26
Armande pouvant toujours séjourner à Mercy, Louis et Gaston décidèrent de s'y rendre avant de remonter sur Paris. Ils dormirent dans une auberge de Pontoise et arrivèrent le vendredi dans la matinée.
En chemin, Gaston avait à nouveau évoqué la personnalité de Bréval avec Louis.
— Tu ne crois pas qu'il puisse être Petit-Jacques, n'est-ce pas ?
— Non.
— Pourquoi ? Pourtant, ça crève les yeux : il est un vieil ami de Mondreville, son meilleur ami sans doute, puisque son fils est toujours chez lui.
— Mondreville a certainement d'autres proches que nous ne connaissons pas, persifla Louis.
— Je te l'accorde. Mais Petit-Jacques se montrait un excellent marinier et Bréval possède des bateaux.
— Le prévôt de Vernon nous a décrit la cruauté de Petit-Jacques. Crois-tu Bréval de cette trempe ?
Comme Gaston ne mouftait pas, Fronsac poursuivit :
— Tu as connu bien des criminels. Peuvent-ils changer à ce point ?
— Cela arrive… Mais je reconnais comme toi que Bréval ne correspond en rien au portrait dressé par le prévôt de Vernon. J'ai néanmoins envie de m'intéresser à lui, certain qu'il en sait plus qu'il ne le prétend.
— Cela, je te l'accorde à mon tour.
Gaston aurait aimé l'interroger sur cette réponse énigmatique, mais il savait que tant que Louis ne serait pas parvenu à des conclusions indiscutables, il ne dirait rien de plus.
*
À Mercy, Armande, submergée de chagrin et d'inquiétude, se trouvait dans la cour du château avec Julie quand elles entendirent le roulement du carrosse mené grand train. Prises d'un espoir fou, elles se précipitèrent de l'autre côté du portail. Aussitôt, Julie reconnut leur voiture, avec Nicolas debout sur le siège du conducteur et, à côté, Gaston faisait de grands gestes avec son chapeau, vociférant à pleins poumons.
Armande eut l'impression que son cœur s'arrêtait de battre et Julie eut un étourdissement.
La suite ne fut qu'embrassades, larmes, rires et effusions. Devant un solide dîner, Tilly raconta ses épreuves et Fronsac son enquête. Comme les moissons n'avaient pas commencé, Margot Belleville et son époux1 se joignirent à eux pour écouter les nouveaux exploits de leur seigneur.
— Que vas-tu entreprendre, maintenant ? demanda Armande à son mari lorsqu'il eut terminé.
Elle craignait que Gaston ne s'engage dans une vengeance susceptible de leur faire perdre leur bonheur.
— Poser quelques questions à Paris. Je suis allé à Tilly découvrir la vérité sur la mort de mes parents. Je la connais désormais, et crois savoir qui est l'assassin. Mais, sans le vouloir, Louis et moi avons mis à jour d'autres intrigues : le vol de la recette des tailles par Concini, certainement la cause du décès de mes parents ; l'étrange disparition de ce Richebourg qui a permis à Louis de me retrouver ; enfin ces trois hommes, Canto, Pichon et je-ne-sais-qui, jamais vus jusqu'alors mais qui se trouvaient avec Bréval et dont l'un a été blessé. D'après Louis, ce sont des traîne-rapière, gens de rien qui se font passer pour des gentilshommes de Monsieur le Prince. Que faisaient-ils là-bas, en pleine campagne normande ?
— Comment arriver à résoudre ces affaires à Paris ? interrogea Armande, dubitative. Car je suppose que Louis restera avec toi.
— Je bénéficie tout de même des moyens de la police du Grand-Châtelet, ma mie, sourit Gaston.
— Nous partirons lundi, confirma Fronsac. Nous te ramènerons, Armande, si tu veux rentrer. Je n'emmènerai que Bauer. La moisson va bientôt commencer et nous avons besoin ici de tous les bras. Je reviendrai d'ailleurs, dès que je le pourrai. Lundi, j'irai d'abord m'entretenir avec Madame de Rambouillet. Je me suis souvenu que son mari a été au service de Concini. Elle ou lui pourront m'apprendre beaucoup. Ensuite, je passerai chez Tallemant.
Louis était encore notaire quand, quelques années plus tôt, le poète Vincent Voiture l'avait introduit dans le salon littéraire le plus couru de cette époque : la Chambre bleue2. C'est là qu'il avait rencontré Julie et fait connaissance avec le banquier Gédéon Tallemant, le plus étrange financier qui fût. Bien que la banque à son nom fût une des premières de France, ce Gédéon ne s'intéressait qu'aux désordres des gens, notant scrupuleusement ce qu'il apprenait quand cela concernait les vices et la débauche. Sur le maréchal d'Ancre et son entourage, il connaîtrait certainement beaucoup de choses, même si ce n'étaient que des ragots.
— Tu logeras chez nous ? demanda Julie.
— Non, Gaston m'offre l'hospitalité, mais je profiterai de ma présence pour examiner les travaux entrepris par Germain Gaultier et vérifier si les meubles commandés au menuisier du faubourg Saint-Antoine sont bien installés. Nous pourrons ainsi y loger à l'automne.
— Je n'ai plus qu'à m'occuper de la literie et des tapisseries, approuva Julie, qui avait profité du pillage de leur vieux mobilier pour le remplacer par des meubles à la mode.
*
Ils partirent le dimanche après-midi, Louis monté dans le carrosse de Gaston, avec sa jument suivant en longe derrière la voiture et Bauer.
Le lundi matin, peu après avoir laissé Gaston au Grand-Châtelet, Fronsac arriva dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre, ayant longé les quais depuis l'ancien hôtel de Bourbon. Seul, Bauer étant resté rue des Blancs-Manteaux avec sa maîtresse, Marie Gaultier, la domestique qui assurait, en compagnie de son frère, l'entretien de la maison. Cela faisait deux mois que le Bavarois ne l'avait pas vue et Louis n'avait besoin d'aucune escorte pour circuler dans Paris.
L'hôtel de Rambouillet et l'hôtel de Chevreuse, mitoyens, occupaient une grande partie de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, cette voie qui courait du Palais-Royal aux guichets du Louvre3.
Épouse du marquis de Rambouillet et fille d'une princesse Savelli, la marquise avait rejeté la cour d'Henri IV dès son arrivée en France. Jugeant le Louvre sale et l'entourage du roi vulgaire, elle avait choisi de recevoir uniquement chez elle. Pendant trente ans, l'hôtel de Rambouillet, dont elle avait dessiné les plans et que l'on surnommait le Palais de la Magicienne, avait vu passer tous ceux qui comptaient en France, que ce soit par leur naissance ou leur talent. La Cour de la Cour, comme on l'appelait, était un élégant bâtiment de brique rouge et de pierre blanche dont le joyau était ce fameux grand salon tendu de bleu : la Chambre bleue. Mais cette glorieuse époque était terminée. Âgée, la marquise ne s'intéressait plus guère qu'à son salut. Elle recevait désormais uniquement des amis intimes et sa famille, dont Louis faisait partie puisque ayant épousé sa nièce, Julie de Vivonne.
À peine avait-il franchi la grande porte cochère qu'un garçon d'écurie accourut prendre soin de sa monture. Déjà, un laquais qui l'avait reconnu était parti chercher le maître d'hôtel remplaçant Chavaroche, l'ancien intendant ayant tué en duel le poète Vincent Voiture4.
Ayant mis pied à terre, Louis expliqua souhaiter rencontrer la marquise, s'il n'était pas trop tôt.
— Elle se trouve déjà avec Messieurs Ménage et Tallemant, répondit le maître d'hôtel.
L'abbé Ménage et Tallemant ! Quelle aubaine ! songea Fronsac.
*
Gilles Ménage, fils d'avocat, destiné au barreau, s'était tourné vers l'Église sans pour autant renoncer au beau sexe. D'une immense pédanterie, mais grammairien hors du commun, son ami Chapelain l'avait mis en rapport avec le coadjuteur lorsque celui-ci cherchait quelqu'un capable de s'occuper des archives de sa famille. Loyal, sérieux, rude polémiste mais généreux de cœur, Ménage était finalement passé du statut d'archiviste à celui de secrétaire privé du coadjuteur.
Personne mieux que lui ne connaissait l'histoire des Gondi, ces banquiers italiens venus en France avec Catherine de Médicis. Il en savait donc certainement beaucoup sur les Italiens ayant accompagné Marie de Médicis, un demi-siècle plus tard.
En suivant le maître d'hôtel jusqu'au premier étage, où se situaient les appartements de la marquise, Louis songeait à l'étonnante amitié qui liait Ménage et Tallemant.
Car, apparemment, tout opposait les deux hommes. Le secrétaire du coadjuteur, qui connaissait les secrets les plus intimes de Paul de Gondi, aurait dû naturellement se ranger dans le parti de la Fronde, tandis que Tallemant, financier, fils de traitants et frère de banquiers, aurait dû rejoindre la faction de la Cour, les frondeurs voulant la disparition des financiers. Les amis de Gondi et de Beaufort n'avaient-ils pas publié un catalogue des partisans désignant à la vindicte publique ceux qui volaient l'État ? Ne les avaient-ils pas même taxés de fortes sommes lorsqu'ils maîtrisaient Paris ?
Eh bien, malgré ces oppositions, Tallemant et Ménage partageaient nombre de jugements. Le secrétaire du coadjuteur n'épousait pas toutes les idées de son maître, et encore moins celles de son entourage. S'il reconnaissait le talent du baron de Blot, il n'hésitait pas à critiquer la cour brouillonne du petit archevêché5 et les prétentions de ses membres quant à accéder aux premières charges de l'État, le jour où le coadjuteur deviendrait président du Conseil royal. De plus, ayant hérité de quelques biens, Ménage était devenu prieur commendataire6 de Montdidier, abbé et pensionné de la reine. Aussi refusait-il de participer aux campagnes diffamatoires contre Mazarin et la régente.
Quant à Gédéon Tallemant, ayant fait dans sa jeunesse un voyage en Italie avec Paul de Gondi, il en était resté l'ami. Par ailleurs, peut-être sous l'influence de son coreligionnaire Guy Patin, le banquier observait le cardinal Mazarin d'un œil fort critique. Sa famille, qui vivait dans la familiarité de Particelli d'Émery, lui avait rapporté trop d'anecdotes sur la cupidité du cardinal. Les succès diplomatiques du ministre ne pesaient guère à ses yeux face à la corruption qui gangrenait la Cour.
Au final, Ménage et Tallemant partageaient surtout la même admiration pour la marquise de Rambouillet qui se tenait à l'écart des factions, jugeant que la seule loyauté qui valût devait être envers le roi. Tous trois se retrouvaient aussi pour juger intolérables les exigences du prince de Condé.
*
Louis, précédé du majordome, traversa l'antichambre et les pièces en enfilade jusqu'à la grande chambre de parade au plafond d'azur. Là, l'intendant gratta à la porte de l'oratoire et reçut l'ordre d'entrer. Ayant ouvert, il annonça Louis Fronsac.
La marquise, en robe de satin noir, était assise sur une chaise haute avec une jeune enfant sur les genoux. Julie-Marie, la préférée de ses petites-filles. Sur deux chaises caquetoires se tenaient Gilles Ménage, en soutane, le regard ténébreux, et Gédéon Tallemant, fort élégant dans son habit bourgeois et ses longs cheveux bouclés. À l'écart, une nourrice attendait.
— Monsieur le marquis ! s'exclama Catherine de Rambouillet. Quelle joie ! Julie est-elle avec vous ?
— Non, madame, je suis venu seul à Paris.
Tallemant lui adressa un regard profond. Si Fronsac venait seul, cela signifiait qu'il allait quémander quelque information pour une de ses enquêtes. La marquise le comprit aussi, car elle fit signe à la nourrice de sortir avec sa petite-fille.
Ménage manquait de manières. Non seulement il avait l'habitude de nettoyer ses dents en public à l'aide de mouchoirs sales, mais il ne possédait aucune civilité. Louis ne fut donc pas surpris lorsqu'il lança abruptement, avec une expression inquisitrice :
— Monsieur de Tilly se porte-t-il bien ?
Fronsac lui rendit son regard. À coup sûr, l'abbé avait appris que personne n'avait de nouvelles de Gaston depuis deux semaines.
— Je l'ai laissé au Grand-Châtelet où il avait du travail en retard, fit-il. Exercer la justice vous expose parfois à des inconvénients…
— Rien de grave ? demanda indiscrètement Ménage.
La marquise fut brusquement en éveil.
— Cela a-t-il un rapport avec le retour de Sa Majesté ? s'enquit-elle.
— La Cour revient ? répliqua Louis, tout surpris.
— Oui, répondit la marquise. On annonce que Sa Majesté quitterait Compiègne aujourd'hui pour être à Paris mercredi.
— Voilà une bonne nouvelle pour les Parisiens, approuva Fronsac. Mais rassurez-vous, madame, les tracas qu'a connus monsieur de Tilly n'ont aucun lien avec le retour de Sa Majesté.
Il s'adressa à Ménage :
— Monsieur le coadjuteur s'inquiétait donc pour mon ami Gaston ?
— Il m'en a parlé hier. Il avait entendu dire qu'à la prévôté de l'Hôtel, on était surpris de son absence inexplicable. Que, chez lui, personne ne savait rien et que son épouse était partie hâtivement à Mercy.
— Nous l'avons ramenée, répondit sobrement Fronsac.
Un silence s'installa. Après la question de Ménage, Louis hésitait finalement à parler devant le secrétaire du coadjuteur, se demandant s'il n'y avait pas une raison cachée à l'intérêt de Gondi envers Gaston.
— Moi qui me plaignais amèrement de l'abandon dans lequel on me laissait, intervint la marquise dans un petit rire. Je reçois aujourd'hui mes trois plus fidèles soutiens. Il ne manque que Vincent, ajouta-t-elle subitement, le visage décomposé.
— Il est avec nous de cœur, répliqua Tallemant afin d'éviter que le silence ne réapparaisse. Louis, je venais demander à Madame de Rambouillet de me confier les écrits de Vincent qu'elle possède. Je souhaite les publier et Ménage m'a approuvé.
— C'est une excellente idée ! s'exclama Fronsac.
Le banquier se leva.
— Madame, je dois vous laisser. On m'attend à la banque et je crois que monsieur le marquis a quelques confidences à vous accorder.
Même s'il n'avait pas de manières, Ménage se leva aussi.
— Monsieur le coadjuteur sera heureux de vous revoir, monsieur le marquis, ainsi que monsieur de Tilly, fit-il courtoisement.
— Nous irons le voir, promis. Mais restez encore un instant mes amis, dit Louis, touché finalement par leur discrétion. Je m'intéresse en ce moment au maréchal d'Ancre et j'avais pensé Madame la marquise capable de me renseigner. Sans doute pourrez-vous m'aider aussi.
— Monsieur Tallemant est certainement celui, ici, qui en sait le plus, répondit vaguement Mme de Rambouillet.
Fronsac se tourna vers le banquier, interrogateur.
— Que puis-je t'apprendre ? Il était florentin et se nommait Conchini. Dans sa jeunesse, il s'était adonné à toutes les débauches imaginables et rendu si infâme que la première chose que les pères défendaient à leurs enfants, c'était de hanter Conchini ! Il s'est attaché à Léonora Galigaï, amie et dame de la reine, et eut avec elle tant de petits soins qu'elle l'a épousé. Henry IV assassiné, Léonora et lui se mirent si bien avec sa veuve que cette princesse leur laissa faire tout ce qu'ils voulurent.
— Quel genre de caractère avait-il ?
— C'était un homme d'esprit capable d'une immense insolence quand il se sentait fort. Il méprisait les princes et, en cela, n'avait pas grand tort. Il aurait pu être magnifique s'il n'avait été poltron.
— Poltron ? On m'a décrit ses vices mais pas celui-là.
— Laisse-moi te raconter une histoire : un jour, il eut une violente querelle avec monsieur de Bellegarde au sujet de la reine mère. Terrorisé à l'idée de se battre, il s'est sauvé jusqu'ici pour se cacher…
— Jusqu'ici ? s'étonna Louis.
— Je m'en souviens encore, intervint la marquise en riant. C'était en 1611. Il était monté jusqu'au second étage et s'était fait enlever sa fraise par une domestique ayant appartenu à sa femme. Quand je le vis, son visage était extraordinairement pâle ; il me confia quitter sa fraise pour n'être point reconnu par ceux qui le pourchassaient.
— Concini venait-il souvent ?
— Bien sûr ! Mon époux le marquis se trouvait à son service. D'ailleurs, après cette querelle, c'est lui qui l'a accommodé avec Bellegarde en leur assurant impossible pour des personnes de leur condition de tirer l'épée.
— Croyez-vous que je pourrais interroger monsieur le marquis ? osa Fronsac.
— Mon époux est sourd, presque aveugle et n'a plus sa tête, vous n'en tireriez rien. Et puis, il n'aime guère parler du maréchal d'Ancre. Ils se sont brouillés peu de temps avant l'assassinat sur le pont du Louvre, au sujet d'une indiscrétion supposée. À la suite de cette fâcherie, mon mari a perdu la faveur du roi.
Louis digéra cette réponse avant d'ajouter :
— Monsieur le marquis connaissait-il un nommé Mondreville ?
— Je ne crois pas avoir jamais entendu ce nom, mais ma mémoire me joue parfois des tours, répondit-elle dans un petit rire.
Ménage et Tallemant affichèrent aussi une moue d'ignorance.
— Balthazar Nardi. Ce nom vous dit-il quelque chose ?
Elle resta concentrée un instant, sans répondre.
— Je ne sais, avoua-t-elle. Il me semble bien l'avoir entendu. C'est un nom italien, et comme fille de la famille Savelli, je devrais m'en souvenir !
Louis se tourna vers Ménage, l'interrogeant du regard en espérant que le secrétaire de Gondi aurait lu quelque chose sur ce Nardi, mais celui-ci ne savait rien, ou ne voulait rien dire.
— Tu devrais interroger Corbinelli, suggéra Tallemant. Son père, Raphaël, était au service de Concini.
— Monsieur Tallemant a raison ! J'ai connu Jacques Corbinelli, le père de Raphaël. Un homme de courage autant que d'intrigue, issu d'une noble maison de Florence. Il s'était réfugié en France après son implication dans une conjuration. Catherine de Médicis l'avait donné au duc d'Anjou pour son voyage en Pologne. Son fils, Raphaël, était âgé de dix-huit ans en entrant au service du surintendant de la reine. Devenu secrétaire de Marie de Médicis, on l'avait ensuite donné à Léonora Galigaï pour s'occuper de ses pensions et des revenus de ses terres.
— Raphaël serait-il encore vivant ?
— Non, mais son fils Jean est secrétaire de monsieur de Bussy, énonça la marquise. Ce très honnête homme pourra certainement vous renseigner sur l'entourage de Concini, car son père lui en parlait souvent.
— Monsieur de Bussy se trouve peut-être à Paris en ce moment. Je vais me rendre à l'enclos du Temple, décida Fronsac.
Avec d'immenses remerciements, il prit congé après avoir promis à la marquise de revenir en compagnie de Julie, à Tallemant d'aller voir sa fille Anne-Élisabeth dans sa maison du faubourg Saint-Germain, et à Ménage de visiter le coadjuteur au petit archevêché.
*
Ce même lundi 17 août, tandis que none sonnait au couvent des Minimes, Canto, Pichon et Sociendo entraient à la Fosse aux Lyons. Depuis trois jours, ils cherchaient à rencontrer le gantier qui se faisait appeler Alberto Fenicci. Plusieurs fois, son commis leur avait annoncé qu'il était en voyage.
Mais aujourd'hui, Fenicci était là, seul et pensif devant une chopine de vin. Ils s'assirent avec lui.
— Nous vous cherchions.
— J'étais absent.
Ganducci se trouvait en réalité à Compiègne où Mazarin voulait savoir s'il pouvait revenir à Paris sans risque.
— Où en êtes-vous de nos affaires ? demanda-t-il.
— Nous avons rencontré Mondreville, expliqua Pichon avant de poursuivre à voix plus basse : il a reconnu être le voleur des tailles, en 1617. Nous avons aussi appris la mort de Petit-Jacques.
— Dommage ! laissa tomber Ganducci.
— Mondreville a un ami, un nommé Bréval qui fait du négoce sur la Seine. Ce Bréval est d'accord pour participer à notre entreprise, possède des barques et sait naviguer.
— Bene ! sourit le gantier.
— Il m'en a d'ailleurs confié une et j'ai pu naviguer avec le fils de Mondreville, mais nous avons dû partir précipitamment, intervint Sociendo.
— Pourquoi ?
— Il y a eu… comment dire ?… un problème, admit Pichon, embarrassé.
— Ah ?
— Nous n'en savons pas tous les détails, monsieur Fenicci, mais Mondreville semble s'être disputé avec l'un de ses voisins, un certain Gaston de Tilly. Un fou furieux à l'en croire.
— Quoi ? Quel nom avez-vous dit ? s'exclama Ganducci, ébahi.
— Tilly, Gaston de Tilly. Le connaissez-vous ?
— Si c'est celui à qui je pense, oui… Mais poursuivez plutôt.
— Mondreville s'est saisi de ce Tilly et l'a emprisonné. Ceci, nous ne l'avons appris qu'hier. Or, ce Tilly avait un ami, un nommé Fronsac.
— Dieu du ciel ! C'est bien lui !
— Vous les connaissez donc ?
— En effet, mais continuez, vous dis-je7 !
— Ce Fronsac a abordé Bréval, à l'auberge où nous nous trouvions. Il a fait parler le fils Mondreville et délivré son ami.
— S'est-il intéressé à vous ?
— C'est-à-dire qu'il m'a demandé mon nom, reconnut Pichon. Et celui de Canto.
— Je ne voulais pas mais son garde du corps m'a frappé, avoua Canto avec gêne.
— C'est la raison pour laquelle vous êtes blessé ? s'enquit Ganducci.
— Non, c'est une autre affaire, un duel.
Fronsac et Tilly ! Il ne pouvait rien arriver de pire ! songea l'Italien.
— Que savez-vous d'autre ? ajouta-t-il.
— Rien de plus, mais Bréval nous a demandé de nous éloigner quelque temps. Nous devons nous retrouver à Mantes dans trois jours. Savez-vous quand le convoi d'or partira ?
— Messieurs, il n'y aura pas de convoi d'or ! décida le gantier.
— Quoi !
— Laissez-moi parler ! Laissez-moi plutôt vous présenter ce Tilly et ce Fronsac… Tilly est maître des requêtes, ancien commissaire et procureur du roi. Fronsac a été agent de Mgr Mazarin et de Mgr de Condé. Vous ne pouviez tomber sur pires adversaires ! Ces deux-là sont perspicaces et opiniâtres au-delà du raisonnable !
— Comment le savez-vous ? s'agaça Sociendo, incrédule.
— Je le sais, c'est tout ! Et je me retire tout de suite de cette affaire. Je vous conseille même de tout oublier et de vous faire oublier, de vous enterrer au fond d'un tombeau ou dans une cave, au moins durant le temps que Mondreville et Tilly règlent leur querelle.
Il se leva, le visage fâché.
— Quand ils en auront fini, nous reparlerons peut-être de cette histoire. Messieurs, je vous salue.
1 Margot Belleville est l'intendante du domaine de Mercy.
2 Voir Le Mystère de la Chambre bleue, du même auteur.
3 Elle passait très exactement au milieu de la pyramide actuelle.
4 Voir Le Secret de l'enclos du Temple, du même auteur.
5 Résidence des coadjuteurs située derrière Notre-Dame.
6 Le commendataire d'une abbaye recevait une partie des bénéfices de celle-ci, tout en laissant la charge à un autre religieux.
7 Ganducci avait rencontré Fronsac et Tilly dans La Conjecture de Fermat, du même auteur.