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Le jeune Louis XIII avait neuf ans quand son père Henri IV fut assassiné par Ravaillac, le 14 mai 1610. En à peine trois ans, sa mère, la régente Marie de Médicis, dilapidait les richesses accumulées par Henri, le bien-aimé, et rallumait la guerre civile. Sully avait démissionné en 1611 et Concini devenait maréchal de France en 1613. Une fois le Trésor à sec, la régente avait convoqué les états généraux pour faire avaliser de nouveaux impôts, multipliant les mécontents.

Ainsi, la sinistre prévision faite un jour par Henri IV à l'encontre de celui qu'il appelait le Conchine : Si j'étais mort, cet homme-là ruinerait mon royaume1, s'était vérifiée.

Gouvernant avec Concini et quelques ministres avides, Marie de Médicis avait ligué contre elle le peuple de France. Les princes s'étaient révoltés et le premier d'entre eux, Condé, que l'on disait pourtant conçu des amours coupables de sa mère avec un page2, avait annoncé qu'il prenait les armes pour le roi, pour sa liberté, pour la conservation de sa couronne et des lois du royaume.

En septembre 1615, Concini l'avait fait arrêter. Mais, aussitôt après, la populace de Paris brisait les portes du magnifique hôtel que ce dernier venait de se faire construire dans la ruelle du Champ-de-la-Foire, dévastait tout et jetait les meubles par les fenêtres. Terrorisé, le maréchal d'Ancre avait dû se cacher pour échapper à ceux qui voulaient le pendre.

L'emprisonnement du prince de Condé n'avait même pas ramené la paix puisque les ducs de Nevers, de Vendôme et de Mayenne, le maréchal de Bouillon et le prince de Soissons levèrent des troupes afin de s'opposer à la régente. Seuls les huguenots étaient restés tranquilles. Mais pour combien de temps ?

Depuis des mois, à la Cour comme à la ville, Concini ne rencontrait que des visages ennemis. Est-il possible que les vrais Français soient esclaves d'un Italien ? répétait-on dans son dos. Après qu'on eut tenté de l'assassiner en Picardie, il avait menacé les habitants d'Amiens de réduire leur cité en cendres et agissait désormais avec la plus extrême violence envers ceux dont il se méfiait. À Paris, la police appliquait une sévérité impitoyable. On faisait dresser partout des potences destinées à épouvanter les mécontents. Ceux qui étaient pris à défendre les princes révoltés se voyaient sans pitié livrés au bourreau. On menaçait même les prévôts de la corde s'ils n'agissaient pas avec suffisamment de rudesse.

Si cette répression avait contenu la révolte des princes, les attaques contre le maréchal d'Ancre ne faiblissaient pas. L'année précédente, le Parlement avait fait pendre deux de ses valets accusés d'avoir battu quelqu'un qui le raillait. Concini savait que le peuple ne supportait plus ses cruautés. Et que bientôt, le jeune roi qui ne l'aimait pas, prendrait les rênes de l'État, lui octroyant indubitablement un sort funeste. Il avait donc décidé de faire retraite et [de] jouir en paix des grands biens qu'il avait acquis, comme révélé à M. de Bassompierre. Il avait même ajouté que, sans l'opposition de sa femme, il n'aurait pas balancé à quitter plus tôt le royaume de France.

C'est que les deux époux ne s'entendaient plus guère. On disait la maréchale malade et circulait la rumeur d'un remariage de Concini avec une sœur du roi. La jalousie avait-elle décidé Léonora à partir ? Quoi qu'il en soit, en ce début de l'année 1617, le couple avait choisi de rentrer en Italie. Il savait même où aller : le pape leur échangeait l'usufruit du duché de Ferrare contre six cent mille écus.

Concini possédait une dizaine de millions de livres en maisons, seigneuries, charges ou rentes, mais savait que liquider rapidement et discrètement ces valeurs se ferait, au mieux, au quart de leur prix. Vincent Ludovici, son trésorier et secrétaire ayant acquis pour lui le marquisat d'Ancre, espérait en obtenir deux millions. Le maréchal possédait aussi un million en bijoux, argenterie et or sonnant et trébuchant. Or, Concini avait besoin de deux millions pour payer le duché de Ferrare et d'encore deux autres millions pour vivre, là-bas, en grand seigneur. Voilà pourquoi le vol de la recette des tailles de Normandie ne pouvait que le satisfaire.

*

Dans la rue de Tournon, les deux chariots passèrent devant l'auberge du Cheval d'Airain. Plus loin, Nardi désigna un hôtel aux allures de forteresse. Un mur élevé, protégé par une tour carrée, fermait une cour intérieure dans laquelle on accédait via un portail ferré à doubles vantaux.

— C'est l'hôtel du maréchal d'Ancre, fit-il.

— Nous allons là ? s'étonna Mondreville.

— Non, bien sûr ! répondit l'Italien en haussant les épaules, tant la question lui paraissait stupide.

Personne ne devait en effet connaître que le maréchal recevait un important chargement trois jours à peine après le vol dont tout le monde parlait !

Ils passèrent devant l'hôtel et continuèrent jusqu'à un carrefour. Nardi arrêta le chariot devant la dernière maison de la rue. Ensuite, il descendit de son siège et sortit une grosse clef d'une sacoche. Pendant ce temps, Mondreville regardait alentour avec curiosité. Il n'était jamais venu à Paris.

Le chemin transversal était bordé de jardins sauf en face où se dressait une forêt d'échafaudages. Des ouvriers travaillaient à démolir une grande construction.

Après avoir ouvert le portail, Nardi fit un signe à Gramucci qui arrivait derrière eux, puis s'adressa à Mondreville.

— Plutôt que de bayer aux corneilles, venez m'aider à entrer le chariot dans la cour.

— Je regardais ces échafaudages, s'excusa le commis des tailles.

— C'est l'hôtel du duc de Luxembourg qu'on démolit. Madame la régente l'a acheté pour se faire construire un palais3, expliqua l'Italien.

Nardi attrapa un des chevaux par le licol et Mondreville, descendu de son siège, fit de même. En franchissant le portail, il leva les yeux sur le linteau et remarqua trois fleurs de lys gravées. Les armes des Valois.

— La maison appartenait à un chevalier de Valois, commenta Nardi après avoir surpris son regard. Monsieur le maréchal l'a achetée voici un an. C'est un logis commode et une vraie forteresse avec grilles aux fenêtres, mur de la cour dépassant trois toises et portail de chêne ferré.

Tirant toujours les animaux, ils firent entrer le chariot dans une petite cour sombre et humide. Construite en brique et en pierre, la maison n'avait qu'un étage avec de hauts combles.

Le chariot et les chevaux serrés contre un mur, les deux hommes aidèrent Gramucci à entrer. Après quoi, ils poussèrent les battants du portail, tous hérissés de clous à grosse tête forgée. L'Italien plaça ensuite deux barres de fer sur des encoches scellées.

Lorsqu'ils revinrent au perron, une femme de très petite taille et un homme se tenaient devant la porte ouverte. Gramucci s'était agenouillé devant la première. S'approchant au pied des marches, Nardi mit à son tour genou au sol et Mondreville comprit la nécessité d'agir de même, bien qu'il ignorât l'identité de cette personne.

Tout en noir, le corps de cette naine paraissait difforme et un voile dissimulait son visage. C'était cependant une femme de qualité puisqu'elle portait un collier d'or et de nombreuses bagues aux doigts de ses mains tavelées. Le gentilhomme à son côté, lui, était très simplement vêtu de haut-de-chausses et d'un pourpoint lie-de-vin avec courte fraise amidonnée. Sous celle-ci passait un collier d'argent. À sa taille pendait une rapière espagnole à poignée du même métal précieux ainsi qu'une miséricorde. Il était coiffé d'un feutre avec une plume de coq rouge.

Quand les trois hommes furent agenouillés, la femme leva son voile. Mondreville découvrit un regard sombre et brûlant, une tignasse noire et crépue, mais surtout, avec horreur, un front creusé comme une pierre ponce, un nez en forme de trompe et une bouche aux crocs noirâtres.

— Madame, voici monsieur Mondreville qui est au service de Son Excellence, votre époux, dit Nardi.

— Ah ! dit-elle avec indifférence, faisant un geste pour qu'ils se relèvent. Tout s'est bien passé ?

— Oui, madame. L'or se trouve dans les caisses.

Le regard brûlant tomba sur Mondreville et le transperça d'une telle façon qu'il frissonna.

— Amenez-en une et ouvrez-la ! ordonna-t-elle.

Elle leur tourna le dos et entra dans la maison.

Mondreville aida Nardi à prendre une des boîtes qu'ils transportèrent dans une salle au plafond peint et dont les boiseries sentaient le moisi. Aucun meuble, aucune tenture, aucun tapis ou tableau. La cheminée n'avait pas connu le feu depuis longtemps.

Gramucci les ayant précédés, ils posèrent la caisse devant lui, sur les carreaux de terre cuite du sol. Nardi s'accroupit et tira le verrou. La boîte contenait des sacs de toile bien pansus. Il en prit un, défit le cordon et le vida par terre. Toutes sortes de monnaie dégringolèrent. Mondreville reconnut des pistoles d'Espagne, des douzains, des quarts d'écus, des lys et des écus d'or.

— J'espère qu'il n'y a pas trop de fausses pièces ou d'écus rognés, grinça la Galigaï.

— Les receveurs contrôlent avec soin ce qu'on leur remet, madame, expliqua Nardi. Vous n'avez rien à craindre.

— Videz un autre sac ! ordonna-t-elle.

Nardi obéit. Glissa encore un mélange de différentes monnaies, toujours en or.

— Bene  ! Occupez-vous de descendre le tout dans les caves. Je rentre à l'hôtel. Corbinelli, accompagnez-moi.

Mondreville la vit sortir par une porte au fond de la salle, suivie par celui qu'elle avait nommé Corbinelli. Ébahi, il les vit descendre un escalier. Pourquoi se dirigeaient-ils vers les sous-sols ? Comment iraient-ils à l'hôtel Concini par là ?

— Arrêtez de rêver et aidez-nous ! l'interrompit brutalement Bernardo Gramucci.

Mondreville le suivit dans la cour et les hommes commencèrent à sortir les caisses. Pendant ce temps, Nardi les vidait et emportait les sacs par l'escalier qu'avait pris la Galigaï.

De nouveau, Mondreville s'inquiétait. Une fois les caisses rangées, on n'aurait vraiment plus du tout besoin de lui. Quel sort lui ferait-on ? Seule rassurance, les deux Italiens n'étaient pas armés. Il chercha des yeux quelque chose pour se défendre, mais ne vit rien. Les pistolets et les dagues étaient dans les chariots.

Enfin, ce fut terminé et ils réapparurent tous trois dans la salle où s'entassaient encore nombre de caisses non vidées.

— Monsieur Mondreville, déclara Nardi, dans cette entreprise vous avez accompli votre part avec diligence et fidélité. Je le dirai à Son Excellence. Je vais vous compter les cinq mille livres promises et vous rentrerez chez vous. Vous ne reprendrez toutefois pas votre travail chez le receveur des tailles. Vous pouvez vendre votre charge. Mgr le maréchal d'Ancre fera sans doute prochainement encore appel à vous, puisque vous voici désormais… à son service.

Gramucci avait commencé à rassembler la somme promise en diverses monnaies qu'il plaça dans un sac.

— Vous allez détacher l'un des roussins et m'accompagner chez moi, Mondreville, ordonna-t-il. J'habite en haut de la rue de Tournon. Il y a une écurie proche où vous pourrez acheter une selle. Le cheval vous est offert par Son Excellence.

— N'oubliez pas que vous êtes au maréchal d'Ancre. Corps et âme ! le prévint Nardi, l'œil noir et d'une voix de ténèbre, quand il sortit dans la cour.

On était le mercredi 12 avril 1617. Aucun d'eux n'aurait pu imaginer ce qui surviendrait douze jours plus tard.

Cité par Tallemant des Réaux.

Voir La Ville qui n'aimait pas son roi, du même auteur.

Il ne sera terminé qu'en 1625. C'est le palais du Luxembourg, le Sénat actuel.