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Comme les parlements d'Aix et de Rouen, celui de Bordeaux avait rejoint le parti de la Fronde. Mais, tandis que les troubles se terminaient à Paris, ils s'amplifiaient dans la capitale de la Guyenne. Leur origine tenait aux désaccords continuels entre le gouverneur, M. d'Épernon, et les autorités locales, soit le Parlement et la municipalité.
Bernard de Nogaret de La Valette, duc d'Épernon, était un homme brutal et violent. On disait même qu'il avait empoisonné sa femme, Gabrielle de Verneuil, fille d'Henri IV et d'Henriette de Balzac d' Entraigues, marquise de Verneuil1.
Durant l'été, la querelle entre le duc et les Bordelais avait tourné à la guerre civile, Épernon ayant décidé de traiter Bordeaux comme une ville ennemie et de la réduire par la famine. Pour y parvenir, il réclamait une armée au cardinal Mazarin. Or, la maison de Condé détestait celle d'Épernon. Cette haine remontait au temps d'Henri III, quand le premier duc d'Épernon combattait le grand-père du Prince. Elle s'était renforcée lorsque, en 1638, Bernard de Nogaret, lieutenant général à l'armée de Condé2, avait honteusement levé le siège de la ville de Fontarabie, désobéissant à son chef. Pour cette lâcheté, il avait été condamné à mort par contumace par Richelieu, avant d'être réhabilité par la régente. De plus, Bernard de Nogaret, marié à une fille de sang royal, se considérait comme prince du sang.
Tout naturellement, les parlementaires et la municipalité de Bordeaux avaient donc envoyé, en août, des députés plaider leur cause auprès du Prince. Celui-ci avait accepté de les défendre à la Cour, et ce d'autant plus facilement qu'il penchait pour un accommodement, jugeant qu'on ne pouvait hasarder une province aussi importante et remuante que la Guyenne3.
Lors d'un Conseil royal qui se tint le 2 septembre, le prince de Condé affirma donc son désaccord avec la reine, Mazarin et les partisans de la manière forte. Comme M. de Villeroy insistait pour qu'on envoie une armée à Bordeaux, Condé lui répliqua, avec ironie :
— Vous y feriez grand feu et mettriez tous ces peuples à la raison.
M. de Villeroy répondit sèchement qu'il irait, si on le lui commandait.
— Je n'en doute pas, et que vous n'y fassiez merveilles, laissa tomber Monsieur le Prince avec un immense mépris.
À ces mots, il se leva et se retira. Embarrassé par cette nouvelle querelle, Mazarin décida seulement de révoquer le parlement de Bordeaux.
Un peu plus tard, le même jour, le commandeur de Jars, fidèle de la reine, faisait le matamore dans le Palais-Royal, jugeant trop accommodante la politique de Mazarin envers les anciens frondeurs. L'ayant entendu, Monsieur le Prince lui lança :
— Vous savez fort bien parler de la guerre, monsieur le commandeur !
Indifférent, Jars poursuivit ses rodomontades, assurant qu'il fallait assommer les rebelles qui incommodaient le monde. Condé le cingla alors de ces mots :
— Monsieur, s'ils ne valaient pas mieux que vous, il y aurait justice de les laisser assommer !
On s'en souvient, lors de la querelle de juin dans les jardins des Tuileries, les tenants de la Cour contre le duc de Beaufort comprenaient des partisans de la reine, dont le commandeur de Jars, et des fidèles du prince de Condé à l'instar M. de Bouteville. Cette alliance de circonstance venait de faire long feu.
Or, à ce moment peu favorable, M. Le Tellier insista à nouveau pour obtenir du Prince son consentement au mariage du duc de Mercœur avec la nièce de Mazarin. Condé lui répondit qu'il s'étonnait fort de voir que Son Éminence songeât encore à cette union qui ne lui apporterait aucun avantage. Le soir de ce quasi-refus, Louis XIV, sa mère, son oncle d'Orléans, le prince de Condé et le cardinal assistèrent, à l'Hôtel de Ville, au festin et au feu d'artifice donnés par le prévôt des marchands en l'honneur de l'anniversaire du roi. Si ces festivités, où la Cour fut traitée splendidement, marquaient la fin de la querelle entre la ville et Leurs Majestés, Condé, lui, resta de marbre, observant avec dépit que, lors du bal, le roi dansa deux fois avec l'aînée des nièces du cardinal.
*
C'est dans un état d'esprit de grande colère envers Mazarin et la Cour que le Prince répondit donc à la demande d'entretien de Fronsac.
Louis lui avait écrit le jour même de sa rencontre avec La Bazinière. Il savait que Condé ne réagirait pas rapidement, aussi avait-il pris la précaution d'indiquer dans sa missive qu'il se trouverait dans sa seigneurie de Mercy, mais que Friedrich Bauer, que le Prince connaissait et estimait, serait à sa maison de la rue des Blancs-Manteaux et le préviendrait dès la convocation reçue.
Le dimanche 5 septembre, Bauer arriva à Mercy. Il avait reçu la veille un courrier, comminatoire, du secrétaire du Prince ordonnant au marquis de Vivonne de se présenter à l'hôtel de Condé lundi à six heures du matin.
La duchesse de Nemours a brossé un portrait peu flatteur du Prince à cette époque : Condé aimait plus à gagner les batailles que les cœurs et s'attachait avec plaisir à fâcher les gens. Il aimait dire des choses si offensantes que personne ne pouvait les souffrir. Dans les visites qu'il rendait, il affichait un ennui dédaigneux. De quelque qualité qu'on fût, on patientait des temps infinis dans son antichambre, et fort souvent, il renvoyait ses visiteurs sans les recevoir. Quand on lui déplaisait, il poussait les gens à la dernière extrémité et paraissait incapable d'aucune reconnaissance envers les services qu'on lui avait rendus.
Louis Fronsac fut donc plutôt bien traité lorsque Condé entra dans le cabinet où il attendait depuis trois grosses heures. Le Prince arborait cependant le visage contrarié et hautain de ses mauvais jours.
— Je n'ai pas de temps à perdre avec vous, marquis, cracha-t-il. Je sais pourquoi vous êtes là !
Devant l'air surpris de son visiteur, le long visage décharné du Prince montra un rictus satisfait. Il poursuivit alors avec colère :
— Mon beau-frère Longueville m'a raconté que Tilly a maltraité un prévôt de Rouen, que celui-ci l'a fait jeter en prison d'où vous l'avez tiré. Qu'ensuite vous êtes allés tous deux menacer ce prévôt. Sachez que je ne tolère pas ces insolences ! Ce n'est pas parce que vous vous croyez protégé par le gredin de Sicile que vous, petit tabellion, pouvez imposer votre loi aux princes du sang ! Et je ne veux même pas parler de vos insignifiants complots avec ce faquin de Bussy !
Agressé par ces accusations, Louis s'inclina en baissant les yeux, mais comme le Prince semblait lui laisser la parole, il répondit :
— Je resterai toujours votre obligé, monseigneur, et je serais un monstre d'ingratitude de l'oublier. En vous plaignant de moi, vous me rendez le plus malheureux des hommes, car mon attachement et mon respect envers vous sont sans réserve aucune. Me laisserez-vous me justifier et vous dire pourquoi je suis venu me jeter à vos genoux ?
— Niez-vous votre commerce avec le Sicilien et Bussy ? fit Condé, un peu rasséréné.
— Non, monseigneur. Mais si je sais tout ce que je vous dois, j'ai aussi des dettes envers Mgr Mazarin. Son Éminence m'a parfois demandé mon concours, comme l'a fait monsieur le comte de Bussy. Je le leur ai accordé, ainsi que je l'ai toujours fait envers vous. Mais aujourd'hui, si je viens vous supplier de m'entendre, ce n'est pas pour vous demander un service. C'est au contraire afin de vous prouver mon attachement.
— Expliquez-vous ! lança le Prince avec morgue.
Louis raconta rapidement les mésaventures de Tilly qui soupçonnait Mondreville de vol et d'assassinat envers ses parents. Qu'ils avaient tous deux désormais la preuve que ce prévôt avait volé les tailles royales en 1617 pour le maréchal d'Ancre.
— Si ce conte ne venait pas de vous, je n'en croirai pas un mot ! laissa tomber Condé avec condescendance, mais en laissant Fronsac poursuivre, il laissait paraître son intérêt.
— Nous avons un témoin qui a participé au vol, monseigneur, et nous avons un mémoire accusatoire du père de Gaston. Mais ce n'est pas la raison de ma visite, monseigneur. Cette raison, la voici : Mondreville s'apprête à recommencer. Avec une bande de coquins, il prépare le vol de la recette des tailles de Normandie, transportée sur la Seine. Cela représenterait deux millions de livres.
— Et alors ? Allez donc voir Le Tellier, c'est lui que cela regarde !
— Certes, monseigneur. Mais en 1617, le vol avait été organisé par le maréchal d'Ancre qui connaissait tous les secrets du transfert, en particulier le jour, l'escorte et la forme du transport. Mondreville a besoin d'obtenir les mêmes informations.
Comme Condé fronçait les sourcils, Louis ajouta.
— En 1617, le maréchal d'Ancre était gouverneur de Normandie, monseigneur, et il disposait de ces informations.
— Que voulez-vous dire, Fronsac ? laissa tomber le Prince, soudain glacial.
— Excusez mon audace, monseigneur, mais je devais vous prévenir. Si les circonstances se révélaient être les mêmes, je serais mort de honte de ne pas l'avoir fait, et d'avoir laissé le nom de votre glorieuse famille compromis à cause de monsieur de Longueville.
Sur le coup, le Prince resta incrédule, ses yeux bleus plantés sur Fronsac, médusé par son audace. Puis sa fureur éclata :
— Que venez-vous de dire ? Vous osez ? Croyez-vous que je vais souffrir votre insolence encore un instant ? Vous prétendez que vous me témoignez du respect et vous me traitez de voleur ! Sachez que vous m'en rendrez raison et que vous allez durement vous en ressentir ! Estimez-vous heureux que je ne vous fasse pas bâtonner par mes laquais ! Rentrez chez vous à Mercy et attendez mes ordres !
Il sortit en claquant la porte.
*
Blême de peur et de honte, Louis resta figé un long moment. Il venait de se créer un ennemi mortel. Puis, il se décida à partir. Maîtrisant ses tremblements, il sortit dans la longue galerie où se tenaient des serviteurs et des officiers. Plusieurs le regardèrent avec dédain. Avaient-ils entendu le bruit de l'altercation ? Sans doute.
Accablé de désespoir, Fronsac se composa un visage indifférent pour se diriger vers le grand escalier. En bas, il crut distinguer du mépris sur le visage d'un laquais qui le salua. Il passa l'antichambre et sortit dans la grande cour. Nicolas attendait avec le carrosse. Il monta en silence dans la voiture après lui avoir dit de rentrer rue des Blancs-Manteaux.
Il avait le sentiment d'avoir fait son devoir envers le Prince, et en même temps d'avoir creusé l'abîme dans lequel il était tombé.
Car il ne pouvait qu'obéir aux ordres, donc rentrer à Mercy. Chez lui, il trouva Richebourg s'apprêtant à sortir avec Bauer pour s'entraîner à la salle d'armes de la rue du Jour. Il leur raconta la colère du Prince et annonça son départ.
— Que puis-je faire pour vous aider ? demanda Richebourg.
— Je vais rédiger un courrier pour monsieur de Tilly, portez-le et répétez-lui ce que je viens de vous dire. Gaston jugera de ce qu'il doit entreprendre, mais je lui conseille d'attendre avant d'agir contre Mondreville. Peut-être Mgr de Condé va-t-il réfléchir plus calmement à ce que je lui ai révélé.
Ensuite, Louis demanda à Bauer de préparer leurs affaires. Ils retournaient à Mercy.
*
L'hôtellerie de la Croix-de-Fer, rue Saint-Martin, était située presque en face de la rue aux Ours. Il suffisait de suivre cette rue aux Ours, de remonter la rue Saint-Denis et d'emprunter l'impasse Saint-Sauveur pour arriver dans la cour des Miracles.
C'était la raison pour laquelle le duc de Beaufort l'avait choisie.
Malgré sa proximité avec le quartier des truands, l'hôtellerie affichait belle réputation. Avec ses belles salles et ses vastes écuries, il n'était pas rare que des ambassadeurs y logent.
Passé dans la matinée, Mondreville avait retenu une chambre à laquelle on accédait par une galerie et un escalier extérieur. Il s'était rendu ensuite dans la cour des Miracles, accompagné d'un serviteur du duc qui savait à qui s'adresser.
Il y avait laissé la clef de la chambre.
*
Le lundi 6 septembre, la nuit étant tombée, un petit carrosse noir à deux chevaux, sans armes sur les portières, entra dans la cour de la Croix-de-Fer. Mondreville et Bréval en sortirent les premiers avant d'entourer le troisième personnage qui descendit lentement. Enveloppé dans un manteau de drap noir, l'homme, de grande taille et aux cheveux blonds sous un chapeau noir à larges bords, avait le visage caché par un masque, pratique courante pour les gentilshommes ne voulant pas être reconnus.
Tandis que les garçons d'écurie s'occupaient du véhicule, sous la surveillance du cocher, Mondreville entraîna l'homme en noir vers l'escalier extérieur conduisant aux chambres. Quelques palefreniers les remarquèrent tous trois armés de lourdes rapières, l'un des visiteurs dissimulant, en outre, un pistolet à silex glissé sous son pourpoint.
À l'étage, Mondreville se dirigea vers une porte à laquelle il toqua quatre coups. Elle s'ouvrit presque aussitôt. Les visiteurs entrèrent.
La pièce était éclairée de plusieurs chandeliers. Il y avait là, debout, trois hommes au visage de gredin et un quatrième masqué. Ce dernier, de petite taille, vêtu de soie lie-de-vin, portait un élégant chapeau noir et des cheveux blancs bouclés. C'était à l'évidence le chef. Il s'inclina légèrement quand l'homme grand et blond entra.
— Monseigneur, fit-il, d'une voix grinçante.
Le duc de Beaufort enleva son masque et, avisant un fauteuil, s'y affala.
— Je t'apporte une affaire, l'Échafaud, dit-il en joignant l'extrémité de ses doigts.
— C'est ce que j'ai cru comprendre, monseigneur, répondit prudemment celui demeuré masqué.
» Ce sont vos amis ? ajouta-t-il, désignant Bréval et Mondreville.
— Disons des associés, comme toi. Asseyez-vous, maintenant. Je vois que tu as fait monter du vin. J'ai soif !
— Habituellement, c'est monsieur le marquis de Fontrailles qui me contacte… remarqua l'Échafaud en faisant signe à l'un de ses compagnons de remplir les pots posés sur la table.
— Fontrailles a des ennuis et ne pouvait venir. Voici monsieur Mondreville. Il est lieutenant du prévôt de Rouen…
À ces mots, les trois compagnons de l'Échafaud portèrent une main sur le pistolet glissé à leur ceinture.
— … Monsieur Bréval est marchand et batelier. Tu lui obéiras comme à moi-même.
— À voir, monseigneur, fit l'Échafaud avec une ombre d'insolence… Je n'ai pas pour habitude d'obéir à des inconnus. Oubliez-vous que je suis le roi d'Argot ?
— Le roi d'Argot ! Le Grand Coesre ! s'exclama Beaufort hilare, en prenant le pot qu'un des truands lui tendait, tandis que Mondreville et Bréval s'installaient sur une chaise. Mais en vérité tu n'es plus rien, l'Échafaud ! Ton portrait est placardé dans la cour de Mai4, comme celui de n'importe quel gueux recherché. Traqué par le lieutenant civil et ses exempts, tu n'as pu te remplir les poches ces temps-ci que parce que Fontrailles et moi-même avons fait appel à toi et t'avons laissé libre de piller nos ennemis. Ne l'oublie pas !
*
Beaufort connaissait depuis des années le roi d'Argot, l'ayant rencontré quand, avec le marquis de Fontrailles et Montrésor, il fréquentait les tripots mal famés des Halles. L'Échafaud avait succédé à Carfour, le plus célèbre brigand de Paris, déjà au service des basses œuvres du duc de Vendôme, le père de Beaufort5. À l'époque, l'Échafaud terrorisait Paris, s'attaquant la nuit aux maisons mal protégées et prenant plaisir à étriper femmes et enfants avant de les dépouiller. Quand le duc avait décidé d'assassiner le cardinal Mazarin pour prendre sa place de chef du Conseil royal, il avait naturellement fait appel à lui et à ses estropiats. Le quartier général du brigand se trouvait alors au cabaret des Deux-Anges, tout près de l'hôtel de Vendôme.
Mais l'assassinat de Mazarin avait échoué et l'Échafaud avait été tué6, ainsi que ses complices. Enfin, c'est ce qu'avait cru Beaufort, pendant ses cinq années d'enfermement au donjon de Vincennes, d'où Paul de Gondi l'avait tiré.
C'est Fontrailles et Montrésor qui avaient organisé l'évasion et eux qui avaient appris au duc que l'Échafaud n'était pas mort et était même devenu le Grand Coesre, le roi d'Argot7.
Durant les troubles de la Fronde, Fontrailles avait plusieurs fois recouru à ses services et à ceux de ses bandits pour terroriser les fidèles de Mazarin. Ils avaient pu ainsi piller, en toute impunité, plusieurs hôtels et maisons. Mais ce temps-là était terminé. L'ordre revenu, l'Échafaud était à nouveau recherché.
*
Le roi d'Argot se tut un instant, puis commença à dénouer son masque.
Apparut un visage jeune, malgré les cheveux blancs, mais d'épouvante. La peau était ravinée par la petite vérole, l'œil gauche un trou sombre et quand le chef des truands tourna la tête vers Mondreville, celui-ci vit, avec horreur, qu'il n'avait plus de joue, juste une horrible balafre.
— Ma beauté, monseigneur, c'est à vous que je la dois.
Beaufort connaissait le visage de l'Échafaud marqué par la petite vérole. Par le placard dans la cour de Mai, il savait le truand borgne et balafré, mais ne s'attendait pas à cette vision atroce. Il parut mal à l'aise.
— Je n'y suis pour rien si tu as raté ton coup, l'ami ! Pourquoi t'es-tu précipité dans le carrosse de Mazarin, sans même savoir s'il y avait des gens armés ?
— Vous auriez pu me prévenir ! Et m'aider ensuite ! répliqua l'Échafaud un ton plus haut.
— Te prévenir ! Pouvais-je savoir qu'on te trahissait ? Ensuite, j'étais en prison ! Mais à peine sorti, ne t'ai-je pas fait passer une centaine d'écus ?
— Une centaine d'écus pour ça ?
Un silence hostile s'abattit dans la salle. Finalement, l'Échafaud s'assit à son tour et fit signe à ses hommes de faire de même.
— Je veux bien me mettre à votre service, monseigneur, mais, en échange, je veux que vous m'aidiez à retrouver celui qui m'a trahi, le nommé La Potence8, proposa-t-il. Il m'a dit qu'il était au service du roi, mais je n'en sais pas plus.
— J'essaierai, l'Échafaud, je te promets d'essayer. Maintenant veux-tu m'écouter ? Il y a cinquante mille livres à gagner facilement.
— Cinquante mille ? répéta l'un des truands, sidéré.
— Cinquante mille, compère ! confirma Beaufort.
— Parlez, monseigneur, dit l'Échafaud.
— C'est monsieur Mondreville qui va vous donner les explications. Il vous racontera d'abord un vol remontant à trente ans.
Empreints de curiosité, les truands se tournèrent vers le prévôt qui commença son récit. Il détailla le vol de la recette des tailles en 1617, décrivit la manœuvre sur la Seine, comment ils avaient tué les bateliers de la gabarre et comment Petit-Jacques était parvenu à échapper à l'escorte. Il ne parla pas des deux complices assassinés et conclut par ses mots :
— Un prochain transport aura lieu bientôt. Si on tentait de le voler comme Petit-Jacques, en seriez-vous ?
— C'est pour ça que vous m'avez écrit de venir avec des hommes sachant manœuvrer et naviguer, monseigneur ?
— Oui. Ceux-là en sont-ils capables ?
— Le Flamand et Ponton, oui. Froideviande, non. C'est mon lieutenant. Lui et moi ne sommes jamais montés sur une barque, sauf pour traverser la Seine !
Mondreville regarda avec attention les nommés Le Flamand et Ponton, tous deux de taille moyenne avec un visage buriné. Le Flamand avait la quarantaine et le poil jaunasse. Ponton était plus jeune et pourtant presque chauve avec une denture de chicots.
— Vous avez navigué où ? demanda-t-il.
— J'étais à Bruges, répondit Le Flamand. J'ai eu aussi une barque sur le Rhin avant de venir ici.
— J'ai eu une gabarre, jadis, ajouta évasivement Ponton.
Mondreville grimaça, ce n'était pas les mariniers qu'il aurait souhaités. Mais pouvait-il espérer mieux ?
— Il faudra être très rapides, très précis. Vous devrez vous entraîner avec nous. On commencera demain, car nous n'avons guère de temps.
— Ce sera pour quand ? demanda l'Échafaud.
— Je ne sais pas encore, répondit Mondreville. Nous l'apprendrons bientôt, mais nous devrons nous tenir prêts.
— Parlons du partage. Combien y aura-t-il dans la recette des tailles ?
— Beaucoup ! répondit Beaufort, mais ce n'est pas pour vous. Ce sera un coup de main contre le Mazarin. Vous serez seulement payés pour y participer. Vous aurez cinquante mille livres, rien de plus et rien de moins. Vous n'avez pas besoin d'en savoir plus.
Un nouveau moment de silence tomba. L'Échafaud n'appréciait pas la façon dont il était traité, mais savait que Beaufort avait raison : il était recherché et ne pouvait plus sortir sans masque. Le temps venait pour lui de quitter Paris. Or, pour cela, il avait besoin d'argent.
— Où devons nous aller ?
— À Mondreville, répondit le lieutenant du prévôt. Tachez d'y être après-demain. Vous trouverez facilement ma maison. J'y loge mes archers et je vous fournirai un lit. Je vous ferai passer pour des domestiques. Tous les jours, nous irons à la Seine et vous naviguerez. Je veux que vous sachiez parfaitement ce que vous aurez à faire.
Le Grand Coesre hocha la tête.
1 Elle-même fille de Marie Touchet, maîtresse de Charles IX.
2 Henri, père du prince de Condé de notre histoire.
3 Mémoires du cardinal de Retz.
4 La cour du Palais de Justice. On y affichait les annonces des criminels recherchés, avec parfois leur portrait.
5 Voir Le Mystère de la Chambre bleue, du même auteur.
6 Voir La Conjuration des Importants, du même auteur.
7 Voir L'Homme aux rubans noirs, du même auteur.
8 Ce La Potence n'était autre que Louis Fronsac !