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ALongnes, Pichon proposa aux Mondreville de dîner au Saut du Coq. En chemin, le prévôt leur avait décrit la manœuvre de la gribane de Petit-Jacques, la manière d'aborder la gabarre et comment ils l'avaient saisie. Il ne parla pas du sort des complices, ni de l'après, précisant seulement que les Italiens de Concini avaient donné leur part du butin.

Ensuite, il rentra chez lui tandis que son fils restait avec les deux estafiers devant prévenir Anaïs de l'absence de son parrain, parti à Rouen. À cette occasion, le jeune homme espérait faire sa cour.

Mais Richebourg et sa rossinante se trouvaient devant la maison de Bréval. Avec, comme la veille, Anaïs sur le perron avec sa dame de compagnie. Vêtue d'une modeste robe de couleur sombre et d'une chemise blanche brodée à col haut, elle parlait avec son soupirant et son visage reflétait tout le bonheur du monde.

Mondreville sauta à terre, interpellant rudement Richebourg.

— Que faites-vous là ? Monsieur Bréval vous a interdit d'y venir !

Le visage de Thibault de Richebourg se figea. Comme il posait la main droite sur la poignée de sa rapière, Anaïs s'interposa :

— Monsieur Mondreville, monsieur de Richebourg est un ami, un homme d'esprit et d'honneur. J'apprécie ses visites. Si vous voulez que je garde une bonne opinion de vous, apprenez à vous maîtriser. Mon parrain n'a jamais interdit à monsieur de Richebourg de venir. Je le vois hors de sa maison, nous ne prenons aucune liberté et il n'y a rien de déshonorant entre nous.

— Si vous souhaitez vider cette querelle ici, proposa insolemment Richebourg, s'écartant de son cheval, ces deux messieurs nous serviront de témoins.

— Non ! intervint Pichon, descendu de cheval.

Il prit Mondreville par l'épaule et l'attira à l'écart.

— Oubliez-vous ce que nous avons à entreprendre ? Un duel, et tout sera perdu ! Quand vous aurez deux cent cinquante mille livres, les femmes seront à vous. Celle-là comme les autres !

— J'ai trop supporté les insolences de ce faquin, grinça le boutefeu d'un ton bravache. Je vais lui passer mon épée à travers le corps !

— Et vous faire tuer ! Saluez mademoiselle, elle appréciera votre courtoisie, et prenez congé.

— Il ne tient qu'à vous qu'il ne me tue pas ! Nous sommes trois… suggéra le jeune écervelé avec un sourire fourbe.

— Vous pouvez compter sur nous, mais plus tard, discrètement… Faites ce que je vous dis, insista Pichon à voix basse, renforçant la pression de sa main sur l'épaule.

Le garçon lui lança un regard complice, puis sourit hideusement et revint vers Anaïs d'une démarche chaloupée. Ôtant son chapeau, il s'inclina comme son maître de danse le lui avait appris.

— Je suis désolé de vous avoir fâchée, mademoiselle. Puis-je me retirer ?

Avec un sourire de circonstance, elle lui tendit sa main à baiser. Il s'inclina, effleura la peau de la jeune fille de ses lèvres et retourna à sa monture, sans un regard pour son adversaire.

Pichon s'avança à son tour, son chapeau à la main, faisant une profonde révérence :

— Je suis tout autant désolé de cette querelle, mademoiselle. Nous venions vous annoncer que votre oncle restera à Rouen, peut-être pour quelques jours. Il est avec un de nos amis pour affaire.

— Merci de m'avoir prévenue, monsieur, fit-elle plus froidement.

L'aventurier se recoiffa et remonta en selle. Canto avait déjà salué Anaïs. Elle et Thibault les regardèrent partir. Quand ils furent hors de vue, Richebourg s'adressa à la jeune fille :

— Je me suis sottement emporté, mademoiselle Moulin Lecomte. Je ne le ferai plus. Laissez-moi me retirer à mon tour.

— Je ne veux plus de querelle, Thibault… Et surtout, je ne veux pas vous perdre, murmura-t-elle en baissant les yeux.

Leurs mains se trouvèrent et elle ajouta :

— Quand reviendrez-vous ?

— Demain, ce n'est pas possible. Je dois travailler chez moi.

— Dimanche, je ne sortirai que pour me rendre à la messe. Venez lundi, je vous en prie.

— Je serai là lundi, je vous le jure. Seul le diable pourrait m'en empêcher.

*

Thibault rentra chez lui le cœur plein d'allégresse. Il ne gardait à l'esprit que les derniers mots d'Anaïs : Je ne veux pas vous perdre. C'était la première fois qu'elle lui avouait tenir à lui. Il en était bouleversé.

Il avait une lieue à faire pour gagner la grand-route de Houdan, et, de là, une lieue et demie pour arriver à son vieux château. L'affaire de deux heures avec sa vieille jument.

Il éprouvait un tel bonheur qu'il ne sentit pas le temps passer, laissant trotter l'animal à son gré. Pourtant, en se rapprochant de chez lui, il commença à songer à l'avenir et son euphorie se dissipa. Comme après une ivresse, il ressentit un mélange d'oppression et d'inquiétude, tant, même si Anaïs l'aimait, cela ne changeait rien à sa pauvreté.

S'il parlait à nouveau mariage aux parents de la jeune fille, il serait rejeté. Et en éprouvait une immense honte. Son aïeul, Pierre de Richebourg, se trouvait à Bouvines au côté du roi de France mais ces riches meuniers ne le jugeaient pas à leur goût !

Son tempérament, naturellement combatif, chassa vite cette amertume. Le monde avait changé, il devait l'accepter. En réfléchissant, il ne voyait qu'un seul moyen pour se faire accepter : se mettre au service de quelque puissant seigneur, voire du roi. Il avait songé à entrer dans les gardes du corps de la maison du roi, mais sans appui, c'était impossible. Les Richebourg n'ayant jamais engagé leur foi envers un grand seigneur, il ne disposait de personne pour l'aider. Sans doute pourrait-il être accepté dans un régiment moins prestigieux ? Le plus simple était de partir pour Compiègne où se trouvait la Cour. En se faisant connaître, il trouverait bien un engagement honorable.

Seulement, une fois là-bas, il ne verrait plus Anaïs. Et dans combien d'années reviendrait-il ? Avec quelle solde ? Il songea alors au fils Mondreville. Ce freluquet fortuné aurait place libre. Et s'il parvenait à convaincre les parents d'Anaïs de devenir leur gendre ? Après tout, il disposait du soutien de Bréval.

Par association d'idées, Thibault en vint à penser aux hommes l'ayant empêché de se battre avec ce fat. Ils se disaient à Condé et semblaient bien connaître Bréval, puisque l'un d'eux l'avait accompagné à Rouen. Que pouvaient-ils avoir à faire ici ? Cela avait-il un rapport avec le Prince ? Mondreville œuvrait pour Longueville, et Longueville était le beau-frère du Prince. Existait-il là quelque sournoise intrigue pour que Longueville, ou Condé, facilitât le mariage de Mondreville avec Anaïs ?

L'idée le fit d'abord frémir, avant de s'emparer complètement de son esprit. L'inquiétude le tourmenta à un point tel qu'il décida de ne pas partir à Compiègne avant d'en savoir plus. Jusqu'à dimanche, il devait rester au donjon où son vieux domestique lui demandait de l'aide depuis des semaines afin de réparer des trous dans la toiture, mais dès lundi, il se promit de demander à Anaïs ce qu'elle savait sur ces étrangers.

Le donjon de Houdan, à une bonne lieue du sien, dominait la vallée. L'apercevant entre deux taillis, sa jument sut qu'ils n'étaient plus très loin et pressa le pas, ayant hâte de retrouver son écurie et son avoine. Si, par pauvreté, Thibault mangeait souvent de la bouillie d'orge, son cheval se voyait autrement mieux nourri.

Avant d'arriver aux quelques masures serrées autour de l'église Saint-Georges, il obliqua par un petit chemin traversant un bois appartenant encore aux Richebourg. Thibault y chassait souvent, piégeant lui-même des lièvres, tuant parfois une biche ou un cerf qui, salé, lui donnait de la nourriture pour un mois.

Les taillis étaient touffus. Le sentier conduisant du grand chemin à son donjon était envahi par les ronces et les épineux, laissant à peine le passage à un cheval. L'endroit, sombre et désolé, avait jusqu'à présent convenu à Thibault. Pourtant, ce soir-là, pour la première fois, il éprouva un étouffant sentiment de mélancolie, se demandant si Anaïs accepterait de vivre dans une si rude solitude. Le tonnerre gronda avec violence et une bourrasque souleva les branches. Cela faisait trois jours qu'il tonnait chaque soir. L'orage éclaterait bientôt. Il se morigéna de ne pas être revenu la veille, il aurait ainsi eu le temps de réparer son toit. S'il pleuvait cette nuit, tout serait à nouveau détrempé et gâté comme une quinzaine de jours plus tôt. Il fallait qu'il s'occupe vraiment de son pauvre logis. C'est tout ce qu'il pouvait offrir à Anaïs.

*

Le chemin commença à descendre et il aperçut la tour rectangulaire des Richebourg, enveloppée d'une nappe de lierre jusqu'à mi-hauteur. Construit en brique et pierre par son aïeul Charles de Sabrevois en 1522, le donjon avait à peine plus de cent ans, mais, sans entretien, il paraissait complètement ruiné et abandonné. L'une des deux fenêtres se barrait de planches. Des plaques de mousse jaune marbraient les tuiles du toit dont on apercevait la déchirure. La girouette rouillée ne tournait plus. Sans le filet de fumée qui sortait de la haute cheminée, on aurait pu croire les lieux inhabités.

Un pont-levis, dont il ne restait que les chaînes, surmontait un fossé partiellement comblé par les gravats tombés des corniches et envahi d'orties et de folle avoine. On le franchissait désormais par un pont dormant en bois vermoulu.

Une fois au-delà, Thibault sauta au sol et poussa le vantail de la porte au linteau de pierre surmonté des armes des Richebourg. Malgré les teintes effacées, on distinguait encore trois chevrons d'or. La porte, aux gros clous à tête de diamant, avait été peinte dans un rouge sang de bœuf dont il restait juste quelques lambeaux de couleur.

Le jeune homme et son cheval passèrent une voûte ogivale et entrèrent dans une grande salle couverte de paille qui servait d'écurie. Tout un mur n'était qu'un grand râtelier avec des anneaux de fer scellés pour attacher les chevaux. Du temps de son aïeul, il y en avait une dizaine. Thibault attacha son unique monture, ôta la selle et les brides, la brossa puis garnit le râtelier de bonnes brassées d'avoine. Ensuite, il prit l'escalier bâti dans l'épaisseur des murs dont plusieurs marches moussues étaient rompues.

La salle du premier étage, chambre de son domestique, servait aussi de cellier. Sans cheminée, n'ayant comme ouvertures que de minuscules fenestrons avec d'épaisses grilles, elle contenait seulement des coffres et un vieux lit de bois, entièrement fermé, où l'on entrait par une ouverture protégée d'un rideau.

Dans un angle, un escalier étroit, tournant à l'intérieur d'une des tourelles d'angle, permettait d'accéder à la vaste salle faisant office de chambre et de cuisine. Une maigre luminosité verdâtre et crépusculaire traversait péniblement les carreaux dépolis de l'unique fenêtre pas encore obturée de planches. Sur l'un des coussièges construits dans l'embrasure du mur, un vieillard sommeillait. Dans l'âtre fumant, un maigre feu se consumait, léchant à peine un coquemar de fonte pendu à la crémaillère.

Quand Thibault entra, un vieux chat roux et pelé, qui dormait sur les genoux du domestique, sauta à terre et se précipita vers son maître afin de se frotter contre ses jambes, arquant le dos, ouvrant et serrant ses griffes.

— Bon chat, Rouquin ! fit Thibault, se baissant pour lui passer la main sur le dos.

— Dieu soit loué, vous êtes de retour, monsieur, déclara le vieillard en se levant, titubant encore un peu de sommeil. Je crois que je me suis endormi en guettant votre arrivée ! Je commençais à m'inquiéter. Surtout avec cet orage qui gronde depuis trois jours.

— Il n'y avait pas de raison, Thomas. Demain, je reste avec toi, nous nous occuperons de la toiture, c'est promis. Mais ça sent bon ? Qu'as-tu fait cuire ?

— Une soupe de navets et de pois, monsieur, avec les restes du daim que vous aviez tué la semaine dernière. Je vais préparer la table.

Au milieu de la salle se dressait en effet une table noircie, couverte d'un tapis élimé. Le domestique trottina jusqu'à un dressoir sculpté où il prit une assiette de faïence ébréchée pendant que Thibault ôtait sa casaque, son baudrier, son épée et sa dague. Il les jeta sur le lit à colonnes aux rideaux de brocatelle dont les ramages se distinguaient à peine tant ils étaient passés.

Apercevant deux souris grignotant la tapisserie de son fauteuil, Thibault les chassa à grands coups de manteau sous le regard désapprobateur du chat roux qui s'entendait bien avec les mulots. Craintifs, les rongeurs se réfugièrent derrière la tapisserie de Flandres, usée et décousue, qui garnissait un mur.

Le fauteuil libéré, le maître de maison le poussa devant la table, jetant un bref regard inquiet au reste de la pièce : les chaises aux pieds vermoulus dont la bourre sortait par places de l'assise en cuir de Cordoue ; le grand coffre sculpté au couvercle si lourd qu'on pouvait à peine le soulever ; les vieilles panoplies d'épées, de guisarmes et de haches accrochées face à la tapisserie ; le miroir trouble et les portraits noircis de ses ancêtres. Rien ne donnait envie d'habiter ici.

Thomas le servit, ajoutant au somptueux souper un croûton de pain de seigle qui n'avait que quelques jours.

— As-tu préparé notre travail pour demain ? lança Thibault, se forçant à prendre un ton guilleret. En même temps, il désigna l'échelle de meunier permettant de monter dans les combles où gîtaient hiboux, chouettes et choucas.

— Oui, monsieur, je me suis procuré des ardoises, des clous et des planches. Mais nous aurons une ou deux rudes journées afin de colmater la brèche provoquée par la tempête.

— Nous y arriverons ! Dimanche, les cascades qui dégringolaient ici ne seront qu'un mauvais souvenir ! s'efforça de plaisanter Thibault pour chasser ses tristes pensées.