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Le lendemain, il tombait un mélange de pluie et de neige quand Petit-Jacques revint rue de la Verrerie. Le soleil n'était pas levé mais il savait que les magistrats partaient tôt au Palais. Comme il ignorait où officiait Tilly, le seul moyen de l'apprendre consistait à attendre patiemment, dans un recoin de la rue, sur la selle de son cheval, la pluie glacée dégoulinant sur son manteau.
Prime ayant sonné, il vit un homme en livrée ouvrir le portail de la maison et courir vers les écuries de La Trinité en essayant d'éviter les trous puants. Peu après, guidé par un palefrenier, un carrosse attelé sortit. L'homme en livrée en était le cocher. Le carrosse passa devant Petit-Jacques qui reconnut les armes sur la portière : une fleur de lys de gueule en champ d'or avec la légende : Nostro sanguine tinctum. La voiture s'arrêta devant la maison d'où un concierge sortit. Peu après, le procureur à l'Hôtel du roi apparut, reconnaissable entre mille avec les boucles rouges dépassant de son chapeau. Il monta dans le carrosse et partit.
Petit-Jacques le suivit jusqu'au Grand-Châtelet. Le carrosse entra sous la voûte du tribunal et disparut de sa vue. Le brigand attendit un moment devant la Grande Boucherie, hésitant à pénétrer sous ce porche qui conduisait à la sinistre prison. Mais le passage permettait aussi d'emprunter le Grand-Pont1 par la rue Saint-Leufroy. C'était peut-être le chemin que le carrosse avait emprunté. Finalement, ayant enfoncé son chapeau jusqu'aux yeux, il se décida à entrer.
Sous la voûte ouvrait l'entrée de la cour du Châtelet. Il y aperçut le carrosse. Tilly était donc là, il n'avait qu'à attendre son départ.
Retournant vers les étals de bouchers, il laissa son propre cheval dans une écurie et se mit à l'abri de la pluie sous un auvent. Dans une échoppe proche, il acheta un verre de vin chaud pour se réchauffer et attendit. Le carrosse ne ressortait pas. Peut-être Tilly assistait-il à une audience.
Petit-Jacques ignorait que le procureur écrivait tranquillement un mémoire dans son bureau de la grosse tour du Châtelet. Le brigand attendit donc jusqu'à trois heures de l'après-midi, avalant rapidement un plat de tripes sans perdre des yeux le passage. Transi, mort de froid, il vit enfin le carrosse sortir et le suivit jusqu'à la rue de la Verrerie.
Tilly rentrait chez lui.
Petit-Jacques comprit que si ce procureur ne circulait qu'en voiture, il n'arriverait pas à le poignarder !
*
Malgré un catarrhe et une toux déchirante, Petit-Jacques revint en faction le lendemain. Le début de la journée se déroula de la même façon que la veille et, une fois Tilly entré au Châtelet, le bandit revint se mettre à l'abri sous le même auvent d'échoppe.
Lors d'une accalmie, et comme il grelottait, il décida pour se réchauffer de faire quelques pas dans la rue de la Triperie qui, longeant le Châtelet, conduisait au pont au Change. Il s'en approchait lorsqu'il discerna les cris d'une altercation venant de la rue de l'Écorcherie où travaillaient ceux qui récupéraient les peaux de mouton et de porc.
Un homme se défendait à coups de poing contre trois adversaires, lesquels eurent vite fait de le faire tomber dans la boue, puis de le rouer de coups de pied. Petit-Jacques les vit ensuite revenir vers leur étal. Intéressé, il s'approcha du groupe de badauds qui commentaient la bagarre.
Déjà l'homme pris à partie se relevait, tapissé de boue, d'excréments et du sang provenant des échaudoirs des boutiques. Il eut un geste menaçant envers les curieux qui l'entouraient afin qu'ils s'éloignent.
— Trois contre un ! Quels braves à trois poils ! ironisa Petit-Jacques, seul à être resté.
— Ça va ! Carpissez aussi !
— Voilà un liard, tu iras boire à ma santé pour t'être bien défendu, ajouta-t-il en tendant une pièce préparée.
L'autre hésita. C'était un colosse court sur pattes avec d'énormes arcades sourcilières dont l'une couverte de sang, tout comme son nez cassé.
Finalement, il saisit la pièce.
— Tu peux te nettoyer quelque part ? demanda Petit-Jacques.
— Je vais descendre à la vallée de la Misère, je me laverai à la Seine.
— Retrouve-moi à l'entrée du Bœuf Couronné, j'ai besoin de quelqu'un comme toi.
Le Bœuf Couronné était un cabaret situé devant la halle des bouchers.
— Pour quoi faire ?
— Un service facile à me rendre. Je te donnerai un écu.
La brute hocha la tête après une ultime hésitation, puis descendit vers la vallée de Misère. Il irait jusqu'à Saint-Leufroy et descendrait sur la rive par la rue Merderet se laver dans l'eau glacée.
*
Petit-Jacques le vit apparaître un quart d'heure plus tard.
— Mon nom, c'est Jacques, lui dit-il.
— Moi, c'est Bertrand L'Écorcheur.
— Allons boire un verre de vin chaud.
Devant le comptoir d'une échoppe, toujours l'œil aux aguets sur le passage du Châtelet, l'ex-Mondreville l'interrogea :
— Que te voulaient-ils ?
— Je suis compagnon. Mon maître me devait de l'argent. Il n'a pas voulu me payer parce que je m'étais battu avec un client. Ses frères l'ont aidé à me chasser.
— Tu te bats souvent ?
— Quand on me cherche ! rétorqua l'autre, buté.
— Que vas-tu faire maintenant ?
— Je ne sais qu'écorcher et tuer ! J'irai au royaume d'Argot où on trouvera bien à m'utiliser, cracha-t-il.
— Je te l'ai dit, je t'engage.
— Pour faire quoi ?
— Je vais me réchauffer au Bœuf Couronné. Toi, tu restes là. Il y a un carrosse noir avec une fleur de lys rouge sur la portière dans la cour du Grand-Châtelet. Si tu le vois sortir, tu me préviens et je te gratifie d'un écu d'argent.
— C'est tout ?
— C'est tout.
L'autre acquiesça.
Petit-Jacques entra dans le cabaret et se fit servir à dîner.
Bertrand L'Écorcheur vint le chercher vers trois heures. Le carrosse sortait et se trouvait encore devant la Grande Boucherie.
— Reviens demain ! lui cria Petit-Jacques en partant. Si je suis par là, j'aurai besoin de toi.
Le lendemain se déroula de la même façon, mais Tilly rentra chez lui plus tôt. Petit-Jacques, ayant retourné sa veste et son manteau, attendit alors un moment dans la rue de la Verrerie, car le carrosse n'avait pas été rentré. Comme il pleuvait toujours, il regrettait de ne pas avoir gardé Bertrand L'Écorcheur avec lui. Un peu plus tard, Tilly ressortit, cette fois en compagnie d'une jeune femme.
De nouveau Petit-Jacques suivit la voiture qui traversa la Seine par le pont au Change et pénétra dans la cour de Mai du Palais de Justice. Il attendit que Tilly et sa compagne grimpent les marches de l'escalier pour laisser son cheval aux garçons s'occupant des montures, repassa devant les placards, détrempés par la pluie, et vit que celui de l'Échafaud n'était plus là. Sans doute était-il pris, ou mort. Il balayait les autres placards des yeux quand son cœur s'arrêta un instant : sur une affiche, il se reconnut. Sous un portrait à la plume du tableau qu'il avait chez lui, était écrit : Petit-Jacques, qui se fait aussi passer pour le seigneur de Mondreville. On le recherchait pour vol.
Décidément, ce Tilly allait vite en besogne. Il était temps qu'il se débarrasse de lui, songea-t-il en serrant la dague sous son manteau.
Dans la galerie marchande, retrouvant le couple devant une boutique de mercerie, il devina que la femme avait besoin de colifichets. Elle était plutôt jolie avec sa coiffure à bouffons et une friponne2 assortie à ses chaussures, laissant apparaître la fidèle3 de la même couleur que ses rubans. S'agissait-il de son épouse ? Si tel était le cas, elle serait bientôt veuve.
Malgré l'heure avancée, la foule ne manquait pas dans la galerie mercière. D'un coup d'œil, il évalua les distances pour fuir et les risques à courir. Il s'approcherait et assénerait son coup de poignard avant de poursuivre son chemin comme si de rien n'était. Quand retentiraient cris et hurlements, il faudrait qu'il soit près de la sortie.
Petit-Jacques contourna le couple afin d'arriver du bon côté et adopta le pas lent d'un promeneur. À moins d'une toise de sa victime, il sortit la dague de son fourreau, la dissimulant sous son manteau. Deux personnes lui cachaient les Tilly et il attendit qu'elles s'écartent.
— Nous prenons vingt aunes de ce ruban incarnat, dix de ce cordon de soie, trois aunes de ces dentelles au point de Raguse et une de ces dentelles noires d'Angleterre, expliquait Gaston à la vendeuse. Avez-vous choisi parmi les autres galants qu'il vous faut, ma mie ?
Ce seraient ses dernières paroles, ricana intérieurement le furtif en extrayant la lame du manteau.
— Au voleur ! Attrapez-le ! entendit-on soudain.
Immédiatement, il rengaina la dague et se tourna en direction du bruit. Une dizaine de gardes couraient derrière quelqu'un. Un gentilhomme se jeta en travers du chemin du fuyard et le fit tomber, puis le cingla de son épée. Le voleur hurla, mais déjà les gardes le rouaient de coups de bâton. Toute une foule accourut se repaître du spectacle.
— Il faut le pendre ! criaient les plus virulents.
— Oui ! Pendons-le ! insistaient plusieurs voix.
— À la hart !
Les femmes battaient des mains en babillant, toutes joyeuses du futur spectacle. Un homme exécuté devant elles ! Elles le verraient gigoter en s'étranglant, avoir les derniers spasmes de la vie ! Quel plaisir !
Évitant de se faire voir de Tilly, Petit-Jacques se retira discrètement vers les escaliers. Il aperçut de loin le procureur s'avancer vers les gardes et intervenir, sans doute pour faire emprisonner le pauvre voleur. Petit-Jacques lui en fut reconnaissant, puis se dit que l'expérience lui servirait de leçon. Il devrait tuer Tilly uniquement dans la rue, sinon il serait pris.
Sa filature reprendrait le lendemain. Après tout, n'avait-il pas tout son temps ?
*
Il crut bénéficier d'une autre occasion le dimanche. Mais comme il s'apprêtait à agir sur le parvis de Saint-Jean-en-Grève, à la sortie de la messe, on le bouscula alors qu'éclatait une altercation entre des partisans de Condé et de Mazarin, querelles de plus en plus fréquentes depuis la capitulation du cardinal. Celui-ci ayant annoncé qu'il obéirait désormais en tout au Prince, assurés de l'impunité, les séides de Condé s'en prenaient désormais avec arrogance aux tenants du ministre vaincu.
Tilly intervint pour ramener l'ordre avant de rentrer avec ses serviteurs. Petit-Jacques ne put l'approcher une seconde fois.
La semaine suivante, le procureur se rendit encore au Châtelet et Petit-Jacques retrouva Bertrand L'Écorcheur. Avant de lui proposer de surveiller de nouveau le carrosse à la fleur de lys, il l'interrogea.
— Où vis-tu ?
— Sous une maison à piliers, dans la vallée de la Misère.
— Je peux te garder chez moi et te nourrir de deux soupes chaudes par jour, mais tu obéiras sans discuter. Tu recevras dix livres par mois.
— Je suis votre homme, monsieur, acquiesça l'autre en pliant un genou, plein de reconnaissance.
— Va surveiller le carrosse. Ce soir, tu viendras avec moi.
La journée s'écoula comme les précédentes et Tilly rentra tard sans que Petit-Jacques eût l'opportunité d'agir. Il conduisit le boucher chez lui et le laissa dormir par terre. Il avait au moins gagné un valet et un garde du corps avec cette brute à laquelle il expliqua être un ancien prévôt nanti d'ennemis redoutables, dont l'un était magistrat. Il le suivait pour s'en débarrasser.
— Je peux le tuer, monsieur le prévôt, si vous voulez, suggéra naïvement le boucher.
*
Le jour suivant, au Bœuf Couronné, on parlait toujours du prince de Condé. Mais personne ne se réjouissait de sa victoire sur le cardinal, car les bouchers étaient des partisans du duc de Beaufort et s'inquiétaient de la nouvelle puissance du Prince.
Petit-Jacques ne s'intéressait pas à ces débats. Il avait repéré un homme seul, déjà aperçu la semaine précédente. La trentaine, grand et vigoureux, vêtu de peu, des chaussures percées, pas de manteau, il jetait régulièrement des regards inquiets vers la porte en trempant sa soupe. Dès qu'il eut fini son écuelle, il partit.
Le surlendemain, il l'aborda. L'homme siégeait à l'extrémité d'une grande table, une place libre à côté de lui.
— Tu bois, l'ami ? demanda Petit-Jacques en s'asseyant un cruchon de vin à la main.
L'autre le considéra avec inquiétude et méfiance. Puis il tendit son pot afin qu'on le remplisse.
— Je cherche quelques compagnons, fit Petit-Jacques.
— Pourquoi ?
Petit-Jacques haussa les épaules.
— Juste des compagnons. Tu viens d'où ?
— Lorraine.
— Soldat ?
— Ça te regarde ?
— Comme tu veux, je ne suis pas un exempt.
— Vaut mieux pour toi.
Petit-Jacques avait recruté suffisamment d'archers dans le monde des gueux de sac et de corde pour être certain d'avoir affaire à un déserteur, l'un de ces hommes risquant l'estrapade4 s'ils étaient pris.
— Tu as mangé ?
— La soupe…
— Ça te dirait un ou deux pigeons rôtis ?
L'autre hocha la tête en conservant son regard buté.
Petit-Jacques commanda.
Mis en confiance, le soldat se montra un peu plus loquace. Il s'appelait Sans-Chagrin et avait bien quitté son régiment. Petit-Jacques le présenta à L'Écorcheur quand celui-ci vint avertir de la sortie du carrosse.
— Monsieur, la voiture va partir ! s'inquiéta L'Écorcheur.
— Je laisse tomber, décida Petit-Jacques. On a mieux à faire.
Il sortit, les habilla chez un fripier pour qu'ils ressemblent à des bourgeois, puis alla leur acheter un coutelas chez un fourbisseur.
— Tu souhaites rester à mon service, Sans-Chagrin ?
— Oui, monsieur, fit l'ex-soldat à voix basse.
— On va voir ce soir ce que vous savez faire tous les deux.
Il récupéra son cheval et ils passèrent ensemble le pont au Change, la Cité, puis se dirigèrent vers la porte de Bussy. Il pleuvait à peine mais ils étaient bien mouillés. Ses deux nouveaux serviteurs suivaient en silence, sachant pertinemment partir pour un mauvais coup.
Passée la vieille porte de Bussy, ils empruntèrent le chemin de l'abbaye de Saint-Germain. Plus grand monde n'entrait en ville à cette heure. Vers l'hôpital de la Charité, ils empruntèrent le chemin Saint-Dominique et s'arrêtèrent à l'abri sous un gros chêne.
*
— Attendons ici que la nuit soit noire, puis nous reviendrons sur la route. Même à cette heure, il arrivera encore quelques voyageurs. Quand je vous le dirai, vous sauterez sur ceux désignés. Il faudra les tuer en silence. Ensuite, on les tirera dans les fourrés et on prendra leur argent. Le partage se fera chez moi.
Ni Sans-Chagrin ni l'Écorcheur ne protestèrent.
Une heure plus tard, ils avaient égorgé deux marchands et leur valet. Ils abandonnèrent la mule, la charrette à deux roues et les coupons de laine qu'elle contenait, mais prirent les manteaux, les chaussures et surtout une bourse contenant plus de trois cents livres en écus et pistoles espagnoles.
Ils rentrèrent dans Paris chacun par une porte différente et se retrouvèrent devant l'abreuvoir Mâcon5, en bas de la rue de la Harpe.
— Sans-Chagrin, si tu veux rester avec nous, je te ferai les mêmes conditions qu'à L'Écorcheur. Un lit chez moi, la soupe et dix livres par mois.
— Oui, monsieur.
— Pour le butin, vous aurez le denier dix6. Je vais vous compter trente livres à chacun et nous irons dîner au Lion-Ferré en bas de la rue, bien au chaud !
À compter de ce soir-là, Petit-Jacques oublia Tilly et Fronsac. Il devint le Prévôt, et sa réputation chez les truands de l'Université ne fit que croître. Les effectifs de sa bande aussi.
1 Le pont au Change.
2 Robe de dessus.
3 Jupe de dessous.
4 Supplice réservé aux déserteurs qui étaient lâchés depuis un mât à vingt pieds du sol, pieds et mains liés, jusqu'à ce qu'ils aient les membres brisés. On le pratiquait à Paris devant la porte Saint-Jacques.
5 L'abreuvoir était à l'emplacement de la fontaine Saint-Michel.
6 Le dixième.