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Le lundi 27 septembre, à la première heure du jour, Gaston de Tilly et Louis Fronsac se rendirent chez le chancelier Séguier, rue du Bouloi, à qui ils racontèrent l'expédition contre Mondreville.

Le coup de main se soldait par un échec, même si Petit-Jacques était enfin identifié et si l'Échafaud – le Grand Coesre – cesserait désormais de terroriser Paris.

— Je le retrouverai ! assura Gaston.

— Je l'espère, fit Séguier, soucieux, mais vous vous doutez que les choses seront difficiles à présent. Vous auriez arrêté et enfermé ces deux bandits, nous disposerions de leur confession et personne n'aurait bougé. Mais, maintenant, vous ne possédez plus aucune preuve de leur culpabilité. Le parlement de Rouen va s'emparer de l'affaire, nous accuser d'avoir outrepassé nos droits et demander les raisons de votre intervention. Longueville soufflera sur les braises, même si le prince de Condé, qui vous protège, l'empêcherait d'aller trop loin.

— Il existe des témoins de la confession de Bréval : monsieur de Richebourg et monsieur Desgrais, protesta Fronsac.

— Nous les ferons témoigner, mais je doute que ce soit suffisant. Je suppose que Bernardo Gramucci ne voudra pas venir au tribunal ?

— En effet. Il nous a aidés mais aussi prévenus qu'il refusera d'avouer avoir participé à un crime. Il serait difficile de passer outre à sa décision, d'abord pour la reconnaissance que nous lui devons, mais surtout parce que les cordeliers s'y opposeront, ainsi que Rome.

Séguier soupira.

— Je devrais parvenir à convaincre monsieur Faucon de Ris, le premier président du parlement de Rouen, que Mondreville et Bréval étaient bien des criminels. Monsieur de Ris est un homme modéré resté loyal à Sa Majesté. Le procureur général monsieur Courtin et l'avocat général monsieur Hue de la Trourie ont toujours été contre la Fronde, ils devraient donc suivre mes instructions, même si procureur et avocats du roi se trouvent toujours en querelle à Rouen. Il n'en restera pas moins que la plupart des magistrats se ligueront contre nous et le retour du parlement de Vernon à Rouen n'arrangera pas nos affaires maintenant que Son Éminence a décidé de supprimer les charges des seuls conseillers qui lui étaient fidèles !

— Mais je suis intervenu sur ordre du roi, avec une lettre de cachet et un décret de prise de corps, monsieur ! protesta Gaston.

— Des documents signés par moi-même et Le Tellier, je le sais. Mais ne vous y trompez pas, monsieur de Tilly, à travers vous, c'est nous que les parlementaires de Rouen chercheront à atteindre.

Gaston et Fronsac restèrent silencieux, devinant qu'ils joueraient le rôle de pions dans une plus vaste partie.

— Bien sûr, si la culpabilité de Bréval et de Mondreville est reconnue, la Couronne se fera attribuer leurs biens et je veillerai à ce que vous receviez un juste dédommagement, conclut le chancelier.

— Comment cela ? s'étonna Louis.

— Ces deux brigands se sont enrichis en volant les tailles, donc leurs biens doivent revenir au domaine royal, sauf si le Parlement conteste aussi cette attribution.

— Monsieur de Tilly est en droit de demander une importante réparation pour les crimes commis par Mondreville et Bréval, c'est-à-dire l'assassinat de ses parents et l'incendie de sa maison, sans compter son emprisonnement.

— Sans doute ; encore faudra-t-il prouver qu'ils étaient les assassins. La procédure sera longue et onéreuse. Vous devez vous atteler dès aujourd'hui à plusieurs mémoires. L'un sur la culpabilité de Mondreville et de Bréval dans le vol des tailles. Un autre sur leur refus d'obéir au décret de prise de corps et à la présence chez eux de l'Échafaud, preuve de leur lien avec les truands de la cour des Miracles. Dans un troisième mémoire, vous essayerez de prouver que ces deux-là ont tué vos parents et mis le feu à votre maison, fit Séguier en s'adressant à Gaston. Pour votre emprisonnement, vous bénéficierez du témoignage du prévôt de Vernon. Chiffrez les dédommagements que vous demandez, et s'ils sont raisonnables, Son Éminence les acceptera, peut-être. Je présenterai ces pièces au Conseil des parties pour obtenir que le jugement soit prononcé à Paris, mais si le parlement de Rouen s'agite trop, vous n'aurez d'autre choix que d'aller plaider là-bas.

— Pendant ce temps, Petit-Jacques restera libre ! protesta Tilly.

— Mettez Dreux d'Aubray et le chevalier du guet sur l'affaire. Que l'on affiche un placard au Palais de Justice. Avez-vous un dessin le représentant ?

— Il y avait un tableau de lui à Mondreville que j'ai pris la précaution d'emporter.

— Faites-le copier et afficher. S'il est à Paris, on le trouvera, mais je pense qu'il a déjà dû quitter le pays.

Gaston hocha la tête avant d'ajouter :

— Nous avons laissé monsieur de Richebourg chez Mondreville afin d'éviter que quelque brigand se réfugie dans sa maison forte ou qu'on ne la pille. Il serait judicieux, monsieur le chancelier, de demander à monsieur Le Tellier une lettre de commission pour que Richebourg soit nommé provisoirement lieutenant du prévôt de Rouen.

— Vous portez-vous garant de ce Richebourg ?

— Oui, monsieur. Sa famille est une des plus honorables de Normandie.

— Je sais cela…

Le chancelier Séguier réfléchit un instant avant de déclarer.

— Je reconnais que c'est en effet judicieux, il serait dommageable d'avoir une nouvelle affaire de brigandage. Je vais faire venir le grand prévôt de la Connétablie pour qu'il prépare les documents et les expédie au prévôt des maréchaux de Rouen1. Nous aurons ainsi un homme à nous sur place.

*

Dans l'après-midi du mercredi 6 octobre, Gaston de Tilly reçut la visite d'un procureur du parlement de Rouen qui lui remit une citation à comparaître le lundi 18 octobre devant la chambre de la Tournelle pour pillage de la maison du lieutenant du prévôt de Rouen et assassinat de son fils et de l'honorable négociant Bréval.

L'homme de loi refusa de commenter la citation mais, comme Tilly s'étonnait quant à la date de sa comparution, le procureur précisa que cette année, suite aux troubles ayant empêché le déroulement de nombreux procès, la rentrée du parlement de Rouen ne se ferait pas à la Saint-Martin2, comme c'était la tradition depuis Louis XII, mais un mois plus tôt.

Gaston se précipita aussitôt à la chancellerie où, embarrassé, Séguier lui confirma n'avoir rien pu faire. Son ami, Fronsac, avait dû recevoir la même citation.

— Ce n'est pas vous qu'ils visent, monsieur de Tilly, c'est moi et monsieur Le Tellier pour avoir obéi au cardinal Richelieu et parce que nous sommes de fidèles soutiens à la politique de Son Éminence. Nos ennemis se sont dévoilés et vont maintenant tout faire pour obtenir votre condamnation suivant l'adage qui conseille de battre le chien devant le lion. Après, ils s'en prendront à nous qui avons contresigné la prise de corps et la lettre de cachet, arguant que selon les accords de Saint-Germain nous aurions dû faire entendre ces marauds par un juge et non les tuer et meurtrir leurs serviteurs. À ce sujet, vous êtes aussi accusé d'avoir fait passer à trépas huit innocents.

— Comme si j'avais eu le choix !

— Rassurez-vous quand même, j'ai vu Son Éminence qui mettra tout son poids pour vous protéger. Monsieur Faucon de Ris s'y est aussi engagé.

Ce n'était pas pour rassurer Gaston, tant il savait que Mazarin n'aurait aucun scrupule à les abandonner s'il se sentait serré de trop près.

— Je pourrais ne pas me rendre à l'audience, suggéra Gaston. Ils ne viendront pas me chercher ici et ce n'est pas dans leurs attributions de juger un procureur à l'Hôtel du roi.

— Je ne vous le conseille pas, monsieur de Tilly. Vous savez qu'après trois absences, vous serez jugé par défaut. Ils s'en prendront ensuite à nous. Au contraire, allez à Rouen et tenez-leur tête. Son Éminence assurera vos dépenses. Après tout, pourquoi ne gagneriez-vous pas ? Vous êtes dans votre droit.

Gaston comprit qu'il représentait la première ligne de défense de Séguier, mais releva le défi. Il se battrait pour gagner et pour l'honneur de ses parents assassinés.

*

Quand il rentra chez lui, il trouva Fronsac. Lui aussi avait reçu la citation à comparaître, portée par un sergent à verge du parlement de Rouen.

— Je suis d'accord avec toi, admit Louis après le récit de l'entretien avec le chancelier. Je crois que nous ne sommes pas de mauvais juristes et puisqu'ils veulent un procès, gagnons-le !

— Le plus urgent est de trouver un bon procureur et un excellent avocat, or je ne connais pas suffisamment de juristes à Rouen. Ton père pourra peut-être se renseigner auprès d'un notaire de cette ville.

— Certainement, avocats et procureurs sont, paraît-il, plus de cent ! Mais nous serons contraints de nous y installer un mois ou deux.

— Pour gagner un procès, il faut trois sacs à un plaignant : un sac de papiers, un sac d'argent et un sac de patience, dit-on souvent au Palais !

— Pourquoi ne vous adresseriez-vous pas à Pierre Corneille ? proposa Armande, qui assistait à leur entretien.

— Mais il est avocat à la Table de marbre, pour les Eaux et Forêts, répondit Louis. De plus, je doute que l'auteur du Cid s'intéresse à nos petites personnes. Il ne nous connaît pas !

Armande resta un instant à se mordiller les lèvres avant de lâcher :

— Je le connais, moi, même si c'est très indirectement. Poquelin et lui s'écrivaient souvent.

— Poquelin connaît Corneille ? s'étonna Louis ;

— Oui.

Elle se tut encore un instant avant de dire :

— J'ai un peu honte de commettre une indiscrétion… C'est quelque chose que j'ai appris d'Armande Béjart.

— Si vous vous êtes engagée au silence, ne nous révélez rien, tempéra Louis. Sinon, vous savez que cela ne sortira pas d'ici. De plus, Gaston a plusieurs fois aidé Poquelin.

— Si monsieur Corneille était avec nous, cela constituerait un énorme avantage, reconnut Gaston. Il appartient à une famille de juristes prestigieux et serait de bon conseil.

— Je ne me suis pas engagée au silence. Voici donc ce que je sais : d'après Madeleine, cela s'est passé en 1643. Cette année-là, elle avait monté la troupe de l'Illustre-Théâtre et venait de rencontrer Poquelin. Il aimait tous deux le théâtre, et lui apportait l'héritage de sa mère reçu en janvier. Il a donc été accepté dans la troupe.

Louis hocha la tête. Il se souvenait de cet après-midi de janvier 1643 quand il s'était rendu avec Julie et Julie d'Angennes assister au jeu de paume des Métayers, dans le faubourg Saint-Germain, à une représentation du Médecin cocu, une farce écrite par Poquelin3.

— Mais un peu plus tard, alors même qu'il venait de signer l'acte notarié de création de la troupe, Poquelin a été emprisonné pour dette. Après sa libération, grâce à l'intervention de Gaston auprès de Laffemas4, il a quand même réussi à financer quelques travaux dans leur théâtre…

— Je me souviens combien la salle des Métayers était infâme avec ses tapisseries crasseuses et sa barrière de scène vermoulue.

— C'est ce que m'avait dit Madeleine, sourit Armande. Mais pendant les travaux, la troupe ne pouvait plus jouer, aussi est-elle partie à Rouen, à la foire Saint-Romain. Corneille est venu assister à plusieurs représentations et a rencontré Poquelin. Malgré leur différence d'âge, ils se sont découvert bien des points communs. Ainsi, ils avaient fait leurs études chez les jésuites et possédaient la même conception du théâtre. Ils sont devenus de vrais amis. Le jour de leur départ, Corneille a même offert à l'Illustre-Théâtre une petite comédie : Le Médecin volant. Ensuite, ils sont restés en relation épistolaire. Poquelin envoyait ses projets de pièces à Corneille qui les lui corrigeait. Mais bien sûr, il ne veut pas que ça se sache.

» En résumé, je peux écrire à Corneille en lui expliquant que j'étais dans la troupe de l'Illustre-Théâtre. Je lui raconterai comment mon époux a fait libérer Poquelin deux fois. Je suis certain qu'il vous recevra et vous conseillera.

*

Ayant interrogé Gaston du regard, Louis approuva l'idée et François porta le soir même une lettre pour Rouen au maître des courriers de Normandie, à la maison du Chapeau Rouge.

Durant le reste de la semaine, Gaston et Louis préparèrent des copies du mémoire du père de Gaston et des témoignages de Desgrais et de Richebourg faits devant le président Mathieu Molé.

Le jeudi 14 octobre, Louis et Gaston s'apprêtaient à partir pour Rouen quand ils reçurent une lettre de Pierre Corneille. Le grand auteur leur proposait de les rencontrer dès qu'ils arriveraient dans la capitale normande.

Il leur offrait même l'hospitalité.

Les lettres de commission étaient expédiées par la grande chancellerie et enregistrées au tribunal de la Connétablie et maréchaussée de France. Michel Le Tellier, secrétaire d'État à la Guerre, avait en charge la Connétablie qui siégeait à la Table de marbre au Palais.

Le 14 novembre.

Voir Le Mystère de la Chambre bleue, du même auteur

Voir L'Exécuteur de la haute justice, du même auteur.