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Ce n'est qu'arrivé dans la grande antichambre de l'hôtel de Condé, bien éclairée par des lustres et des flambeaux, que Beaufort s'adressa à Gondi.

— Puisque ce pleutre de Condé ne veut pas en être, notre part n'en sera que plus forte ! fanfaronna-t-il.

— Monseigneur, vous ne pensez tout de même pas poursuivre ?

— Pourquoi pas ? Que Mondreville soit un brigand, je veux bien l'admettre, mais pour l'instant c'est un brigand utile. Une fois l'or dans notre poche, il disparaîtra comme les truands que je viens d'engager.

— Vous avez déjà engagé des truands ? s'inquiéta le coadjuteur.

— Le roi de la cour des Miracles et ses compères se trouvent en effet chez Mondreville. Ils préparent l'affaire !

Gondi s'abîma dans le silence. Beaufort se croyait habile mais il n'avait aucun esprit. Persuadé d'être brave quand il n'était que bravache, il était capable des plus grandes sottises, songeait le coadjuteur.

— Je suis désolé, monseigneur, dit-il enfin, mais je me retire. Les grandes affaires sont parfois sujettes à des retours de fortune inattendus. Dans de telles conjectures, il vaut mieux faire retraite avant qu'elles ne se transforment en grandes défaites. Monsieur le Prince ne nous appuiera pas, monsieur de Longueville non plus, mais plus grave, notre secret est percé. Monsieur de Tilly sait tout, il est procureur à l'Hôtel du roi, il a l'oreille de Séguier. Si l'affaire a lieu, qu'elle réussisse ou échoue, nous nous retrouverons à la Bastille… ou à Vincennes.

Beaufort parut soudain moins sûr de lui. D'autant qu'il avait pour habitude de se ranger au dernier avis entendu.

— Que faisons-nous alors ? fit-il fort embarrassé. Nous sommes dans le même vaisseau, il faut périr ou se sauver ensemble.

— Rien ! Laissons Mondreville et Tilly face à face. Cette affaire n'a jamais existé, oublions-la1. Si Mondreville succombe et nous accuse, il sera facile de nier. Il n'existe aucun témoin. Nous avons un autre moyen pour affaiblir Mazarin : les bourgeois de Paris commencent à s'agiter avec la banqueroute des rentes de l'Hôtel de Ville. C'est par là que nous devons agir désormais.

Beaufort, qui comme le dira justement de lui Paul de Gondi dans ses Mémoires n'avait que l'intention des grandes affaires, parut soulagé. Il salua le coadjuteur et rejoignit son carrosse.

*

Quand Fronsac et Tilly arrivèrent dans l'antichambre, Gondi les attendait.

— Monsieur Fronsac, fit-il d'un ton très sec, l'une des grandes incommodités des guerres civiles est qu'il faut beaucoup d'application à garder le silence sur ce que l'on ne doit pas dire, surtout si cela peut causer du tort à un ami. Je n'aurais jamais pensé subir votre indiscrétion, ou plutôt votre trahison.

Louis secoua la tête, surpris de ce reproche.

— Monseigneur, Gaston et moi affrontons depuis plusieurs semaines Mondreville et ses comparses. Monsieur de Tilly a été emprisonné et a failli perdre la vie. Depuis peu, nous avons découvert quel était le dessein de ce maraud, et croyant, à tort je l'avoue, que monsieur de Longueville s'y trouvait associé, j'ai cru de mon devoir de prévenir Monsieur le Prince. Sachez que jamais, ni moi ni Gaston, n'avons envisagé ou imaginé que vous pourriez être mêlé à cette répugnante affaire, sinon j'aurais agi envers vous comme envers Monsieur le Prince, et supplié d'en rester à l'écart.

— Vous avez choisi votre parti, messieurs, laissa tomber le coadjuteur avec insolence. J'avais toute confiance en vous, j'avais tort. Ceci marque la fin de ce que je croyais être une sincère amitié.

Il tourna le dos sans les saluer et s'éloigna.

Ainsi, songea Louis, dans un mélange de dépit et de tristesse, il venait de retrouver la bienveillance du Prince pour perdre celle de Paul, son plus vieil ami avec Gaston. Des vagues de souvenirs lui revinrent de l'époque où il avait douze ans : combien il avait été surpris en voyant entrer Gondi dans leur chambrée au collège de Clermont, quand celui-ci n'était que l'abbé de Buzay : tout petit, noiraud de peau, le nez camus, avec des cheveux frisés formant tonsure. Immédiatement, il lui avait fait penser à un moricaud. Déjà, il ne saluait personne. Pourtant, malgré la distance écrasante qui les séparait, il était devenu son ami et celui de Gaston, les admirant même pour leur audace et leur jugement. À tour de rôle, tous trois avaient été consuls ou décurions dans leurs classes, la compétition ne cessant jamais entre eux. Plus tard, ils s'étaient souvent entraidés, et c'était à Paul que Gaston devait d'avoir pu quitter Paris au printemps, lorsque les truands de Beaufort semaient la terreur2.

Tout cela semblait terminé et Louis s'en affligeait. Il regarda Gaston, les mâchoires serrées, et comprit que son ami n'éprouvait pas les mêmes sentiments. Tilly ne pouvait admettre que Paul de Gondi eût noué une alliance avec l'homme ayant tué son père.

— Condé m'a abandonné Mondreville, asséna finalement Gaston. Je n'attendrai pas que Mazarin se décide à agir. J'irai demain à Mondreville et tout se réglera à la façon des Tilly : Nostro sanguine tinctum.

— Je n'ai rien mangé hier, tant j'avais le ventre noué par l'inquiétude, Gaston, mais il me prend soudain une furieuse envie de me remplir la panse ! Allons à La Grande Nonnain. Et nous préparerons la suite de notre affaire autour d'une fricassée de pigeons.

Tilly approuva. Comme il était venu en carrosse, Louis monta avec lui. Il faisait encore nuit.

— Qui aurait imaginé que Paul se lancerait dans une telle aventure, dit seulement Gaston durant le trajet.

— J'aurais pourtant dû m'en douter. L'intrigue est son ragoût, répliqua sombrement Fronsac.

*

À La Grande Nonnain qui Ferre l'Oie, l'auberge de la rue des Blancs-Manteaux située presque en face de la maison de Louis, la grande salle était à moitié pleine. Ils avaient laissé le carrosse dans le cul-de-sac et prévenu Germain Gaultier de leur passage à l'auberge.

Louis se dirigea vers la petite pièce du fond où se trouvaient des tables pour quatre, contrairement à celles de la grande salle où l'on pouvait tenir à vingt et plus. Ils s'assirent dans un coin éloigné, de façon à ce qu'on ne les entendît pas parler. Les éclats de voix dans la salle auraient de toute façon couvert leurs paroles. Gaston se mit dos au mur afin de pouvoir surveiller l'assistance et ceux qui entraient dans l'hôtellerie.

À cette heure matinale, on venait à peine de mettre à la broche perdreaux, pigeons et faisans, aussi se firent-ils servir de la soupe aux fèves qui cuisait déjà dans une grosse marmite de cuivre rouge, des saucisses et du cervelas avec un pain de Gonesse encore chaud et un grand pichet de vin de Montmartre mis en perce le matin même, selon le crieur entendu dans la rue.

— Comment vois-tu les choses ? demanda Louis. D'abord, combien sont-ils chez Mondreville ?

— Plus de vingt, reconnut Gaston.

— Nous sommes deux. Un contre dix, cela me va ! plaisanta Fronsac. Plus sérieusement, tu peux compter sur Bauer. Il vaut dix hommes à lui seul, et n'oublie pas Richebourg qui se morfond chez moi.

— C'est vrai. Je sais aussi que La Goutte et Desgrais se joindront à moi si je le leur demande.

— À six, la partie est déjà moins inégale, mais tes gens du Châtelet risquent gros.

— Je sais. J'espérais une lettre pareatis de la chancellerie et disposer d'une troupe de Suisses pour prendre la place. Puis j'ai attendu au moins un accord verbal de Séguier, mais il ne m'a rien dit. Depuis ton altercation avec le Prince, tout le monde s'écarte de moi à la prévôté de l'Hôtel. Personne ne veut bouger à la Cour car chacun se demande si la reine ne va pas céder aux coups de boutoir de Condé. Auquel cas Mazarin disparaîtra.

Ils s'interrompirent quand la servante leur porta la soupe et le vin. Elle emplit leur écuelle et retourna dans la grande salle.

— Tout va changer, demain, lorsqu'on saura que le Prince m'a rendu son amitié, remarqua Fronsac en trempant son pain.

— Certainement et…

Gaston s'interrompit en apercevant Tomaso Ganducci.

— Ganducci vient d'entrer, murmura-t-il.

Le gantier examinait les tables, passant lentement en revue les faces rubicondes penchées sur les pots, cherchant visiblement quelqu'un. Quand il eut fait le tour de la grande pièce, il se dirigea vers la petite pièce et les aperçut.

S'approchant, il les salua en s'inclinant, tenant respectueusement son chapeau noir à la main, comme un petit-bourgeois déférent.

— Vous me donnez faim, messieurs, plaisanta-t-il.

— Asseyez-vous avec nous et partagez notre repas, proposa Louis.

— Je ne voudrais pas passer pour un goinfre ou un malotru, monsieur Fronsac.

Pourtant, en disant ces mots, le gantier s'installa sur le banc de Louis.

— Avez-vous une boutique dans ce quartier, monsieur Ganducci ? s'enquit Gaston.

— J'en ai eu une, rue du Pas-de-la-Mule, où je vendais gants et parfums mais elle est fermée pour l'instant, répondit évasivement l'espion, caressant sa barbiche carrée.

Il se tut pendant que la servante plaçait devant lui un pot, une écuelle et un plat de saucisses.

— Je vais être honnête avec vous, monsieur Fronsac, je vous cherchais, poursuivit-il quand elle se fut éloignée.

— Nous l'avions compris, répliqua Tilly, se servant dans le plat.

— Vous vouliez nous proposer des gants ? s'amusa Louis en remplissant le pot de Ganducci.

— Pas vraiment, sourit l'agent de Mazarin. En vérité, je vous cherche depuis quelques jours, mais j'ai appris que vous étiez retourné chez vous à Mercy. Son Éminence est contrariée par la querelle entre vous et le Prince.

— Son Éminence sait beaucoup de choses.

— À sa place, il faut tout savoir sur tout le monde, vous ne l'ignorez pas. Mais puisque vous êtes de retour à Paris, cela signifie-t-il que Monsieur le Prince n'est plus fâché contre vous ?

Louis mâchonna un instant le pain qu'il avait porté à sa bouche. Condé devait déjà avoir annoncé dans quelle estime il le tenait désormais. Il n'avait donc rien à cacher.

— Nous arrivons de chez lui. Notre brouille a pris fin. Son Altesse a compris que j'ai toujours agi avec loyauté envers elle.

— Je vous croyais au service de Son Éminence, remarqua le gantier assez froidement.

— Je sais ce que je dois à Mgr Mazarin et il me trouvera toujours à ses ordres quand il me le demandera.

— Je le lui dirai, monsieur Fronsac. D'ailleurs vous allez pouvoir lui prouver rapidement votre fidélité…

Tomaso Ganducci piqua une saucisse dans le plat.

— J'ai une histoire à vous raconter, vous plairait-il de l'entendre ?

Louis opina tandis que Gaston gardait le silence, observant l'espion en s'interrogeant sur les raisons de sa présence.

— Il y a quelques mois, Gabriel Naudet a acheté à un libraire un lot de mémoires jamais imprimés. Son Éminence est très friande de ce genre de documents pour sa bibliothèque. C'étaient des textes du temps du roi Henri ou de la régence de Marie de Médicis. Parmi ceux-ci, il y avait les récits d'un nommé Balthazar Nardi.

L'espion s'interrompit un instant pour regarder les visages de Gaston et de Louis, mais ceux-ci restèrent de marbre.

— Ce Nardi, né à Arezzo, avait fait ses études avec le maréchal d'Ancre. C'était à la fois son avocat, son diplomate et son agent secret. Parmi les affaires troubles qu'il relatait, se trouvait un vol de la recette des tailles de Normandie auquel il aurait participé. Mais je ne vais pas m'étendre, monsieur de Tilly, puisque vous en avez parlé à monsieur Séguier et que vous y avez fait mention dans le mémoire remis à Son Éminence. Ce vol avait été préparé par le maréchal d'Ancre, alors gouverneur de Normandie, et par son épouse Léonora Galigaï. Cela nous a donné une idée.

— Nous ? s'enquit Fronsac.

— Moi et quelques personnes qui avons l'honneur d'avoir l'oreille de Son Éminence.

Gaston hocha la tête.

— Vous le savez, Monsieur le Prince exigeait le gouvernement de Pont-de-l'Arche pour son beau-frère, monsieur de Longueville…

— Exigeait ? Ne le veut-il plus ? s'étonna Louis.

— Son Éminence a accordé Pont-de-l'Arche, voici trois jours, intervint Gaston.

— Monseigneur n'a pas eu le choix, expliqua Ganducci. Mais, il y a trois mois, il savait déjà qu'il lui serait difficile de résister à Son Altesse ; c'est pourquoi, l'un de nous a eu l'idée de… comment dire… compromettre monsieur de Longueville de telle sorte qu'il fût évident pour tout le monde, y compris pour le Prince, qu'il ne pouvait mériter Pont-de-l'Arche. Notre idée était de faire croire que se préparait un vol de la recette des tailles, et que, comme en 1617, l'instigateur en était le gouverneur de Normandie.

— Je ne comprends pas, fit Gaston.

— Imaginez qu'on arrête quelques truands préparant le détournement de la recette des impôts, que l'un d'eux se nomme Mondreville, comme celui qui avait volé les tailles en 1617, et qu'il soit un fidèle de Longueville. Qu'à ce moment, on fasse circuler une copie des mémoires de Nardi décrivant le rôle joué par le gouverneur de Normandie à l'époque…

— Longueville apparaîtrait comme un gouverneur corrompu, prêt à voler la Couronne pour s'enrichir, intervint Louis qui venait de saisir. C'était habile… Il n'y aurait eu aucune preuve, seulement des faits compromettants et une rumeur s'appuyant sur un précédent…

— Vous avez l'esprit fin, monsieur Fronsac, sourit l'espion.

— Tout n'aurait donc été qu'une mystification ?

— Une mystification ? répéta Gaston.

— Exactement, messieurs. Il s'agissait seulement de discréditer Longueville, sans vol ni violence. Uniquement par la calomnie. Malheureusement, vous êtes intervenus dans notre affaire. Ce n'était pas prévu. Et vous avez disloqué notre belle machination.

Le gantier vida le reste de son pot d'un seul coup et le silence s'installa un instant. Louis reconstruisait mentalement une nouvelle interprétation de ce qu'il savait et avait vécu. Mais Gaston interrompit ses pensées en déclarant :

— Mondreville est pourtant le voleur de 1617 !

— Peut-être. Certainement, même. Mais nous l'ignorions quand nous avons échafaudé notre intrigue. Il semble que ce soit vous qui l'ayez découvert.

— Je ne comprends toujours pas ! fit Tilly en secouant la tête. D'où sortent ces trois pendards : Canto, Pichon et Sociendo ?

— C'est moi qui les ai trouvés. Je les ai appâtés en leur parlant du vol de 1617 et en prétendant qu'un nouveau transport aurait lieu bientôt. J'ai cité le nom du prévôt Mondreville comme un complice possible. C'était le seul Mondreville que j'avais trouvé proche de Longueville. Par un effet du hasard, il s'agissait du voleur de 1617 !

— Par manque de chance, ils ont croisé notre route quand tu recherchais les assassins de tes parents, poursuivit Louis pour Gaston. Si ton oncle Hercule n'était pas mort, rien de tout cela ne se serait produit.

— Il n'y aura donc aucun transport de la recette des tailles ? insista Tilly.

— Aucun ! Et cette intrigue n'a plus d'intérêt.

— Je vous remercie d'être venu nous dire que nous nous étions fourvoyés, monsieur Ganducci, fit froidement Louis.

— Fourvoyés ? Sans doute, mais vous auriez fini par découvrir la vérité.

— Peut-être, mais pourquoi nous la révéler maintenant ? s'agaça Gaston.

Ganducci ne répondit pas d'emblée, aussi Louis le fit-il à sa place.

— Si nous avions découvert la vérité et l'avions confiée au prince de Condé, l'affaire aurait fait scandale, c'est cela ? Et la reine aurait été contrainte d'abandonner Son Éminence pour avoir échafaudé une telle calomnie.

— Décidément, on ne peut rien vous cacher, reconnut le gantier dans un sourire sans joie. Mais il y a plus grave, Mondreville a rencontré Beaufort et Gondi. Je crains qu'il ne leur ait apporté l'affaire.

— Il l'a fait. Confidence pour confidence, monsieur Ganducci, vous pouvez être fier, car je me suis laissé berner par votre intrigue. Persuadé que Mondreville agissait pour Longueville, j'ai prévenu le prince de Condé qui ne m'a pas cru et s'est fâché. Voilà l'origine de notre brouille. Seulement, peu après, Beaufort lui ayant présenté l'affaire, Son Altesse m'a fait revenir de Mercy. Tout à l'heure, devant Beaufort et Gondi, Monsieur le Prince a dit qu'il se refusait à devenir un voleur et à ébranler la Couronne. Le duc et le coadjuteur ont donc décidé d'abandonner.

— Vous me rassurez ! soupira Ganducci. Et je vous sais gré de me confier tout cela. Son Éminence sera aussi tranquillisée, mais ce ne sera pas suffisant…

— Que souhaite monseigneur ?

— Que vous vous désintéressiez de cette histoire et votre parole que vous n'en parlerez jamais.

— Difficile ! laissa tomber Tilly.

— Que deviendront Canto, Pichon et Sociendo ? demanda Louis.

— Ils n'ont été que des marionnettes. Comme ils ne vous ont pas nui, laissez-les tranquilles. J'aurai peut-être encore besoin d'eux.

— Qui sont ces marauds ?

— Canto de La Cornette était commis chez monsieur de La Rallière. Chargé du recouvrement de la gabelle, il a été condamné à la potence. Pichon, qui se dit seigneur de La Charbonnière, est fils d'un avocat du Mans. Il a été condamné dans cette ville à être pendu pour le viol d'une fille. En fuite, il a été roué en effigie et est entré au service de Venise où il a obtenu une charge de capitaine d'infanterie. Là-bas, il a été poursuivi pour vol, viols et brigandage et a dû s'enfuir à nouveau. Il est revenu en France et s'est fait passer pour un officier de Monsieur le Prince. Mais ayant poursuivi ses friponneries, il a été condamné au gibet pour vol de chevaux.

— Et Sociendo est courtier en fesses dans la rue de la Pute-y-Muse, ajouta Louis. Vous avez des comparses assez répugnants, monsieur Ganducci.

— J'exerce un métier que personne ne veut faire, monsieur Fronsac, s'emporta brièvement le gantier. C'est souvent une charge nauséabonde, il est vrai, mais celle des boueux qui ramassent la merde dans les rues l'est tout autant. Dois-je vous apprendre qu'il faut parfois se salir pour vaincre un adversaire ? J'ai besoin de gens comme eux. Ces trois-là faisaient l'affaire : Sociendo était capable de naviguer sur la Seine et les deux autres avaient l'audace de s'attaquer à une escorte.

Louis ne répondit pas. Ganducci avait fait allusion à l'aventure où il s'était grimé en truand pour sauver la vie de Mazarin. Il regrettait dès lors le reproche qu'il venait de proférer.

— J'ai du mal à comprendre comment vous avez réussi à envoyer ces trois-là à Mondreville, intervint Gaston.

— J'avais une histoire au plus près de la vérité. Mais ces pendards ont bien manœuvré, même si ce n'étaient que des manœuvres inutiles. C'est pourquoi je tiens à les garder à mon service.

Seulement il y avait l'assassinat du domestique de Richebourg et l'emprisonnement de Thibault auquel les pendards avaient participé. Gaston allait en parler quand il croisa le regard de son ami lui faisant comprendre de se taire.

— Nous ne ferons rien contre les sieurs Pichon, Canto et Sociendo, s'ils ne croisent plus notre chemin, promit Fronsac. En revanche, il reste Mondreville. Celui-là a participé à l'assassinat des parents de Gaston. Il doit payer et Son Éminence nous le laisser.

Ganducci hésita un moment, mais comprit que c'était la condition du silence des deux hommes.

— Mondreville étant lieutenant du prévôt de Rouen, une arrestation sera difficile et vous aurez du mal à convaincre un prévôt même avec une lettre pareatis, remarqua-t-il. Quand à le prendre chez lui, vous n'y parviendrez pas.

— Je le sais. Proposez donc les termes suivants à Son Éminence. Qu'il nous fasse porter une lettre de cachet pour Mondreville et un décret de prise de corps pour le nommé Petit-Jacques. Les crimes de ce dernier sont tels que personne ne s'y opposera. L'arrestation sera faite par monsieur Desgrais, exempt au Châtelet, et donc officielle. Mondreville et Petit-Jacques seront ensuite conduits à la Bastille et mis au secret.

— Comment réaliser cela sans l'aide des troupes d'un prévôt ? s'étonna Ganducci.

— Nous y parviendrons, mais il y aura peut-être des blessés et des morts parmi ceux qui résisteront. Je veux donc qu'il s'agisse d'une arrestation officielle.

— Soit. Je pense convaincre Son Éminence. Vous aurez vos documents avant demain soir. Cela vous convient-il ?

— Oui.

— Ai-je votre parole sur votre silence ?

— Vous l'avez, si Son Éminence en reste là.

Ganducci se leva.

— Ce dîner était excellent, ainsi que votre compagnie, mais je dois vous quitter.

Il les salua et partit.

— Nous avions le consentement de Condé. Et maintenant l'accord de Mazarin. Mondreville est à toi, Gaston. Donnons-nous un jour ou deux pour tout préparer.

— Ce sera la guerre, Louis. Je veux bien prendre Bauer mais ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée que tu viennes avec nous.

— Tu n'as pas le choix, Gaston, fit Fronsac avec un sourire.

— Pourquoi ?

— Je suis le seul à savoir qui est Petit-Jacques.

D'ailleurs, le cardinal de Retz n'y fit jamais allusion dans ses Mémoires.

Voir Les Ferrets de la reine et Le Secret de l'enclos du Temple, du même auteur.