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La veille, immédiatement après le départ de Fronsac de l'auberge, Bréval avait fait chercher une voiture pendant que Sociendo, possédant de vagues notions de médecine, soignait Charles Mondreville. Ensuite, accompagné de Pichon et Canto, il avait ramené le jeune homme chez lui.
Après le récit de l'altercation à l'auberge, le prévôt Mondreville avait été furieux. Ce n'était pas la première fois que la bêtise de Charles lui attirait des ennuis. Il devait maintenant s'attendre à l'arrivée de Tilly, qui sait dans la nuit. Aussi fit-il mettre sa maison en défense.
— Qui est ce Tilly ? interrogea Pichon.
Il avait déjà posé la question dans la voiture, mais Bréval répondit qu'il l'ignorait.
— Un fou furieux venu m'accuser de je-ne-sais-quoi ! Il s'est jeté sur moi et m'aurait tué si mes gens n'étaient intervenus. Je l'ai fait serrer dans un cachot de Vernon pour le calmer.
— Ce Fronsac et le colosse à l'espadon paraissent redoutables. Ces gens-là ne vont-ils pas nous gêner ? s'inquiéta Sociendo, guère courageux.
— Je n'ai aucune envie de les croiser à nouveau, approuva un Canto à la joue et à la mâchoire douloureuses. Même si je saurais me venger un jour…
— Il serait préférable que nous quittions Longnes quelques jours, le temps que cette histoire se calme… renchérit Pichon de La Charbonnière.
Les trois hommes s'étaient consultés discrètement. L'irruption de Tilly et Fronsac leur faisait peur.
— Rentrez plutôt à Paris, suggéra Bréval, ayant deviné leur vrai désir. Profitez-en pour rencontrer vos amis afin de savoir s'ils ont connaissance de la date du transport. Ensuite, dans une semaine, installez-vous à Mantes, à l'auberge du Gros-Poisson, rue de la Pêcherie. C'est le rendez-vous des mariniers et des armateurs. On m'y connaît. Je vous retrouverai là et me procurerai une barque que monsieur Sociendo utilisera afin de mieux connaître la rivière.
S'étant consultés du regard, Pichon, Canto et Sociendo approuvèrent avant de se retirer.
*
Le fils Mondreville étant monté dans sa chambre, Bréval ferma soigneusement la porte de la pièce où il se tenait en compagnie du lieutenant de la prévôté.
— Que feras-tu si Tilly apparaît avec des hommes d'armes ? s'enquit-il.
— Ils devront prendre la maison d'assaut ! Et je doute qu'il en ait les moyens. Je vais préparer une requête contre lui auprès du parlement de Rouen. J'irai voir Longueville, il m'apportera son soutien. J'ai des témoins ici, Tilly m'a agressé. Quant à son ami Fronsac, je le traînerai aussi en justice pour ce qu'il a fait à Charles. Je verrai le prévôt des maréchaux de Rouen, il lancera un arrêt de prise de corps…
Comme Bréval ne répondait rien à ce discours virulent, Mondreville s'arrêta et lui adressa un regard interrogatif.
— Tu ne m'approuves pas ?
— Je me disais que lorsque je t'ai connu, tu n'étais pas un zélateur de la justice royale ! En vérité, je pense surtout à notre affaire. J'ai besoin de cet argent, Jacques, et si la justice s'intéresse à nous, nous ne pourrons voler la recette des tailles. Tu as vu comment se sont comportés Pichon, Canto et Sociendo ? Eux aussi souhaitent que tout se déroule avec discrétion. Ils sont prêts à nous abandonner, je le sens.
— Je devrais donc me laisser faire ? Tu oublies que Tilly s'intéresse au vol de 1617 !
— Sans doute à cause de la mort de ses parents. Il a dû découvrir quelque chose.
— J'ai mis le feu à sa maison. De ce côté-là, il ne reste aucune preuve.
— Raison de plus pour ne pas aller plus loin. Menace Tilly s'il revient, mais tu l'as dit toi-même, que peut-il entreprendre contre toi ? Il restera juste ton ennemi. Or si nous réussissons à voler ces deux millions, tu n'auras qu'à partir et il ne te retrouvera jamais.
Mondreville s'abîma dans le silence un moment avant de laisser tomber :
— Tu as raison.
— Il y a un autre problème. Thibault de Richebourg a disparu. Sais-tu si ton fils y est pour quelque chose ?
— Mon fils ? (Il eut un sourire.) Certainement pas !
— C'est ce Fronsac qui me l'a appris. En cherchant Tilly, il a découvert le domestique de Richebourg assassiné. Une enquête du prévôt de Houdan est en cours mais je crains que l'affaire ne soit transmise au lieutenant criminel de Montfort. Charles sera peut-être interrogé. Parle-lui-en.
— Je ne crains rien. Mon fils, comme tu dis, était ici ces temps-ci, encore qu'il soit plus souvent avec toi. Richebourg a dû être éliminé par un mari jaloux. Il tournait un peu trop autour des épouses de Houdan à la cuisse légère !
*
À Longnes, Nicolas parvint à se faire indiquer la maison de Bréval. Il s'y rendit et arrêta le carrosse devant le perron, dans une cour entourée de fleurs.
Un valet s'approcha. Descendus de voiture, Gaston et Louis demandèrent à rencontrer Anaïs Moulin Lecomte. L'homme les fit entrer dans un petit vestibule très simplement meublé. Bauer les accompagna, sans son espadon.
Ils attendaient lorsque Bréval apparut en habit de drap sombre. Durant un instant, un pénible silence flotta dans la pièce. Puis le bourgeois s'inclina et s'adressa à Fronsac.
— Monsieur le marquis, je m'attendais à votre visite… Vous vous doutez qu'elle me met mal à l'aise. Sachez cependant que je désapprouve ce qui s'est passé, et… l'irrespect dont Charles Mondreville a fait preuve à votre égard.
— Merci, monsieur Bréval, fit Louis, accommodant. Mais ce n'est pas à ce sujet que je viens chez vous. Puis-je vous présenter mon ami, monsieur de Tilly, procureur à la prévôté de l'Hôtel du roi et maître des requêtes au Conseil des parties ?
Le visage de Bréval resta impassible bien qu'il pâlît légèrement.
— J'ai ramené Charles Mondreville à son père hier, après le départ de monsieur Fronsac, dit-il à Gaston. C'est à cette occasion que monsieur Mondreville a reconnu vous avoir enfermé dans sa prison. Je l'ai vivement sermonné, bien qu'il soit un vieil ami. Il m'a dit regretter, et avoir agi sur le coup de la colère. Selon lui, vous l'auriez agressé.
Gaston lui répliqua d'un ton cassant :
— Il m'a fait enfermer sans en référer au vicomte ou au prévôt. J'ignore ce qu'il préparait, mais rien de bon à mon égard. Mes parents ont été assassinés, monsieur Bréval. Et je suis persuadé que Mondreville a commis ce crime et je l'enverrai à l'échafaud.
— C'est impossible ! fit Bréval, reculant d'un pas, horrifié. Il doit s'agir d'une confusion, d'un malentendu ! Mondreville est sévère et emporté, c'est vrai, mais il s'agit d'un homme très respectueux des lois.
— Comme son fils, je suppose, répliqua agressivement Gaston.
— Je reconnais que Charles ne ressemble pas au fils que j'aurais aimé avoir, mais il est jeune et saura se corriger. Je suis sincèrement désolé pour tout ce qui s'est passé. Disposez-vous d'éléments sérieux contre monsieur Mondreville ?
— Mon père était lieutenant du prévôt des maréchaux de Rouen, monsieur Bréval, la charge aujourd'hui entre les mains de Mondreville. En 1617, il enquêtait sur un vol de la recette des tailles. Mondreville était précisément l'un des voleurs et l'a tué, ainsi que ma mère et mes serviteurs. De surcroît, il a incendié ma maison cette semaine. Je reviendrai dès que j'aurai rassemblé suffisamment de preuves contre lui.
— C'est épouvantable ! Je n'arrive pas à y croire…
Le pauvre homme se tordait les mains nerveusement.
— Vous me voyez tiraillé entre mon amitié et la confiance que je dois accorder à vos propos, ceux d'un maître des requêtes. Je ne suis qu'un négociant en grains… et… ne connais rien à ces choses-là.
Comme Gaston et Louis se taisaient, il ajouta :
— Je sais que vous souhaitez parler à ma filleule. Avez-vous d'autres informations sur monsieur de Richebourg ?
— Aucune, hélas ! répondit Fronsac. À moins que le prévôt de Houdan ait découvert quelque fait nouveau.
— Je vais vous conduire auprès d'elle. Je suis terriblement tourmenté. Anaïs aime monsieur de Richebourg. J'ai cru longtemps qu'elle n'était pour lui qu'une passade. Et j'avoue avoir souhaité qu'elle épouse Charles. Mais je me suis trompé. Je voulais tant assurer son bonheur, or cette disparition la fait affreusement souffrir. Soyez charitable avec elle, je vous en prie.
*
Ils passèrent dans la pièce d'à côté, une grande salle où une jeune fille était assise devant un virginal, les yeux dans le vague.
— Anaïs, voici monsieur de Tilly, maître des requêtes, et monsieur le marquis de Vivonne. Monsieur le marquis souhaite te parler.
Elle se leva, un sourire figé sur le visage.
— Est-ce au sujet de monsieur de Richebourg ?
— Oui, mademoiselle, j'étais chez lui hier…
— Lui avez-vous parlé ? s'enquit-elle d'une voix brusquement pleine d'espoir.
— Non, mademoiselle. Le donjon était vide… Je suis désolé de vous dire cela. Il y avait du sang, j'ai découvert son épée.
— Vierge Marie ! Je le savais !
Elle retomba sur son siège, sans force.
— Et lui ? L'avez-vous… ? Est-il… ? balbutia-t-elle.
— Non, mademoiselle. Je ne l'ai pas vu… Gardez espoir. Mais son domestique a été assassiné.
— Qui a commis cet acte épouvantable ? murmura-t-elle.
— Ce pourrait être un rival, lança brutalement un Gaston incapable de dissimuler ses sentiments.
Louis remarqua combien Bréval pâlissait.
— Monsieur Charles Mondreville m'a agressé quand j'ai parlé de vous, mademoiselle, dit-il. Y avait-il une raison ?
— Une… querelle d'amoureux, bredouilla Bréval.
— Pourrait-il être responsable de la disparition de Thibault ?
— Certainement pas ! glapit Bréval. D'ailleurs comment aurait-il fait ?
— Dieu me damne ! Le père et le fils sont des gibiers de potence, laissa tomber Tilly.
— Vous n'avez pas le droit d'accuser Charles ainsi ! protesta Bréval.
Son ton terrorisé surprit Louis.
— Nous ne l'accusons pas, monsieur, fit-il. Je suppose que vous l'ignorez, mais, avec mon ami Gaston, nous possédons une certaine expérience des enquêtes criminelles…
Il se tourna vers Anaïs :
— Mademoiselle, je vais tout faire pour retrouver monsieur de Richebourg. Gardez courage.
Il s'adressa ensuite au négociant :
— Monsieur Bréval, hier, vous étiez attablé avec trois hommes. Messieurs Pichon et Canto, je crois. Quel est le nom du troisième ?
— Monsieur Sociendo, un négociant bordelais.
— Qui sont-ils pour vous ?
— Des voyageurs rencontrés ici, par hasard. J'ai présenté Monsieur Sociendo à des marchands de mes amis à Rouen. Ils attendaient quelques chariots de marchandises qu'ils devaient conduire à Bordeaux.
— Résident-ils encore à l'auberge ?
— Je crois qu'ils sont partis hier.
— Savez-vous comment le dénommé Pichon a été blessé ?
— Point du tout. Mais il s'agit peut-être d'une vieille blessure. Il m'a dit qu'il était officier de Monsieur le Prince.
— Il n'était pas blessé, vendredi, intervint Anaïs.
— Crois-tu ? Je n'ai rien remarqué.
— Savez-vous s'ils disposaient d'un carrosse ?
— Ils étaient à cheval. J'en suis certain.
N'ayant pas d'autres questions, Louis et Gaston se retirèrent, avec Bauer dans leurs pas.
C'est dans la voiture que Gaston lança :
— Et si Bréval était Petit-Jacques ? Après tout, il navigue sur la Seine et est l'ami de Mondreville.
Louis lui lança un long regard silencieux. Il pensait surtout au désarroi d'Anaïs. Richebourg avait disparu depuis près d'une semaine. Il devait être mort, à cette heure.
*
Après leur départ, Anaïs resta avec son parrain, les yeux figés sur un tableau représentant la Vierge Marie.
— Ce Richebourg ne t'aurait pas rendue heureuse, Anaïs, énonça enfin Bréval d'une voix douce. Tu l'oublieras. Si tu veux, je te conduirai à Rouen demain t'acheter une robe.
Elle ne répondit pas tout de suite. Puis lui déclara d'une voix ferme :
— Je n'aurais jamais pensé éprouver une telle douleur. Je ne reverrai pas Thibault, je le sens, et ma vie s'achève. Vous ne me conduirez pas à Rouen, mon parrain, mais aux Bénédictines de Vernon afin que j'y rencontre la prieure1.
— Tu ne peux prendre une telle décision sur un coup de tête !
— S'il est mort, je ne pourrai plus vivre, murmura la jeune femme, le regard perdu.
— Nous attendrons le retour de tes parents, décida Bréval en secouant négativement la tête.
Elle se leva, le salua les larmes aux yeux et sortit.
*
Le négociant demeura seul en compagnie de son passé et de ses démons.
Il s'était cru capable d'organiser sa vie et celle des siens à son gré. Parti de rien, il avait fait fortune, ses bateaux sillonnaient les mers et ses concurrents le craignaient. Puis surgirent les revers de fortune. L'impossibilité de vendre du grain, les dettes qui s'accumulaient, les créanciers qui ne payaient plus. Sa richesse fondait. Le vol de la recette des tailles proposé par ces trois marauds venus de Paris constituait la seule issue à la misère qui le guettait, bien que les risques lui fissent peur. En même temps, sa famille partait en lambeaux. Charles lui causait un immense chagrin par son comportement cruel et imbécile et lui-même perdait cette filleule aimée comme la fille qu'il n'avait jamais eue. Le projet de mariage entre Charles et elle relevait du leurre. Pendant des années, il avait pensé qu'une union entre les deux enfants le comblerait de bonheur. Il s'était trompé.
Abîmé dans ses réflexions, il se rendit compte ne plus savoir dans quelle direction aller. Si Anaïs se retirait du monde, il ne la verrait plus. Cela, il ne le supporterait pas.
Il comprit que, pour elle comme pour lui, il fallait retrouver Thibault de Richebourg. Il décida d'aller à Houdan le lendemain conduire sa propre enquête.
Pour la première fois, il se demanda s'ils avaient pris la bonne décision trente ans plus tôt.
Pouvait-il révoquer le passé ?
1 Rattachée à la paroisse Sainte-Geneviève, l'institution comptait une vingtaine de religieuses.