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Pierre Corneille habitait avec son frère un corps de logis à colombages dans la rue de la Pie, là où il était né, à quelques pas de la place du Marché, deux vieilles bâtisses mitoyennes que l'on appelait familièrement la Grande et la Petite Maison.

Louis et Gaston arrivèrent en carrosse dans l'après-midi du dimanche avec Bauer pour seule escorte. Le concierge, Picard volubile, nommé Petit-Jean, les attendait et les conduisit lui-même auprès du grand auteur.

Corneille, la quarantaine dépassée, était en train d'écrire. Il se leva pour les accueillir avec une grande chaleur. De haute taille et plutôt corpulent, il avait le nez grand, les yeux pleins de feu, le regard vif. Il donna à Fronsac l'impression de vivre simplement et même d'être assez négligé. De fait, il n'était pas rasé depuis trois jours et ses vêtements noirs laissaient paraître quelques taches.

— Monsieur le marquis de Vivonne, monsieur de Tilly ! J'avais grand-hâte de vous voir arriver ! Je vous ai fait préparer une chambre dans la maison d'à côté, que nous partageons avec mon frère. Petit-Jean va vous y conduire et faire chercher vos bagages. Combien êtes-vous ?

— Nous avons deux serviteurs, Nicolas, mon cocher et secrétaire, et mon garde du corps, monsieur Bauer. Mais nous transportons surtout une malle de sacs de pièces !

— Votre audience est pour demain ai-je appris, avez-vous déjà choisi un avocat et un procureur ?

— Hélas, non ! Nous ne connaissons personne. Demain, nous demanderons un délai au rapporteur1 afin de nous préparer. Mais je suis moi-même procureur et je peux commencer seul.

— Ce n'est pas une bonne idée. Les conseillers apprécieront qu'un procureur et un avocat de la ville suivent votre affaire. Pour tout vous dire, à partir de ce que je sais et de ce que m'a écrit madame votre épouse, monsieur de Tilly, j'en ai touché quelques mots à monsieur Dufour, un ami avocat au Parlement, et à monsieur de la Barre, l'un des meilleurs procureurs du palais. Le temps que vous vous installiez, je peux envoyer mon valet les chercher. Ils ont hâte de vous rencontrer.

Les deux hommes ne devaient pas habiter loin, car ils arrivèrent peu après. Entre-temps, Pierre Corneille expliqua à ses invités que M. de La Barre, l'un des rares procureurs loyalistes du palais, admirait beaucoup Son Éminence. D'où, notamment, son choix.

Ils se réunirent dans la chambre du maître de maison, en présence du jeune Thomas, le frère de Pierre Corneille, tout juste reçu avocat. Une femme de chambre avait porté des liqueurs, du vin et des confitures. Gaston commença l'histoire depuis le début, soit le vol des tailles de 1617. Son récit prit près d'une heure, parfois entrecoupé d'une précision apportée par Louis, ou de quelques questions de l'avocat ou du procureur. Tilly n'évoqua cependant pas le faux dessein de vol des tailles machiné par les espions de Mazarin, ni Richebourg et les trois pendards : Pichon, Canto et Sociendo.

— Tout est consigné dans ces mémoires, messieurs, conclut-il, en montrant son sac de documents. Sur le fond, notre assignation n'a aucune raison d'être, tant il est évident que Mondreville, alias Petit-Jacques, le brigand le plus célèbre de Normandie, méritait la corde pour ses crimes.

— Je prends l'affaire en main, assura M. de La Barre, petit homme rondouillard. Je vais étudier vos pièces qui compléteront ce que je sais déjà, mais attendez-vous à de rudes adversaires. Le président et toute la chambre de la Tournelle2 sont des anti-Mazarin. Au palais, vous ne trouverez pas grand monde pour défendre Son Éminence, même parmi les conseillers semestres. De plus, depuis que monsieur de Longueville vient d'obtenir Pont-de-l'Arche, ceux qui restaient indécis, donc les plus nombreux, se sont rangés dans le parti des opposants à la Cour, chacun étant persuadé que Monsieur le Prince finira par imposer sa volonté et devenir chef du Conseil.

— Nous avons aussi le soutien de Monsieur le Prince, remarqua Louis.

— Et je vais en user, soyez-en sûr ! Je déposerai dès demain un déclinatoire de compétence3 compte tenu de la charge de monsieur de Tilly à la prévôté de l'Hôtel. Je serai certainement appuyé par le procureur du roi. Laissez-moi vos dossiers, j'y travaillerai cette nuit et je remettrai mon mémoire dès demain au conseiller rapporteur.

*

Dans la justice de l'Ancien Régime, les avocats plaidaient et les procureurs s'occupaient de la procédure. En simplifiant, ces derniers jouaient les stratèges et les avocats les combattants des batailles juridiques. C'était chez un procureur qu'on apprenait la chicane, tant les lois se révélaient nombreuses, souvent incohérentes et s'appliquant de façons différentes suivant la façon dont on présentait les affaires devant la cour.

— Devrons-nous venir au palais ? s'enquit Louis.

— La procédure étant écrite, ce ne serait pas nécessaire, mais la procédure judiciaire joue le rôle des cérémonies en matière de religion. Les conseillers et le président de la Tournelle seraient flattés de votre présence ; mieux vaudrait donc que vous soyez là. Je déposerai immédiatement mes conclusions au greffe. Ensuite, il vous suffira de venir assister aux audiences.

» Monsieur Dufour, poursuivit-il en s'adressant à l'avocat, je vous rendrai toutes ces pièces dans l'après-midi ; d'ici là j'aurai eu le temps de les faire copier. Vous préparerez une plaidoirie arguant que messieurs Tilly et Fronsac ont agi sur ordre du roi.

— N'attendez-vous pas le résultat du déclinatoire de compétence ? s'intrigua Gaston.

— Absolument pas. Ce déclinatoire ne sert à rien ! Il servira juste à gagner du temps pour mieux préparer l'affaire. Certes, sur le fond, il devrait être retenu et le procès renvoyé à Paris, mais la distance est immense entre le droit et les faits, n'est-ce pas, monsieur Dufour (l'avocat hocha la tête). Ces gens de la Tournelle veulent la peau de monsieur Séguier, et ce n'est pas mon déclinatoire qui les arrêtera. Tout au plus va-t-il les entraver un moment. Je lancerai d'ailleurs d'autres procédures de contestation sur les pièces que la partie adverse aura déposées au greffe. Ces escarmouches dureront bien une quinzaine avant que nous commencions à aborder le fond. Quand nous y arriverons, monsieur Dufour plaidera que vous devez être renvoyés hors de cour. Certes, cela n'arrêtera pas plus les ennemis de monsieur Séguier, mais ils seront déjà moins nombreux, surtout qu'entre-temps la situation aura évolué à Paris. Nous établirons alors une troisième ligne de défense arguant que la présence de ce truand, l'Échafaud, est une preuve manifeste de la participation de Mondreville à des actions délictueuses.

— Les faits sont tellement évidents ! intervint Louis.

— On ne jugera pas l'évidence, ici, monsieur Fronsac. On ne s'intéressera pas plus au droit ! On voudra sanctionner un homme ayant été le bras armé de Mgr Richelieu. Il y a trop de haine contre monsieur Séguier, et trop de sang encore frais pour laisser place à une justice sereine ! L'ennui, c'est que vous en ferez les frais !

Tilly écarta les mains pour montrer qu'ils se laissaient guider. Ce procureur semblait maître dans sa profession.

— Vous êtes entre de bonnes mains, messieurs, confirma Pierre Corneille. Dans la chicane, il n'y a pas meilleur procureur que monsieur de La Barre au parlement de Normandie !

— Imaginons, je dis bien imaginons, que nous perdions, monsieur de La Barre. Que risquons-nous ? demanda Fronsac.

— D'abord la condamnation au dépens, c'est-à-dire le payement d'amendes et d'épices, sans doute pour quelques milliers de livres. Ensuite, une exposition au pilori et une dégradation de la noblesse sont possibles. Vos juges pourraient aller jusqu'aux galères à cause de la mort des archers de Mondreville et de son fils, mais évidemment nous nous opposerons à l'exécution. Il y aura appel et, dans tous les cas, le roi ne laissera pas faire. Vous aurez certainement une lettre de rémission4.

— Ce serait bien le moins ! ironisa sombrement Gaston.

— En vérité, ce que je crains, c'est plutôt une prise de corps si on juge suffisamment graves les faits que l'on vous reproche.

— Ce qui veut signifie ? interrogea Louis avec inquiétude.

— Vous seriez écroués dans une de nos prisons. Soit dans la tour des Normands, soit dans la tour de l'Aubette qui sert de chiourme aux galériens. Leurs souterrains sont redoutés à cause de l'humidité. On y descend à vingt-cinq ou trente pieds de profondeur. Il y a là quelques caves voûtées qui ne reçoivent le jour et l'air que par de pauvres lucarnes infiniment étroites. Les prisonniers sont scellés par des fers dans l'épaisseur des murs ou mis sans distinction de sexe dans des cages. Ils reçoivent peu de nourriture et restent dans leurs excréments. Si on vous y enfermait, j'aurais du mal à vous en faire sortir avant que vous ne deveniez fous.

Louis et Gaston se regardèrent, jurant silencieusement de ne pas se laisser prendre.

*

M. de La Barre remporta plusieurs succès qui rendirent Fronsac optimiste. Obtenant des contre-enquêtes, des appels incidents, des vérifications de pièces, des ajournements, multipliant les procédures annexes, les enquêtes, les interlocutoires, les appointements, usant et abusant d'exploits, d'instances et d'arrêts de défense, exigeant des décrets de prise de corps pour interroger des archers de Mondreville, découvrant des incohérences dans les dépositions, les recollements et les confrontations, il faisait feu de tout bois. Il alla jusqu'à paralyser la procédure en gardant les sacs confiés au greffe, choses pouvant pourtant le conduire à la prison.

Il savait aussi adroitement jouer des querelles entre les personnes. Une déclaration royale de 1581 exigeait que les décisions du parquet, c'est-à-dire des deux avocats et du procureur du roi, fussent collégiales, mais qu'en cas d'avis différent, celui qui était seul suivît les conclusions des deux autres. L'arrêt prévoyait en outre que le plus jeune prît l'avis d'un des anciens et qu'au cas où il y aurait seulement deux avis différents, on fît appel à un ancien avocat pour tiers. Or les deux avocats s'étaient rangés du côté de ceux qui voulaient la condamnation des serviteurs de Séguier, tandis que le procureur général suivait l'avis de la cour. Ces querelles étaient pain béni et M. de La Barre rappelait sans cesse que seul le procureur du roi pouvait porter la parole à l'audience, récusant systématiquement les avis des avocats du roi.

Cela dura jusqu'à la mi-novembre.

*

À Rouen, Louis et Gaston s'occupaient comme ils le pouvaient. Ils écrivaient tous les jours chez eux, recevant aussi des lettres qui mettaient parfois dix jours à arriver. Heureusement, la capitale normande était une immense ville, la plus grande du royaume après Paris. Même si elle gardait ses remparts et ses dédales de ruelles tortueuses bordées de maisons à pans de bois, on y découvrait aussi de magnifiques monuments, dont le palais de Justice, le beffroi avec sa grande horloge et le nouvel hôtel de ville construit par Jacques Gabriel.

Corneille les faisait inviter dans la société de qualité, flattée de recevoir deux hommes proches de Mazarin et de M. le Prince, même si chacun connaissait le procès qu'on leur faisait.

Imprimeurs et libraires étaient innombrables et le concierge de Corneille, que Louis appelait d'un monsieur de Petit-Jean gros comme le bras, tant il savait l'importance de ménager les serviteurs, les conduisit chez les plus réputés où Fronsac acheta quelques ouvrages qui l'intéressaient. Enfin, le Parlement ayant autorisé dès la fin du siècle précédent les troupes de comédiens à jouer dans les salles de jeu de paume de la ville, se rendirent-ils souvent à des représentations.

Le quartier de Saint-Sauveur où ils logeaient se révélait calme et bourgeois, sauf durant les exécutions qui avaient lieu sur la place du Vieux-Marché, là où Jeanne d'Arc avait été brûlée. Le dimanche, ils se rendaient à la messe à l'église Saint-Sauveur malheureusement bien ruinée depuis son pillage par les huguenots.

Louis et Gaston dînaient souvent à la table du grand auteur, avec son épouse, Marie de Lampérière, et ses enfants. La double maison était grande, mais ses habitants si nombreux, avec tous les serviteurs à domicile, qu'ils quittèrent rapidement leur chambre où ils étaient très serrés pour une grande pièce dans l'auberge voisine de laPie.

Ils rencontraient quand même chaque jour Pierre Corneille qui exerçait avec sérieux ses charges d'avocat du roi pour les Eaux et Forêts et d'avocat du roi à l'Amirauté de France. Avec lui, ils se rendirent fréquemment aux audiences de la Table de marbre du palais où, trois jours par semaine, se réglaient les affaires dont il avait la charge.

Corneille leur parlait aussi de ses pièces avec un brin de nostalgie. Le grand auteur n'avait plus connu de succès depuis Polyeucte et le Menteur, aussi préparait-il une nouvelle tragédie dont il attendait beaucoup. L'histoire traitait de l'affrontement entre un héros et de vils politiciens, expliqua-t-il. Nicodème et Attale étaient des demi-frères, mais la mère d'Attale voulait placer son fils sur le trône à la place de l'autre, héritier naturel. Celui-ci était emprisonné mais finalement libéré par son frère qui lui rendait le pouvoir. Un soir, écoutant Corneille leur lisant un extrait, Louis se rendit compte que Nicodème, qui recherchait la gloire et la reconnaissance, ressemblait trait pour trait au prince de Condé. Cette pièce ne connaîtra le succès, songea-t-il, que si ce dernier l'emporte dans sa partie contre la Cour5.

Corneille souhaitait que Poquelin, qu'il appelait de son surnom Molière, fût l'interprète du rôle. Il lui avait écrit à ce sujet, mais Louis n'était pas certain de ce choix tant, si Poquelin savait faire rire dans les comédies, il faisait tout autant rire, mais sans le vouloir, dans les rôles tragiques comme il l'avait observé en assistant à la représentation d'Artaxerce, au jeu de paume de la Croix-Noire6.

*

Au début de la troisième semaine de novembre, Fronsac et Tilly reçurent, un soir, la visite de M. de La Barre.

En entrant dans la chambre de leur auberge, le procureur parut particulièrement sombre.

— Le monde est devenu, sans mentir, bien méchant, messieurs. J'ai de fâcheuses nouvelles. Depuis quelques jours, le premier président monsieur Faucon de Ris et le procureur général monsieur Courtin, qui vous étaient favorables, se trouvent à Paris. C'est précisément le moment qu'a choisi le rapporteur pour attaquer la véracité du mémoire de votre père. Ce document n'étant pas signé, il a fait faire une enquête auprès du prévôt des maréchaux, lequel a déclaré n'en avoir aucune trace…

— Évidemment puisque mon père est mort avant de l'avoir envoyé !

— Je le sais, mais la pièce a été retirée. Quant aux mémoires de monsieur Nardi, il les a aussi balayés comme textes sans valeur. Bref, après dîner, une délibération collégiale a eu lieu qui a rejeté mes dernières requêtes et durant laquelle les avocats du roi ont mis en minorité le procureur. Les conclusions arrêtées par le parquet sont donc contre vous et vont emporter la sentence. J'ai, en vain, exigé un arrêt sur requête et même proposé un accommodement. La cour a requis une saisie de corps et votre emprisonnement pour la suite du procès. Je fais partir ce soir un courrier pour monsieur Séguier et demande une suspension de procédure auprès de monsieur de Longueville, argumentant qu'on n'a pas encore examiné la présence de l'Échafaud chez monsieur Mondreville, mais je dois vous avouer que la situation est fort grave. Je vais quand même attaquer leurs conclusions en objectant que le parquet est en désaccord et récuser la demande des avocats du roi, mais je crains de gagner seulement quelques jours.

— Que conseillez-vous ?

— Quittez la ville sur-le-champ, en espérant que les capitaines des portes n'aient pas déjà votre signalement, laissa tomber le procureur.

Déjà Bauer rassemblait leurs bagages. C'est alors qu'on gratta à la porte.

Serait-ce déjà des sergents ? s'inquiéta Louis.

Il alla ouvrir, mais ce n'était que l'hôtelier.

— Monsieur le marquis, un moine insiste pour vous rencontrer.

— Un moine ?

— Oui, monsieur. Un cordelier. Il dit s'appeler Bernardo Gramucci.

Les causes étaient distribuées par le président de chambre à des conseillers rapporteurs.

Ce nom venait de ce que les conseillers y allaient par roulement.

Contestation de la compétence du tribunal avant toute conclusion au fond.

Acte par lequel le roi accorde son pardon à la suite d'un crime ou d'un délit, arrêtant ainsi le cours de la justice.

Effectivement, la représentation de Nicodème eut lieu alors que Condé s'était rebellé. Mazarin y vit un éloge inopportun et Corneille perdit la charge de procureur qu'il venait d'obtenir ainsi que sa pension.

Voir L'Exécuteur de la haute justice, du même auteur.