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Le jeudi 12 août 1649

— Petit-Jacques ? Bien sûr que je l'ai connu, mais je ne l'ai jamais vu ! répondit le prévôt de Vernon à Gaston.

Il était arrivé avec son fils à la tête d'une vingtaine d'archers à cheval. Et, immédiatement, ils avaient pris le chemin de Mondreville. La troupe et Bauer suivaient le carrosse de Fronsac, tandis que sur le siège du cocher, Pierre Langlois guidait Nicolas.

Dans la voiture, Tilly se montrait méconnaissable. Rasé de frais, ayant fait retailler sa moustache en queue de canard, il avait fait boucler ses cheveux au fer par une servante de l'auberge. Louis lui avait prêté des vêtements, évidemment un peu étroits et trop ternes à son gré, et Bauer passé un baudrier et une solide épée à l'espagnole.

— Que savez-vous de lui ? demanda Fronsac, renouant comme à l'accoutumée un de ses rubans de poignet.

— Je me souviens d'un brigand d'une incroyable audace et d'une rare férocité. Il volait sur les chemins le long de la Seine et s'attaquait aux gabarres des marchands, tuant sans pitié les haleurs et les mariniers qui lui résistaient ou simplement dans le but de les faire taire. On n'a jamais su beaucoup plus sur lui, sinon qu'il était jeune, se méfiait de tout et n'apparaissait que masqué. Quand il découvrait un traître, il l'écorchait ou lui coupait mains, pieds et langue avant de le jeter dans la Seine.

— Vous en parlez au passé, remarqua Louis, après avoir frissonné en entendant les atrocités commises par le truand.

— Un beau jour, on n'a plus entendu parler de lui. Peut-être est-il mort. S'il l'est, j'espère qu'il brûle en enfer.

— C'était lui, le vol des tailles ? s'enquit Gaston.

— On l'a pensé, car il en aurait été capable. Il naviguait fort bien, personne ne connaissait mieux la rivière, ses courants, et les bancs de sable. Vous savez comment s'est passé le vol ?

— Non, répondit Fronsac, satisfait que le prévôt en parle le premier.

— Le transport était fait par une gabarre halée sur le chemin et escortée d'une importante troupe d'archers et de mousquetaires. Les voleurs ont fondu sur elle avec une barque dissimulée dans un bras mort, ont tué les mariniers avec des arbalètes, coupé les câbles de halage et entraîné la gabarre sur l'autre rive. Personne n'a pu les poursuivre.

— C'est pour ça que vous pensez qu'il s'agit de Petit-Jacques ?

— Pour ça et aussi parce qu'à compter de ce jour, il a disparu. Mais surtout on a trouvé deux cadavres d'hommes à lui sur les berges. L'un d'eux a prononcé son nom avant de mourir. Pour moi, ceux qui avaient préparé le vol se sont aussi débarrassés de Petit-Jacques, bien qu'on n'ait jamais retrouvé son corps.

— Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'ils se soient déchirés entre eux. Un vol de un million de livres attire les convoitises ! laissa tomber Louis.

Le prévôt planta ses yeux dans les siens. Durant un instant, le silence fut pénible. Langlois semblait figé. Louis remarqua ses traits tirés et ses nombreuses rides. C'était le visage d'un homme usé et fatigué.

— Vous saviez ? dit-il enfin dans un reproche.

— Gaston savait, monsieur le prévôt, répondit Fronsac en désignant son ami. Pourquoi ne m'aviez-vous pas révélé qu'il s'agissait d'une telle somme ?

— À dire vrai, je ne souhaitais même pas vous parler de ce vol. C'est une affaire oubliée, enterrée. Personne n'a envie qu'elle revienne sur le devant de la scène.

— Pour quelle raison ? s'étonna Gaston.

Le prévôt soupira.

— Le lendemain du vol, je m'en souviens comme si cela s'était passé hier, je me trouvais au château, dans la salle où monsieur Fronsac m'a vu hier, répondit le prévôt d'un ton las. Il y avait là votre père, monsieur de Tilly, le gouverneur de la ville et du château, le lieutenant du vicomte de l'Eau, plusieurs échevins de mes amis encore parmi nous. Tout le monde était apeuré. Depuis des mois, le royaume vivait dans la terreur. Le maréchal d'Ancre confiait au bourreau ceux qu'il accusait de trahison envers lui. Qu'allait-il nous arriver lorsqu'il apprendrait le vol de la recette des tailles ? Certains songeaient déjà à fuir le royaume. Puis ce fut l'accident de monsieur de Tilly. L'avant-veille, il avait retrouvé un des voleurs, celui ayant parlé, mais il était mort avant d'en avouer suffisamment. Nous espérions tant qu'il ramène Petit-Jacques ! Les jours suivants furent d'angoisse. Pourtant, il ne se passa rien. Le maréchal d'Ancre était à Rouen et rentra à Paris sans même s'arrêter à Vernon. Nous n'eûmes que la visite du prévôt des maréchaux qui augmenta le nombre de chevauchées dans les campagnes. Puis nous apprîmes la mort de Concino Concini. Finalement, la seule sanction fut le remplacement de notre vicomte, monsieur de Bordeaux, par monsieur Bréant1. Ce fut un immense soulagement, d'autant plus fort que le vol tomba rapidement dans l'oubli.

— Savez-vous pourquoi ? demanda Louis.

— Concini était riche à millions, monsieur le marquis. Le roi et les nouveaux ministres ont puisé dans sa fortune et ce million perdu n'était pas grand-chose face à ce qu'ils ont gagné.

— Non ! rétorqua Gaston en secouant la tête. Ça ne s'est pas passé ainsi, car l'organisateur du vol n'était autre que Concini. Ce que mon père avait découvert.

— Concini ! s'étonna le prévôt.

— Le maréchal d'Ancre lui-même ! À mon sens, le roi ayant retrouvé une partie de la recette dérobée dans les biens qu'il a confisqués, plus le fait que l'État n'aime pas qu'on apprenne qu'il est facile de le voler et l'on comprend mieux pourquoi cette affaire a été enterrée.

— Comment Mondreville aurait-il pu connaître Concini ? s'étonna le prévôt.

— Je l'ignore. Vous ne l'avez pas suspecté ?

— Nous ne le connaissions même pas ! Il est arrivé plus tard par ici, quand il a acheté la seigneurie.

— Je vais faire rouvrir l'enquête, décida Tilly. Mon père a nommé un Mondreville dans son mémoire. Il suffit de prouver que c'est lui et je l'enverrai à l'échafaud.

— Ce n'est pas un service que vous me rendriez, grimaça Langlois après un moment de silence.

— Pourquoi ? s'enquit Tilly, tandis que Louis ne disait mot.

— Je suppose que Mazarin ignore tout de ce vol ; mais qu'il apprenne que l'on a rapiné un million près de Vernon, et il serait capable de mettre la ville à l'amende pour le rembourser !

Louis sourit.

— Il a raison, Gaston. Essayons d'abord d'en savoir plus sans y mêler la Cour ou la justice.

Tilly hocha la tête.

*

Au village de Mondreville, on accédait à la demeure du prévôt par un chemin traversant un champ d'orge. La maison elle-même était une grosse bâtisse avec des fenêtres uniquement au deuxième étage. Elle formait le long côté d'un rectangle dont les trois autres étaient des granges, des murs fortifiés et des écuries. On pénétrait dans la cour intérieure par un porche à deux tourelles, précédé d'un pont-levis sur un fossé. Quand ils arrivèrent, celui-ci était relevé.

Les visiteurs s'arrêtèrent à quelques toises.

— Je n'ai jamais vu le porche fermé et le pont dressé, remarqua Langlois d'une voix teintée d'inquiétude.

— On nous attendait ! répondit Tilly en haussant les épaules.

Il descendit de la voiture et s'avança sans crainte.

— Je suis Gaston de Tilly, procureur à la prévôté de l'Hôtel du roi. Ouvrez-moi ! Je viens interroger monsieur Mondreville pour l'action scélérate qu'il a conduite contre moi, et pour d'autres crimes encore plus graves.

Il n'y eut aucune réponse pendant une longue minute, puis une voix se fit entendre d'une des tourelles du porche.

— Je suis Jacques Mondreville, lieutenant du prévôt des maréchaux de Rouen. Qui vous a libéré ?

— Pourquoi m'avez-vous emprisonné ?

— Vous avez essayé de m'étrangler ! rugit l'autre.

— Que savez-vous du vol des tailles en 1617 ?

— J'ignore de quoi vous parlez, je n'étais pas prévôt en 1617 !

— Que savez-vous de la mort de mon père ?

— J'ignore tout de votre père ! Vous êtes un dément ! hurla Mondreville. Tout comme vos amis qui ont battu mon fils au Saut du Coq. J'ai vingt témoins ! Je prépare une requête contre vous tous auprès du parlement de Rouen. Je vous ferai saisir de corps et condamner aux galères pour vos violences !

Louis et le prévôt sortirent à leur tour du carrosse. Pierre Langlois avait fait mettre ses archers en position, lesquels avaient allumé les mèches de leurs mousquets.

— Que faites-vous ici, monsieur Langlois ? l'interpella Mondreville. Vous n'êtes pas dans la vicomté de Vernon !

— Pour l'instant, Mondreville a le droit pour lui, remarqua le prévôt, mal à l'aise. Avez-vous vraiment battu son fils ? demanda-t-il à Fronsac.

— À peine un soufflet ou deux, répondit Louis avec une moue.

Il s'approcha de Gaston.

— Mondreville n'ouvrira pas et nous ne pouvons prendre d'assaut sa maison forte. Allons-nous en. Le temps de la revanche viendra.

— Non ! dit Gaston qui l'écarta.

— Vous avez un cheval à moi ! cria-t-il à Mondreville. Et cent écus que vous m'avez volés !

— Cela servira à payer vos frais de prison !

De l'autre côté du portail, des archers ou des serviteurs de Mondreville s'esclaffèrent à cette plaisanterie.

Louis passa alors devant son ami pour lancer :

— Monsieur Mondreville, je suis Louis Fronsac, marquis de Vivonne. C'est moi qui ai interrogé votre fils. Répondez-moi à votre tour : connaissez-vous Petit-Jacques ?

Il n'y eut pas de réponse.

Fronsac ajouta :

— Nous le retrouverons, ainsi que Balthazar Nardi et ceux qui œuvraient avec vous. Après quoi, nous reviendrons vous chercher, pour vous conduire à l'échafaud.

Il prit Gaston par l'épaule et l'entraîna au carrosse.

Le coup de mousquet partit à ce moment-là et rata Gaston de peu. Tous se précipitèrent dans la voiture, tandis que Pierre Langlois vidait son pistolet vers la tourelle, imité par quelques-uns de ses mousquetaires.

Comme les balles se perdirent, personne ne répondit de la maison forte. Mondreville ne voulait pas se laisser prendre, mais refusait d'engager une guerre ouverte avec les autorités de Vernon.

Nicolas fit adroitement tourner le carrosse, la troupe remonta en selle et ils s'éloignèrent.

*

— Je ne peux rien entreprendre de plus, s'excusa Langlois en écartant les mains. Attaquer cette maison est impossible ; j'aurais beaucoup de pertes et monsieur Le Normand me désavouerait.

— Vous avez déjà beaucoup agi. Voulez-vous que nous vous ramenions à Vernon ? proposa Louis.

— Non, mon fils a pris mon cheval en longe et je rentrerai avec lui. Qu'allez-vous faire ?

— D'abord me rendre à Tilly rassurer mes serviteurs et examiner l'état de mon manoir, répondit Gaston. Ensuite, nous partirons pour Paris. Mon épouse doit être morte d'inquiétude. La semaine prochaine, nous tenterons de retrouver des proches de Concini qui se souviendraient du vol des tailles.

— Vous me rassurez, je craignais que vous ne vous en preniez malgré tout à Mondreville. Mais avant de vous quitter, dites-moi pourquoi vous avez battu son fils. Il va vous poursuivre, c'est certain, surtout s'il possède des témoins.

— Qu'il poursuive ! cracha Gaston.

— C'est une longue histoire, répondit Louis. J'étais à Tilly où je cherchais Gaston quand j'ai appris qu'un autre homme avait disparu. Un nommé Richebourg.

— Thibault ?

— Oui.

— Je le connais, fit le prévôt. Une tête brûlée, mais une vieille famille de gentilshommes. Ruinée, hélas ! pour lui ! Il aurait disparu depuis quand ?

— Quelques jours, je suppose.

Louis raconta ses découvertes dans le vieux donjon, la mort du domestique, puis ses déplacements à Houdan et à Longnes afin de prévenir la filleule de Bréval, et enfin l'altercation avec le fils Mondreville qui lui avait révélé l'emprisonnement de Gaston.

— Ces disparitions seraient donc liées ? soliloqua Langlois. Je n'ai aucune compétence sur Houdan, mais j'irai quand même voir le prévôt pour savoir ce qu'il a appris. Que comptez-vous faire en ce qui concerne Richebourg ?

— Prévenir la filleule de monsieur Bréval. Nous irons après être passé à Tilly.

— Pensez-vous que Richebourg… soit mort ? Que le fils Mondreville l'ait tué ?

— Je ne sais… À la façon dont ce dernier m'a agressé quand j'ai parlé d'Anaïs, il est certain qu'il déteste Richebourg. Violent et arrogant, il aurait été capable de l'éliminer. Mais je n'ai pas trouvé son corps.

— Cela prouve simplement que le fils Mondreville n'est pas si sot. Il a emmené Richebourg dans un lieu sûr afin de s'en débarrasser plus discrètement et de l'enterrer quelque part, voire le jeter dans la Seine. Personne ne parviendra ainsi à l'accuser, suggéra Gaston.

Louis ne répondit pas. Il avait songé à la même chose. Même à pire : Mondreville pouvait avoir enfermé Richebourg dans quelque infâme cachot afin de le torturer à sa guise. Et maintenant qu'il savait que la police allait le chercher, il allait tuer son rival, ou simplement l'abandonner. Sans eau, peut-être enchaîné, Richebourg serait mort dans quelques jours.

— C'est impossible ! intervint le prévôt. Vous ne connaissez pas Richebourg. Personne n'était meilleur que lui une lame à la main. Mondreville n'aurait pu le battre.

— L'assassin du vieux domestique n'était pas seul. J'ai relevé trois empreintes de pas.

— Charles Mondreville aurait donc eu des complices… Qui ? Il n'a comme amis que quelques canailles dont Richebourg aurait fait une bouchée, et je doute que son père l'ait accompagné ou lui ait donné des archers. Le lieutenant du prévôt ne prendrait pas de tels risques…

— Je crois savoir qui sont ses affidés, déclara énigmatiquement Louis.

*

Au premier carrefour, à la sortie de Mondreville, le prévôt descendit et fit ses adieux. Gaston le remercia encore une fois et promit de passer le voir, puis le carrosse prit le chemin de Tilly.

Au manoir, ils trouvèrent les serviteurs désespérés. Après avoir perdu leur maître, les deux domestiques étaient persuadés que le marquis de Vivonne avait à son tour disparu. C'est dire s'ils tombèrent en pleurs, tant l'émotion les submergea.

Gaston, aussi ému, les accola longuement en de fortes et sincères brassées. Ensuite, tandis que la cuisinière préparait un solide dîner, il explora les ruines de la maison où il avait grandi. Louis le laissa seul, observant combien son ami serrait les poings. Ils partirent immédiatement après le dîner, durant lequel Gaston resta silencieux, promettant de revenir sous peu.

Étienne Bréant obtint la charge de vicomte en 1618.