5
Pierre, le sergent de Tilly, découvrit la trace de deux chariots conduits par trois hommes. D'après un laboureur, l'un des conducteurs lui avait demandé avec un fort accent italien le meilleur chemin pour Meulan. Ce paysan avait vu que les voitures, bien que bâchées, contenaient des caisses de bois.
Étaient-ce les voleurs ? Dans ce cas, ils se dirigeaient vers Paris. Mais pourquoi Petit-Jacques serait-il allé là-bas, hors de son territoire ?
*
Le mercredi soir, Tilly venait de terminer la rédaction du mémoire pour le prévôt des maréchaux de Rouen quand son fils de quatre ans entra dans sa chambre.
— Maman vous attend, monsieur mon père.
— Je range ce document et je viens.
— Quand je serai grand, j'écrirai comme vous, et moi aussi je chasserai les brigands.
— Sûrement, mon fils, dit Louis, préoccupé.
Il hésitait. Devait-il faire porter ce texte au prévôt des maréchaux ? S'il le faisait, celui-ci le transmettrait au gouverneur de Normandie, et des proches de Concini en auraient connaissance. Or, parmi eux, pouvait se cacher l'organisateur du vol.
Il se leva pour s'approcher de la grande armoire, l'un des trois gros meubles dans la chambre avec le lit à piliers et la table.
— Allez-vous ouvrir votre coffre secret, monsieur mon père ?
— Oui, je vais ranger ce mémoire.
Le prévôt des maréchaux poussa l'armoire qui glissait sur de petites roues de fer. Son fils l'aida et il le félicita de sa force. Derrière, dans le mur, se dissimulait une porte de fer sur laquelle étaient gravés un blason et une devise. M. de Tilly prit une clef dans un tiroir de l'armoire et l'ouvrit. Le coffre contenait quelques papiers de famille, des lettres de son père et une centaine d'écus. Il rangea le document et referma soigneusement l'huis.
— Mon père, bien que je sache un peu lire, je ne comprends pas ce qui est écrit sur la porte.
— C'est la devise de notre famille, mon fils : Nostro sanguine tinctum. Cela veut dire que notre sang colore et que nous ne l'épargnerons jamais pour notre souverain. Un de tes ancêtres ayant sauvé la vie du roi de France, nous avons l'honneur de posséder une fleur de lys dans nos armes.
Quelqu'un pouvait l'aider, songea-t-il alors, en se remémorant la bataille d'Ivry et Henri IV. Celui qui avait été son capitaine là-bas : Maximilien de Béthune, le baron de Rosny et présentement duc de Sully. Peut-être connaîtrait-il ce Nardi.
*
De Tilly à Rosny, il y avait un peu plus de trois lieues que Louis de Tilly fit en deux heures le lendemain.
Maximilien de Béthune avait fait édifier son château quelque trente ans plus tôt sur l'emplacement d'un vieux manoir brûlé pendant la guerre de Cent Ans. C'était un corps de logis en brique et en pierre flanqué de deux pavillons. À cinquante-six ans, écarté de la surintendance des Finances à la mort de son maître Henri IV, le duc vivait désormais loin de la Cour, quand il ne séjournait pas à Figeac, ville dont son fils était gouverneur. Il travaillait chaque jour à ses mémoires. Aussi reçut-il le lieutenant du prévôt dès son arrivée, tant il appréciait des visites… de plus en plus rares.
Louis lui raconta le vol, dont Sully était déjà informé, mais surtout en détailla l'invraisemblable audace. Il insista ensuite sur l'incroyable connaissance qu'avaient les voleurs, sachant parfaitement à quelle heure ils devraient tendre leur guet-apens au transport de fonds. Enfin, il évoqua les Italiens dénoncés par le complice de Petit-Jacques retrouvé éventré.
— Balthazar Nardi, dites-vous ? demanda le duc en lissant sa belle et longue barbe.
— Oui, monseigneur.
— J'ai entendu parler d'un Balthazar Nardi. Il aurait fait ses études avec Concini, dont il est très proche, et se prétend archiprêtre. Il est arrivé en France, voici deux ans je crois, venant de Florence où il officiait comme avocat. Il voyage beaucoup : Angleterre, Irlande, Hollande. On le dit moitié aventurier et moitié espion.
— Croyez-vous, si c'est lui, qu'il ait agi à son compte ?
— J'en doute ! S'il est le voleur de la recette des tailles, il a commis ce forfait pour le Conchine ! cracha Sully avec un infini mépris.
— Cela expliquerait que cette bande ait si bien été renseignée. Petit-Jacques ne pouvait avoir meilleure information que celle provenant du gouverneur de Normandie lui-même.
— Imaginez-vous un moyen plus rapide de s'enrichir ? Prendre directement l'argent des impôts ! plaisanta aigrement l'ancien surintendant des Finances.
— Que puis-je faire, monsieur le duc ? Si je rapporte ce que je sais dans un mémoire, ce dernier aboutira immanquablement sur le bureau du maréchal d'Ancre. Ma vie n'aura alors plus aucune valeur !
— Donc ne le faites pas ! D'autant qu'il y a plus inquiétant : j'ai entendu dire que Concini envisageait d'engager six mille hommes de sac et de corde. Dans quel dessein ? Je l'ignore. Mais il y parviendra sans peine avec ce pactole. Alors, s'il s'en prenait au roi ? On raconte qu'il s'inquiète de la majorité proche de Louis et préférerait voir son jeune frère sur le trône. On murmure aussi qu'il quitterait la Galigaï pour épouser une fille de la régente. Jusqu'où pourrait aller ce faquin ? Il faut informer le roi et lui recommander de se tenir sur ses gardes. Et c'est vous qui allez le faire ! J'envoie sur-le-champ un domestique porter un courrier au Louvre prévenir Sa Majesté de votre arrivée. Revenez demain, j'aurai écrit la lettre que vous lui remettrez.
*
Si Petit-Jacques se révélait insaisissable, c'est parce qu'il menait une double existence. Avec les gains de ses rapines, il avait acheté une gabarre et affichait à Rouen l'honnête vie d'un marchand assurant le transport de pierres et de sable jusqu'à la capitale. N'étant pas lui-même batelier, il disposait d'un équipage, ce qui lui permettait de conduire sa vie de voleur entre Mantes et Vernon, gagnant son quartier général de la Carpe d'Argent avec l'une de ses rapides barques à voile qu'il manœuvrait à la perfection.
Deux jours après le vol, il se trouvait justement au cabaret quand d'anciens complices vinrent l'interroger agressivement pour savoir ce qu'il avait fait du million de livres détourné et pourquoi il avait éliminé Fouille-Poche et Gueule-Noire. Il les avait rabroués avec aplomb, les assurant qu'un truand de Rouen avait convaincu ses lieutenants de rejoindre sa bande. Lui aussi s'était vu approché, mais n'avait pas eu confiance à bon escient puisqu'on avait retrouvé ses hommes assassinés. C'était même pour les venger qu'il réapparaissait à la Carpe d'Argent, avait-il affirmé, rassemblant des renseignements pour découvrir les assassins. Habile, il avait convaincu les plus crédules ; quant aux autres, ils le craignaient trop pour l'affronter.
Dans ses affirmations, Petit-Jacques n'avait pas entièrement menti. En effet, la veille, à Vernon, il avait vu Fouille-Poche pendu devant la porte du pont, mais seul. Or, Gueule-Noire et lui ayant été jetés dans le même fourré, ils auraient dû être trouvés et pendus ensemble. Cette absence l'avait inquiété. Si, le lendemain, on avait pendu à son tour le corps de Gueule-Noire, on lui avait raconté que l'ex-complice avait été retrouvé par le lieutenant du prévôt des maréchaux Louis de Tilly, et pas au même endroit que Fouille-Poche.
Qu'est-ce que cela signifiait ? Qui avait déplacé Gueule-Noire ? Sa présence au cabaret tenait aussi beaucoup à cette énigme.
*
Ayant retrouvé la confiance des fripouilles qui fréquentaient la Carpe d'Argent, Petit-Jacques y passa la soirée, attentif aux conversations. Et dans la nuit, un marinier évoqua la découverte du corps de Gueule-Noire telle que rapportée par un archer de Louis de Tilly.
Gueule-Noire avait été poignardé, mais sans mourir. Il s'était caché et avait parlé avant de pousser son dernier soupir. Qu'avait-il dit ? s'enquit Petit-Jacques avec inquiétude.
Le marinier l'ignorait.
Préoccupé, le bandit partit aussitôt. Si Gueule-Noire avait jacassé, il avait à coup sûr révélé son nom, celui de Mondreville et ceux des Italiens.
Or Louis de Tilly était assurément l'homme que Petit-Jacques craignait le plus. Il savait ce prévôt perspicace et tenace. Après ce vol, nul doute qu'il déploierait de grands moyens à son encontre. Sans doute était-il, de fait, le seul capable de le découvrir et de l'arrêter.
Dans combien de temps le prévôt aurait-il mis la main sur Mondreville ? Quelques jours, tout au plus, s'il s'intéressait à ceux qui travaillaient à la recette des tailles. Arrêté, le commis avouerait sous la torture. Il parlerait de lui et des Italiens. Certes, ceux-là seraient difficiles à compromettre, mais Mondreville connaissait son visage. Qu'il le décrive et Tilly se retrouverait vite sur ses traces.
Le commis devait donc disparaître.
Seulement, Mondreville était-il encore vivant ? Après tout, peut-être gisait-il lui aussi au fond de la Seine, le ventre ouvert à nourrir les poissons ? Les Italiens n'avaient aucune raison de l'avoir laissé en vie.
C'est alors qu'une idée jaillit. Si les Italiens n'avaient pas tué Mondreville, pourquoi ne le débarrasseraient-ils pas de Tilly ? Ils en étaient certainement capables. Or, le lieutenant du prévôt mort, l'enquête s'enliserait.
*
Le lendemain, sommairement grimé, il s'installa dans un cabaret proche de Notre-Dame, près d'une fenêtre ouverte d'où il voyait le logis à pans de bois de Mondreville.
Un peu avant none, il vit sortir une vieille domestique. C'était une chance à saisir. La rejoignant, il l'interpella et l'interrogea.
— Monsieur Mondreville ? Il est parti il y a trois jours. J'ignore où il est ! Peut-être à Rouen, bien qu'habituellement, il me prévienne.
Petit-Jacques reprit sa surveillance, mais, au bout de plusieurs heures, conclut que Mondreville devait être mort. Il s'apprêtait à partir quand un second signe du destin lui vint : le commis apparut, tenant en bride un cheval qu'il conduisait dans une écurie.
Aussitôt, Petit-Jacques sortit et l'interpella.
— Il faut qu'on parle, l'ami !
Mondreville s'arrêta, stupéfait puis terrorisé en reconnaissant son complice.
— Comment m'avez-vous trouvé ? balbutia-t-il d'une voix blanche.
— C'est pas important ! répliqua l'autre en l'entraînant manu militari vers une ruelle en cul-de-sac. L'un de mes hommes n'est pas mort sur le coup, ajouta-t-il en lui parlant dans l'oreille, et a donné votre nom au prévôt.
— N… non ! gémit Mondreville, brusquement aussi pâle qu'un trépassé.
— Où pouvons-nous parler ?
— Chez moi.
Écartant la vieille domestique qui bénissait le ciel de son retour, le commis de Vernon conduisit Petit-Jacques dans sa chambre, pièce unique de l'étage. Il s'assit sur son lit, laissant une escabelle à son visiteur qui lui raconta ce qu'il savait.
— Je peux prévenir les Italiens, réfléchit à haute voix Mondreville après un moment, mais s'ils apprennent que les autorités sont sur nos traces, la mienne en particulier, je crains que ce ne soit moi qu'ils fassent taire définitivement. Quant à nous débarrasser nous-mêmes du prévôt, je ne vois comment faire.
Les deux hommes restèrent silencieux. Petit-Jacques avait souvent tué, et de la plus violente des façons. Aussi, donner la mort ne lui faisait-il pas peur, bien que faire passer à trépas un prévôt conduisît à la roue après avoir eu les poings coupés ou brûlés. Seulement, il ignorait comment approcher Louis de Tilly.
— Si nous le surveillions ? proposa Mondreville.
— Je crois qu'il habite Tilly. Le village étant petit, on nous repérera.
— Il a en effet un manoir là-bas, dont ses ancêtres étaient les seigneurs. Je le sais, car ma famille vient de la seigneurie voisine de Mondreville.
— Nous pourrions laisser nos chevaux à Longnes, située à une lieue, et nous rendre à Tilly en nous faisant passer pour des pèlerins se dirigeant vers Compostelle, suggéra Petit-Jacques. J'ai déjà agi ainsi. Sur place, en faisant croire que nous sommes malades, l'église nous hébergera quelques jours et on trouvera une occasion favorable de le faire disparaître.
— Bonne idée ! Je sais où dénicher de vieux sayons à capuche et des coquilles.
*
Tilly habitait la plus grande maison du petit village de Tilly, non loin de l'église, un de ces vieux manoirs normands à pans de bois comme il en existait dans chaque seigneurie. Les murs épais étaient bâtis sur de gros poteaux verticaux et obliques posés sur un soubassement de pierre, les interstices remplis d'un mélange de terre argileuse et de paille, recouvert d'un enduit de chaux. Deux tourelles d'angle, aux épais colombages, permettaient de surveiller les abords et un fenil s'appuyait sur un flanc de l'édifice.
La bâtisse était le seul reste de la grandeur passée de sa famille. Louis de Tilly y demeurait avec sa femme, son jeune fils et une poignée de domestiques dont de solides gaillards sachant manier l'épée et le mousquet, les pendards courant nombreux les campagnes.
Au retour de sa visite à Sully, Tilly réunit ses archers et ses sergents afin de leur annoncer qu'il partirait à Paris le lendemain. Comme son épouse ne connaissait pas la grande ville, il lui proposa de l'accompagner. Ils voyageraient dans le coche qu'il avait fait construire l'année précédente pour ses déplacements à Rouen : un chariot à essieux tiré par deux chevaux, avec deux banquettes en cuir vert disposées en longueur et six colonnes sculptées supportant le toit. Pas de vitre aux portières, mais de simples rideaux. Il décida qu'un de ses serviteurs le conduirait et qu'un second valet les accompagnerait.
Le lendemain vendredi, au lever du soleil, Tilly se rendit à Rosny chercher la lettre promise par le duc de Sully. En se pressant, il serait de retour avant dix heures, son épouse aurait le temps de se préparer et de régler les ultimes problèmes provoqués par leur départ soudain.
Petit-Jacques et Mondreville étaient, eux, arrivés dans la nuit au village. Malgré les six lieues entre Vernon et Tilly, ils avaient accompli la fin du voyage à pied, laissant, comme prévu, chevaux et équipement à Longnes, à l'auberge du Saut du Coq. Le matin, habillés de pauvres hardes, coquilles de pèlerin sur l'épaule et chaussés de sandales, ils apprirent du curé que M. le prévôt s'apprêtait à partir vers Paris. Il était pour l'heure à Rosny et reviendrait dans la matinée chercher sa femme avec qui il ferait le voyage en coche. Les deux hommes comprirent être arrivés à temps. Louis de Tilly était certainement allé demander à Sully une lettre de recommandation. S'il quittait son domaine, c'était pour rencontrer quelque haut magistrat. Ce prévôt savait déjà trop de choses !
*
Pour être certains de ne pas se tromper quand ils le verraient sur la route, ils observèrent un moment le coche en cours d'attelage. Ensuite, ils partirent pour Longnes où ils reprirent montures et armes, s'équipèrent en cavaliers et attendirent la voiture, laquelle ne pouvait prendre un autre itinéraire puisque le chemin de Paris traversait Longnes.
Le coche apparut peu après midi et fit une brève halte à l'auberge du Saut du Coq pour faire boire les chevaux. Quand il repartit, Mondreville et Petit-Jacques le suivirent à bonne distance.
Après Longnes, le chemin montait, puis descendait brusquement à l'approche de Mantes et de la Seine. Juste au début de la pente, les deux cavaliers se mirent au galop. Petit-Jacques avait préparé une de ses arbalètes, dissimulée contre la selle. Mondreville avait dégainé une épée, jusque-là camouflée.
Quand Louis de Tilly entendit les chevaux, il souleva le rideau et se pencha à la portière, pistolet chargé à la main, tant il savait les routes peu sûres. Son valet assis en face de lui possédait aussi un mousquet et une épée. Voyant seulement deux cavaliers, le prévôt des maréchaux fut rassuré et ne s'y intéressa plus. Mais les chevaux rattrapèrent sa voiture lorsque le chemin fut assez large. À l'instant où Petit-Jacques se trouva au niveau du cocher, il lui décocha une flèche en pleine poitrine. L'autre s'affaissa sans tomber. Mondreville donna ensuite plusieurs coups de plats d'épée aux chevaux, les fouettant au sang cruellement. Sous la douleur, les bêtes s'emballèrent dans la descente. Tilly saisit seulement à ce moment-là qu'ils étaient attaqués et tira, mais les cahots firent que la balle se perdit.
Mondreville et Petit-Jacques, un sourire de victoire aux lèvres, s'arrêtèrent, laissant le coche dévaler la pente à une vitesse folle, sûrs du sort de ses malheureux passagers. Ils entendirent Mme de Tilly hurler. Et, à la première courbe, virent la voiture, dont le train avant ne pouvait osciller, se renverser et rouler sur elle-même plusieurs fois, entraînant les chevaux.
Comme il n'y avait personne d'autre sur la route, les deux assassins s'approchèrent. Les chevaux, jambes brisées, hennissaient en se débattant. M. de Tilly avait été éjecté du véhicule qui lui était passé dessus en l'écrasant. Sa tête ensanglantée ne laissait aucun doute sur son décès. Son épouse, toujours à l'intérieur, avait la nuque à angle droit et la bouche en sang. Comme seul le valet gémissait, Petit-Jacques descendit de cheval, avisa une grosse pierre, la saisit et lui cassa la tête.
Tandis que Mondreville – un peu effaré par la gravité du meurtre qu'ils venaient de commettre – vérifiait que tout le monde était mort, Petit-Jacques retira la flèche de la poitrine du cocher et enfonça, à sa place, une écharde du coche. Puis il fouilla le prévôt, déroba son argent et la lettre du duc de Sully.