulée quelque part dans les herbes ! s'exclama le prévôt.
— Pas exactement, monsieur. Mais en effet, bien plus tard, en descendant dans l'eau jusqu'aux cuisses, l'un des gardes-chasses du château l'a découverte. Coulée.
— Et le chargement ? interrogea le gouverneur.
— L'eau débordait de vase, monsieur le marquis. Les recherches, difficiles, ont duré jusqu'à la nuit, mais il n'y avait plus de caisses. Je peux l'affirmer. En revanche, nous avons trouvé un homme dans un fourré, tué d'un coup de dague.
— L'a-t-on reconnu ?
— Pour l'instant, personne ne sait de qui il s'agit.
— J'irai le voir, décida le lieutenant de la prévôté de l'Eau. Peut-être est-ce un batelier que je connais.
— C'est plutôt l'un des voleurs, confirma le prévôt. Ils ont dû se battre pour le partage ! Dès que vous l'aurez ramené, je le ferai pendre à la porte du pont, pour l'exemple !
— Tout cela ne nous dit pas comment ils sont parvenus à disparaître ! s'emporta le prévôt de Mantes.
— Il y avait des traces de roue récentes, monsieur. Elles conduisaient au chemin qui longe la rive, mais là, impossible de savoir vers quelle direction. De toutes les façons, je n'ai eu des chevaux que plus tard. J'ai alors envoyé des cavaliers, mais à la Roche-Guyon, où j'avais installé mon quartier général, ils sont rentrés bredouilles. Dans la nuit, j'ai fait passer mes hommes par le pont de Vernon et les recherches ont repris ce matin avec eux.
— Messieurs, qu'en dites-vous ? demanda le gouverneur de la ville, qui ne savait que penser.
— Ces voleurs se sont montrés non seulement habiles mais avaient tout prévu, remarqua Tilly. Il va être difficile de les retrouver. Pour ma part, j'en sais assez. Aussi, si vous m'y autorisez, monsieur le gouverneur, voudrais-je commencer des recherches puisque le vol a eu lieu dans le territoire dont j'ai la charge. Je suis venu avec mes sergents et mes archers. Monsieur l'officier, un de vos mousquetaires peut-il nous conduire où vous avez trouvé la gabarre et le cadavre ?
— Oui, monsieur.
Ne sachant que décider d'autre, le gouverneur interrogea du regard le prévôt Jacques Langlois, puis le prévôt de Mantes et les principaux magistrats. Personne n'osait s'exprimer et les autres lieutenants du prévôt des maréchaux ne se jugeaient en rien concernés. Tous craignaient pour leur charge. Après tout, le prévôt Tilly avait fait preuve de sagacité. S'il pouvait au moins ramener quelques-uns des brigands… leurs supplices constitueraient déjà une satisfaction…
— Allez-y, monsieur de Tilly.
— Monsieur, intervint le lieutenant de la vicomté de l'Eau, pour ma part, j'aimerais examiner la gribane du voleur.
Le vicomte de l'Eau était juge criminel pour les crimes et délits commis sur les quais de Rouen et sur la rivière. Lui et ses lieutenants assuraient la police sur le chemin de halage et sur la Seine.
— La barque se trouve encore là où il l'a abandonnée. J'ai laissé des hommes pour la surveiller, répliqua l'officier.
— Je vais m'y rendre, si monsieur le gouverneur m'y autorise. Elle doit bien appartenir à quelqu'un, et retrouver le propriétaire fera rapidement avancer l'enquête.
Après que l'officier eut donné des ordres, Tilly et le lieutenant de la vicomté de l'Eau partirent avec deux mousquetaires et la petite troupe d'archers.
*
Plus que d'habitude, le vieux pont était encombré de charrettes et de chariots patientant pour payer le péage. Les ponts les plus proches se situant à Mantes et à Pont-de-L'Arche, et la rivière se trouvant haute avec un courant rapide, les bacs de Vernon ne se risquaient pas à la traversée. Donc chacun attendait. Et ils durent attendre eux aussi.
Entre les bouillonnements des flots, les grincements des moulins à foulon et à blé sous les arches, les interjections des charretiers et des cris des mariniers, le vacarme était assourdissant. À cause du courant, le passage du pont de Vernon se révélait délicat pour les gabarres. De fait, ce matin-là, une trentaine de haleurs, sous la direction du maître de pont, tentaient de faire passer une grosse barque pleine de tonneaux. Chacun s'égosillait.
S'efforçant de surmonter ce tumulte, Tilly et le lieutenant de la vicomté de l'Eau échangèrent leur sentiment sur le vol.
Pour le second, seul Petit-Jacques avait pu être capable de manœuvrer aussi adroitement une gribane dans le fleuve en crue. Louis de Tilly l'approuva. Certes, seul ce brigand pouvait avoir l'audace d'attaquer un convoi si bien protégé, mais, remarqua-til, quelqu'un avait dû le renseigner sur le départ et les conditions du transport.
L'importance de la recette volée, la préparation soigneuse de l'entreprise, tout témoignait même d'une complicité haut placée. Tilly songea d'emblée, avec une pointe d'amertume, qu'il ne remonterait sans doute jamais jusqu'à l'instigateur du vol.
Ils traversèrent enfin le fleuve et se séparèrent au chemin conduisant à la gribane abandonnée, Tilly et ses archers poursuivant jusqu'au bras mort où les voleurs avaient accosté.
*
L'endroit était maintenant désert. Louis demanda à l'un de ses sergents de gagner le village de Haute-Isle qui dominait la Seine. Peut-être quelqu'un aurait-il vu les chariots des malandrins. Ensuite, il examina les lieux et fit fouiller les bois par ses archers au cas où les malfaiteurs auraient dissimulé leur butin dans le but de venir le rechercher plus tard.
Soudain, un appel. Un de ses hommes venait de découvrir un corps, dissimulé dans un fourré mais trahi par du sang laissé sur les herbes.
Tilly accourut dès qu'on l'appela. L'homme avait le ventre ouvert et les boyaux dehors, déjà couverts de vermine. Il respirait encore.
— Qui êtes-vous ? demanda Tilly, tandis que ses hommes s'étaient rassemblés autour pour écouter.
— Gueule-Noire, haleta le mourant. Petit-Jacques… Petit-Jacques nous a trahis.
— C'est lui qui vous a blessé ?
— Non… l'Italien… Mondreville… J'ai… rampé…
— Qui est Mondreville ?
— Les autres… des… Italiens… Balthazar Nardi.
Le bandit ne s'était maintenu en vie qu'en espérant pouvoir dénoncer ceux qui l'avaient éliminé. Y étant parvenu, il expira.
Tilly, qui s'était agenouillé pour l'écouter, se releva, excité par ce qu'il venait d'apprendre, mais aussi déçu d'une information aussi fragmentaire.
Mondreville ! Il y avait beaucoup de Mondreville dans la vicomté, la plupart venaient du village et de la seigneurie du même nom. Les Tilly en avaient même, un temps, été seigneurs. Cela signifiait-il que l'assassin de cet homme venait de Mondreville ? Tilly décida d'entamer des recherches là-bas. Une quête d'autant plus facile que le bourg se situait à moins d'une lieue de chez lui.
Quant aux Italiens, que devait-il en penser, alors que le gouvernement de Normandie se trouvait aux mains d'un Concini que ses compatriotes entouraient avec délices ? Qui pouvait être ce Balthazar Nardi ? Un de ces aventuriers de sac et de corde fréquentant le maréchal d'Ancre ? L'hypothèse expliquerait que les voleurs aient été si bien informés.
Il avait en tout cas la certitude que le fameux Petit-Jacques commandait la barque. Or, le brigand vivait dans le bailliage et Tilly l'avait déjà traqué. Cette fois, il se jura de le trouver.
— Vous avez entendu ? demanda-t-il à ses hommes. C'est à coup sûr Petit-Jacques qui a fait le coup. Toi, Pierre (c'était l'un de ses sergents), prends trois hommes et filez vers Vertheuil, puis jusqu'à Mantes. Demandez partout si on a vu des chariots ou des Italiens. Inutile toutefois de faire des recherches du côté de la Roche-Guyon puisque les mousquetaires de l'escorte n'ont rien trouvé. Nous, on va prendre le bac vers la rive gauche. Je l'ai vu passer tout à l'heure, il a donc été réparé. Nous irons à Moisson, ensuite à Mantes. C'est par là que se terre Petit-Jacques, quelqu'un aura bien remarqué quelque chose. Toi, dit-il à un de ses archers, ramène le cadavre de ce voleur à Vernon. Le prévôt le fera pendre avec son comparse. Demain, j'enquêterai à Mondreville.
— Les voleurs viendraient d'un endroit si proche de Tilly, monsieur ? interrogea Pierre, dubitatif. Mon cousin y vit. Il ne m'a jamais alerté de trafics louches.
— Je sais, mais pour l'instant, c'est la seule piste. Demain soir, je rédigerai un mémoire pour le gouverneur.
*
Louis de Tilly, d'une naissance illustre, appartenait à l'une des plus vieilles familles de Normandie puisque les siens avaient pour ancêtre Philippe d'Harcourt, lui-même descendant d'Enguerrand d'Harcourt, compagnon de Guillaume le Conquérant. Participant aux croisades, ses ancêtres avaient toujours servi fidèlement leur roi sans pour autant jamais faire fortune.
Louis avait seize ans quand il avait rejoint le baron de Rosny, car son père, bien que catholique, avait été officier dans la maison de Maximilien de Béthune2. Il se trouvait aux côtés du duc dans la plaine d'Ivry, le matin du 14 mars 1590, tandis que son aîné, Hercule, combattait du côté de la Ligue. Comme tous les soldats, il avait donc entendu les fortes paroles du nouveau roi Henri IV avant la bataille :
— Si vous perdez vos enseignes, cornettes ou guidons, ne perdez point de vue mon panache. Vous le trouverez toujours au chemin de l'honneur et de la victoire !
Tous ses capitaines, le duc de Montpensier, le maréchal d'Aumont, Biron, le prince de Conti, M. de La Trémoille, M. de Fleur-de-Lis, le baron de Dunois, Nicolas Poulain et bien sûr le baron de Rosny, l'avaient acclamé. Ils étaient treize mille en face des seize mille hommes de la Ligue et des régiments espagnols commandés par les ducs de Mayenne et d'Aumale.
Cette bataille opposait le fanatisme à la tolérance, l'Espagne à la France, l'intrigue à la vertu. Elle devait décider du sort de la France. Dans la fureur des combats, Rosny avait été percé de plusieurs blessures avant de tomber et il aurait été piétiné par les chevaux s'il n'avait été protégé par Tilly. C'est au sortir de cette effroyable boucherie que Henri IV avait accordé à son vieux compagnon le titre de franc chevalier.
La paix revenue, et Henri IV enfin sur le trône, Rosny avait obtenu pour son jeune officier une lieutenance du prévôt général des maréchaux de Rouen. Les gages étaient faibles mais comme tous les lieutenants de prévôt, Tilly gardait une partie des amendes et des saisies faites sur les brigands qu'il capturait. Ce qui lui avait permis d'épouser la fille d'un conseiller au présidial de Chartres. Le couple avait eu un premier fils, Louis, qui avait participé à la campagne du duc de Savoie Charles-Emmanuel, sur le Montferrat. Bien que le duc de Savoie eût dû, ensuite, rendre ses conquêtes et signer la paix avec le roi d'Espagne, après la bataille d'Asti, ce garçon était resté au service de Charles-Emmanuel.
C'est tardivement, à près de quarante ans, que Louis de Tilly avait eu un second fils, Gaston, qui faisait sa fierté. Il était roux comme sa mère.