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Luynes craignait plus que tout que le roi pardonne à sa mère et qu'elle retrouve son ascendant sur lui. Pour l'éviter, il voulait prouver à Louis XIII combien la Galigaï était une créature démoniaque et que, seuls des moyens maléfiques étaient à l'origine de la vertigineuse ascension de Concini. Or, la Galigaï étant l'amie d'enfance de Marie de Médicis, ce serait au roi d'en tirer des conclusions sur sa mère.
Au début de mai, on transféra la maréchale du Louvre à la Bastille. Le 9, Louis XIII signa les lettres patentes ordonnant l'ouverture de son procès et, le 11, on la conduisit de la Bastille à la Conciergerie.
Durant le transport, Léonora Galigaï offrit deux cent mille ducats au capitaine des gardes pour qu'il la laisse s'évader. Il refusa. Mais d'autres gardiens à qui elle s'adressa laissèrent entendre qu'ils se laisseraient volontiers fléchir contre une somme plus substantielle. Seulement la fortune du maréchal d'Ancre ayant été confisquée par Luynes, Léonora ne put satisfaire leur cupidité.
À la Conciergerie, on l'enferma dans une petite cellule en compagnie de deux archers de la garde écossaise et de son apothicaire. Léonora Dori – c'était son véritable nom, celui de Galigaï ayant été acheté –, fut ensuite interrogée par les magistrats.
Accusée de pratiquer la sorcellerie et d'aller au sabbat, elle jura qu'elle était bonne catholique et réfuta l'accusation en ces termes :
— Je jure devant Dieu que je n'ai jamais ouï parler de sorciers et de sorcières. Pourquoi serais-je venue en France pour accomplir ces méchancetés-là ?
Quand on lui reprocha la fortune de son mari, elle répliqua qu'il tenait ses biens de dons de la reine mère et que s'il avait commis des fautes, elle n'y pouvait rien. On ne put du reste prouver qu'elle-même avait trempé dans les violences ni dans les entreprises de Concini contre l'autorité royale. Néanmoins, comme on avait trouvé à son domicile une correspondance avec l'Espagne et les preuves qu'elle vendait les faveurs royales, les offices et même les arrêts du Conseil, l'accusation fut aisée. Elle devint encore plus facile quand on lui reprocha d'avoir attiré en France des astrologues et des devins, de posséder des talismans, des figures de cire, des amulettes, et, enfin, d'avoir fait tirer l'horoscope de la reine mère et de ses enfants pour savoir quand ils mourraient. Car tout cela était vrai. Mais, pour autant, qui à la Cour ne se faisait tirer son horoscope et ne possédait d'amulettes ?
Plus grave, on l'accusa d'avoir fait sacrifier, la nuit, un coq et des pigeons dans une église par des moines italiens, et jeté un charme sur la reine mère. Elle répliqua que le seul charme dont elle se servait résidait dans la supériorité d'une habile femme sur une balourde. Quant au reste, elle avait peur des sorciers auxquels elle attribuait les maux dont elle souffrait. C'est pourquoi elle se faisait exorciser, persuadée d'être poursuivie par le mauvais œil.
*
Au début du mois de juin, un cordelier en froc gris à capuchon serré se présenta au greffe de la Conciergerie avec une lettre du prieur de son ordre l'autorisant à entendre en confession Léonora Dori. Ces visites étant habituelles dans la prison, il fut conduit auprès d'elle.
La maréchale d'Ancre, assise sur son lit à rideaux, lisait son bréviaire. Deux archers, qui ne la quittaient jamais des yeux, jouaient aux dés sur leur lit de sangles.
— Madame, débuta le frère mineur, on m'a demandé de vous entendre en confession.
— Enfin ! murmura-t-elle.
Le franciscain s'approcha des gardes :
— Messieurs, vous pouvez me fouiller, si vous le souhaitez, mais vous le savez le secret de la confession exige que je reste seul avec madame la maréchale d'Ancre.
Trahir la confession se trouvant être un crime punissable de la damnation éternelle, les deux archers se retirèrent, laissant quand même la porte ouverte pour les surveiller.
La Galigaï s'étant agenouillée, le moine s'assit sur le lit pour l'écouter et la bénir. C'est alors qu'elle découvrit son visage.
— Gramucci ! balbutia-t-elle. Comment avez-vous fait ?
— Je ne suis que novice, madame.
— Êtes-vous vraiment franciscain ?
— Je vais l'être, madame.
— La foi vous a-t-elle touché ? s'étonna l'ancienne puissante en se souvenant du bretteur coureur de jupons qu'il était.
— Oui, madame. Après ce à quoi j'ai assisté.
— Comment cela ?
Sans donner trop de détails pour ne pas l'éprouver, il raconta les scènes infernales du pont Neuf et de la rue de l'Arbre-Sec.
— Après, j'ai pleuré et prié plusieurs heures, madame, puis j'ai compris que je devais racheter ces crimes. Je me suis rendu au couvent des Cordeliers où j'ai demandé à voir le prieur. Je lui ai dit qui j'étais et que je voulais entrer dans son ordre.
— Il a accepté si vite ?
— J'ai promis d'offrir tous mes biens au couvent, avoua l'Italien dans un triste sourire. Je suis désormais novice et je prononcerai mes vœux le mois prochain.
— Comment avez-vous fait pour parvenir jusqu'ici ?
— C'est le père abbé qui me l'a proposé, madame. On veut vous condamner comme sorcière, mais plusieurs magistrats s'y opposent. Craignant la damnation, ils ont demandé au père abbé de vous apporter du courage et du réconfort. Vous savez que les cordeliers sont les prédicateurs de la Pénitence. Ils ont pour devoir de porter secours aux prisonniers et aux condamnés. Sachant qui j'étais, l'abbé a jugé que je serais le plus à même de vous soulager. De quoi avez-vous besoin ?
— Je n'ai rien, ni argent ni linge, mais je n'ai besoin que de la compassion du Seigneur, Bernardo. Dis-moi plutôt ce que sont devenus mes serviteurs ? Je m'inquiète pour eux.
— La plupart sont emprisonnés ou ont fui, madame. Le lendemain du meurtre de votre époux, Nardi a été arrêté à sa maison de la Croix-du-Trahoir mais il a été libéré depuis. J'ai pu le rencontrer avant qu'il ne parte en Hollande, car j'avais laissé à son valet un mot lui disant où j'étais. Il m'a révélé avoir appris, durant son interrogatoire, que quelques jours avant l'assassinat de Son Excellence, le roi avait reçu une lettre de mise en garde contre le maréchal.
— Je suppose que ce n'était pas la première ! ironisa tristement la Galigaï.
— Sans doute, madame, mais, dans celle-ci, on accusait le maréchal du vol des tailles de Normandie…
— Comment cela a-t-il été possible ? Il n'y a que nous qui savions !
— Nous, Mondreville et ce voleur appelé Petit-Jacques. Or, ces deux-là se trouvaient à Paris le lendemain de l'assassinat. Je les ai vus au pont Neuf, riant comme des démons pendant qu'on brûlait le corps de monseigneur.
— Ce serait eux ! Qu'ils soient maudits et que le diable leur arrache le foie !
Bougeant à peine les lèvres, elle murmura alors une des plus effroyables malédictions qu'elle connût. Malgré lui, Gramucci prit peur et se signa.
— Ils vont me brûler, Bernardo, dit-elle quand elle eut terminé. Comme magicienne et sorcière.
— Ce n'est pas possible, madame ! La reine vous sauvera.
— Personne ne me sauvera, Bernardo, sauf peut-être toi.
— Que puis-je faire ?
— J'ai soudoyé l'officier qui me garde. Il peut me faire sortir, mais il demande une fortune.
— Combien ?
— Un million de livres !
— Un million !
— Oui, et je les ai. Tu sais où ils sont.
— Vous voulez que j'aille les chercher dans les souterrains ?
— Si tu veux me sauver, oui. Transporte-les dans la maison du chevalier de Valois. J'ai peur qu'on ne découvre le souterrain dans l'hôtel, aussi devras-tu détruire le passage.
— Je le ferai madame. Pour vous. Et je reviendrai la semaine prochaine.
*
Le lendemain, Gramucci obtint de sortir du couvent. Avant de se rendre à l'hôtel de Concini, il acheta de la poudre noire et une mèche à un armurier – il avait gardé quelques pistoles par-devers lui –, puis se procura une solide hache et une lanterne avec une grosse bougie de suif.
Rue de Tournon, aucune garde ne s'activait tant l'endroit avait été dévasté. Il monta donc sans souci dans la chambre du maréchal où le cadre et le fond de l'armoire étaient toujours en place. Seulement, quand il eut appuyé sur le loquet du mécanisme, l'armoire ne bougea pas. Après plusieurs tentatives, il comprit qu'on avait poussé le verrou de l'intérieur.
Qui ?
Ne pouvant répondre à cette question, il brisa le fond du meuble à coups de hache, puis pénétra dans l'escalier.
Il découvrit avec effroi la grille forcée et le trésor envolé. Il se rendit alors jusqu'à la maison du chevalier de Valois et constata qu'on avait aussi volé les clefs.
Ce ne pouvait être que Mondreville. Maudit soit ce scélérat ! jura-t-il à voix basse. Le félon venait de condamner sa maîtresse à mort.
Il revint à l'hôtel de Concini, hésitant à détruire l'escalier, puis jugea que sa découverte ne pouvait que faire du tort à la mémoire du maréchal d'Ancre. En bas des marches, il fit donc sauter quelques briques, emplit le trou de poudre, plaça une longue mèche, l'alluma et s'enfuit.
Il avait regagné la rue quand la déflagration retentit.
*
La semaine suivante, le novice obtint le droit de visiter à nouveau la Galigaï. Informée du vol, elle parut accepter l'avenir avec fatalisme, murmurant simplement que Mondreville paierait sa trahison dans ce monde ou dans l'autre.
Pendant ce temps, le procès se poursuivait. Un des quatre commissaires du Parlement chargé de l'instruction demanda la mort de l'accusée. Les autres cédèrent aux sollicitations de Luynes qui affirmait que, pour la sûreté du roi, il était en effet nécessaire qu'elle mourût. Mais comme l'avocat général ne voulait pas requérir ce châtiment, Luynes lui donna sa parole que Léonora obtiendrait sa grâce après l'arrêt.
Le 8 juillet, à genoux dans la chapelle de la Conciergerie, Léonora Galigaï écouta la sentence lue par le président. La mémoire de Concini était condamnée à perpétuité, sa veuve jugée coupable de crimes de lèse-majesté divine et humaine. En réparation, les biens des Concini se voyaient confisqués par la Couronne et la tête de Léonora Galigaï serait séparée de son corps sur un échafaud dressé en place de Grève. L'une et l'autre seraient brûlés et les cendres jetées au vent. La sentence ajoutait que, désormais, tout étranger serait incapable d'offices, dignités et bénéfices dans le royaume.
En écoutant le verdict, Léonora Galigaï éclata en sanglots :
— Oime, poveretta ! Je vous supplie ! Que l'on ait pitié de moi ! Ah ! Je suis misérable !
Elle n'obtint point sa grâce. On lui proposa un peu de pain et de vin, l'arrêt devant être exécuté sur-le-champ. Un clerc en Sorbonne lui donna l'absolution et on la mit dans la charrette qui la conduirait en place de Grève.
Le long du trajet, une foule immense l'injuria. La charrette avançait à peine, empêchée par la masse du peuple.
— La méchante ! La diablesse ! La sorcière ! La vilaine ! Qu'elle est laide ! criait la foule.
Elle-même se taisait, digne. Ce ne fut que lorsqu'elle entendit : Elle est huguenote, elle n'a point de croix ! qu'elle réagit, élevant un crucifix qu'elle tenait serré, après l'avoir baisé.
Son courage et sa résignation désarmèrent finalement la haine et, peu à peu, le peuple s'abîma dans le silence.
En place de Grève, devant la foule innombrable et le bûcher où son corps allait être consumé, elle resta impavide et déclara :
— Que de peuple pour voir une pauvre affligée !
Elle monta sans faiblesse sur l'échafaud. En haut, elle pardonna au bourreau et lui demanda s'il en aurait vite fini.
— Oui, madame, recommandez-vous bien à Dieu.
Elle ajouta qu'elle pardonnait au roi, à la reine, à tout le peuple et termina par ces mots :
— On me veut du mal et ils ont fait du mal à mon mari. Ah ! Je les prie tous de me donner chacun un Ave Maria.
Son regard balaya la foule une dernière fois, comme pour se souvenir du monde qu'elle allait quitter. Et là, elle reconnut l'homme qui avait transporté les caisses d'or avec Nardi et Gramucci : Mondreville !
Richement vêtu, il souriait, la narguait, venait s'assurer de sa mort.
Une des crises d'hystérie qui l'avaient fait si souvent souffrir lui monta dans la gorge. Alors elle glapit en italien, d'une voix trop basse pour que la foule l'entende :
— Mondreville ! La mia maledizione andrà a seguirti fino che la tua pelle e la pelle della tua pelle cadonno sul patibolo1.
En bas de l'échelle, devant le bûcher, des prédicateurs de la Pénitence avaient accompagné la condamnée. L'un d'eux, Gramucci, entendit et comprit ces dernières paroles. Terrorisé, il se signa plusieurs fois tandis qu'on échancrait le col de l'ancienne maréchale d'Ancre. On banda ses yeux. Le bourreau leva l'épée et trancha son cou d'un seul passage. Ensuite, il jeta la tête et le corps de la Galigaï dans le brasier.
1 Ma malédiction te poursuivra jusqu'à ce que ta chair et la chair de ta chair tombent sur l'échafaud !