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Traversée par la route de Mantes à Dreux, Longnes, seigneurie de l'abbé de Saint-Germain-des-Prés, avait été fondée sous Robert le Pieux, en 1030. À l'entrée du bourg, l'auberge du Saut du Coq était la plus grande et la plus commode à trois lieues à la ronde. On la disait toujours bien fournie en victuailles et douillette en couchers, tout en restant à un prix raisonnable. C'est la raison pour laquelle Canto, Pichon et Sociendo avaient choisi de s'y installer. De surcroît, ils ne seraient pas loin de la Seine ni de Mondreville.
L'auberge se révélait coquette avec ses colombages et son toit en chaume. En bordure du chemin, un mur fermait une cour pavée de galets à laquelle on accédait par une arcade de pierre. Autour ouvraient écuries, granges, hangars à coches et charrettes devant lesquels on accrochait colliers, étrilles et brides. Le corps de bâtiment principal comprenait une grande salle avec, au-dessus, des chambres auxquelles on parvenait par un corridor extérieur soutenu par des poteaux de bois. Il n'y avait pas de chauffoir, ceux qui ne pouvaient se payer une chambre dormaient dans la grange attenante.
Les bois de charpente de la façade, ainsi que les poteaux, les volets et les rampes de la galerie, étaient peints d'un beau rouge sang de bœuf. Les fenêtres possédaient même des vitres, chose rare à une époque où les auberges de campagne se contentaient souvent de cadres tendus de peau de porc huilée.
C'est le dimanche 1er août que Canto, Pichon, et Sociendo arrivèrent. Le trio demanda une chambre avec un grand lit et le marchand bordelais raconta à l'aubergiste qu'il attendait deux chariots de meubles venant de Picardie. Les deux gentilshommes, ses amis, l'accompagneraient jusqu'à Bordeaux ; une escorte indispensable dans une Normandie infestée de soldats débandés et de voleurs de grand chemin, pillant et rançonnant les voyageurs. Le duc de Longueville lui-même n'avait-il pas dit avoir vu en Normandie beaucoup de lieux où l'ennemi n'eût point fait plus de mal !
Dès le lundi, les compères partirent explorer les rives de la Seine, le long du chemin de halage, entre Moisson et Rosny. Le mardi, ils se rendirent à Mondreville examiner le domaine du seigneur du lieu ; une maison forte à l'écart du village. Ils se renseignèrent sur lui dans une taverne pour laboureurs où on ne servait qu'un vin aigre. Là, ils apprirent que Jacques Mondreville avait acheté la seigneurie une trentaine d'années plus tôt, qu'il était maître âpre au gain et magistrat sévère. Une servante leur parla aussi de son fils, jeune effronté prétentieux et cruel qui avait violenté plusieurs paysannes sans jamais être puni, car toujours protégé par son père.
Ils rentrèrent souper au Saut du Coq, discutant de la meilleure façon d'aborder Mondreville. Pichon suggéra qu'ils approchent d'abord son fils ; un débauché les écouterait plus aisément.
*
La salle accueillait une trentaine de personnes.
Accroupie devant l'énorme cheminée, une maigre souillon préparait le souper sous la surveillance de l'aubergiste et de son épouse. Celle-ci, d'une belle taille, aux formes généreuses, attira le regard de maquignon de Sociendo. Courtier en fesses, il jugeait toute femme à l'aune de ce qu'elle pourrait lui rapporter.
Une grande poêle contenant du lard et des œufs emplissait la pièce d'un succulent fumet, masquant presque les appétissantes odeurs des poissons mijotant dans le coquemar de fonte pendu à l'une des crémaillères.
Large de quarante pas et long du double, le grand espace contenait une dizaine de tables de toutes tailles, certaines couvertes de nappes de toile blanche. Toutes étaient occupées. Une porte arrière ouvrait sur une basse-cour où circulaient poules, canards, chiens et chats. Tout ce monde braillait, caquetait, parlait, chantait et criait en même temps.
La taverne attirait la bourgeoisie de Longnes et la petite noblesse environnante, mais les marchands, les voyageurs et les colporteurs la fréquentaient en nombre. Canto, Pichon et Sociendo traversèrent la salle, examinant discrètement les clients, pour s'assurer qu'il n'y avait personne de leur connaissance.
Ils jugèrent n'avoir rien à craindre du vieux notaire, assis à l'entrée, qui préparait des actes pour un couple de fermiers. À la table mitoyenne se tenait une bande de colporteurs, tous ivres et chantant des chansons à boire. Ils virent aussi un étameur de cuillères et de casseroles, un aiguiseur de couteaux et de haches, un marchand de Livres saints – qui connaissait surtout des chansons paillardes – et un vendeur de peaux de lapins.
Un peu plus loin, un apothicaire présentait des drogues et des pommades à trois femmes attentives, tandis qu'en face, un sergent recruteur détaillait à cinq ou six benêts boutonneux les avantages qui les attendraient quand ils auraient rejoint le régiment de Picardie. Et de les énumérer sur ses doigts : belle tenue de laine épaisse, double paye, trois jours de pillage dans les villes prises, et à ces occasions, autant de femmes qu'ils pourraient forcer ! En même temps, il remplissait les pots des garçons à volonté, faisait tinter les quatre écus au soleil de l'engagement, ajoutant qu'il suffisait d'une croix sur le papier à en-tête du régiment. Une servante un peu trop dépoitraillée restait à écouter, sachant que, dès l'argent versé, il passerait dans sa poche si elle se montrait peu farouche auprès des crédules garçons.
À une table isolée se tenait un maître d'école, reconnaissable à la plume d'oie de son chapeau. L'homme, la quarantaine, vêtu d'un habit gris rapiécé, apprenait les rudiments de la lecture à un paysan, sa femme et deux jeunes garçons. Il utilisait la méthode Roti-Cochon1 permettant un apprentissage rapide.
Près de la porte donnant dans la cour, deux individus au visage farouche parlaient avec l'aubergiste, un homme grand mais voûté, la cinquantaine bien sonnée avec des cheveux et sourcils presque blancs. Aux habits des interlocuteurs, Sociendo reconnut des Bretons, sans doute de faux sauniers faisant passer clandestinement du sel de Bretagne en pays de grande gabelle dans des tonneaux à double-fond. La méthode, le Bordelais la connaissait pour l'avoir pratiquée ! Ils devaient avoir dissimulé leur marchandise dans le bois proche et la proposaient à l'aubergiste.
À l'autre bout de la salle, plusieurs marchands venus pour la foire de Mantes, qui se tenait le lendemain, causaient fort de commerce, de politique et de religion, s'esclaffant longuement aux blasphèmes les plus affreux.
Seuls à la dernière table où il restait de la place, deux hommes jouaient au piquet2 devant une petite lampe en cuivre fumant affreusement, n'interrompant leur silence que pour faire leurs annonces. Comme il y avait des escabeaux libres, Canto, Pichon et Sociendo s'assirent avec eux. La table était couverte d'une épaisse nappe.
Pichon adressait un signe pour qu'une servante leur porte à boire quand un nouveau venu entra en criant : « Salut la compagnie ! » Comme c'était un contrôleur des gabelles en habit vert, avec commis et deux archers, le silence tomba immédiatement dans l'auberge.
En un instant, les deux Bretons se levèrent et se dirigèrent vers la cour arrière. Pris, ils se savaient bons pour les galères après un marquage au fer rouge. Le contrôleur et les archers se précipitèrent à leur suite, leur ordonnant de s'arrêter. En chemin, l'un d'eux heurta la jambe tendue d'un colporteur et s'affala, entraînant les deux autres dans sa chute. Tout le monde se mit à rire à gorge déployée, tant on détestait la gabelle et ses contrôleurs. Canto secoua la tête devant la stupidité du gabelou. Quand lui-même se trouvait au service de Samuel de La Rallière, qui comme tout fermier avait du mal à collecter aides et gabelles, il veillait toujours à poster un homme à chaque issue. Et, après avoir pris un faux saunier, il le rouait de coups pour lui passer l'envie de recommencer.
Lorsque le contrôleur des gabelles se releva, les fraudeurs étaient loin. Le gabelou posa la main sur son épée et lança à l'étameur qui les avait fait tomber :
— Par l'épée de saint Pierre, tu vas payer cher d'avoir aidé ces faux sauniers, maroufle !
— C'est vous qui m'avez heurté ! protesta l'étameur en se dressant de toute sa hauteur. Tout le monde peut en témoigner !
L'homme, grand et vigoureux, arborait des mains larges comme des battoirs. Ses voisins serraient déjà haches et couteaux, pris dans leur marchandise. Le gabelou balaya la salle des yeux, à la recherche d'une aide, mais tous les regards se montraient hostiles. Il devina que s'il insistait, c'est lui qui prendrait des coups. Comme partout, on détestait les gens des impôts.
— Je m'en souviendrai ! menaça-t-il rageusement, avant d'avancer vers l'aubergiste avec une méchante expression dans le regard.
— Père Dufroc, vous achetiez du sel à ces fraudeurs ?
— Moi ? Jamais, monsieur ! J'ignore d'ailleurs qui ils sont. Ils me commandaient à dîner !
— Je vais fouiller votre auberge pour trouver ce sel !
— L'aubergiste a raison, intervint l'un des deux joueurs de cartes. J'ai entendu ce qu'ils disaient. À aucun moment ils n'ont parlé de sel.
— Oh, monsieur Bréval ? Excusez-moi, je ne vous avais pas vu. Je vous salue, monsieur, ainsi que monsieur Mondreville, bredouilla alors le contrôleur dans un accès de servilité.
Embarrassé, il s'inclina un instant, puis se retourna vers les archers et le commis et leur fit signe qu'ils partaient. Ils se retirèrent sous les plaisanteries d'une assistance en train de s'épanouir la rate.
Canto, Pichon et Sociendo considérèrent leurs voisins avec attention. De braves gens pour être venus en aide à l'aubergiste ! Le nommé Bréval avait la cinquantaine. Plus petit que la moyenne des gens de son âge, c'était un modeste petit-bourgeois, corpulent, serré dans un pourpoint de drap sombre, moustache et courte barbe en pointe piquée de gris avec des cheveux taillés court sous un toquet. Le second était un jeune homme portant un habit de soie violet taché à plusieurs endroits. Son épée étant posée sur la table, il devait être noble. Le contrôleur des gabelles l'avait appelé Mondreville et lui avait marqué du respect. S'agissait-il du fils du prévôt ?
*
Après s'être confondu en remerciements, l'aubergiste partit chercher « son meilleur vin », signe que celui servi habituellement était médiocre. Tandis qu'il s'éloignait, Pichon lui cria qu'ils voulaient manger. Bréval et Mondreville se remirent à jouer.
Canto observa que le jeune homme avait le nez cassé et une lèvre fendue. De gros poux couraient sur sa chevelure châtaine, sale et mal coiffée. Ses doigts et ses ongles s'affichaient noirs de crasse. Tout en jouant, il se curait le nez et les oreilles.
— Dix-huitième ! déclara-t-il en étalant huit cartes sur ses douze qui se suivaient.
— Brelan de valets, pour moi. Décidément, tu m'as encore battu, Charles !
— Je suis trop fort à ce jeu ! déclara le jeune homme avec fatuité, ramassant les pièces sur la table.
Une fille apporta trois écuelles de bois contenant une épaisse tranche de pain détrempée de soupe aux navets sur laquelle reposaient des côtes de brebis. Elle les plaça devant Canto, Pichon et Sociendo.
— Amenez-nous aussi un gros pain blanc ! lui lança le second.
Le notaire et ses clients partaient quand un jeune gentilhomme entra dans la salle. Haut de taille, musculeux, le regard assuré de celui qui n'obéit qu'à ses propres lois, il était pauvrement vêtu d'un pourpoint de serge grise à taille haute et manches découpées, comme on les portait une dizaine d'années plus tôt. Ses hauts-de-chausses étroits, qui s'arrêtaient aux genoux, étaient recouverts de hautes bottes à revers. Il tenait un manteau en drap de Hollande roulé sur l'épaule.
Pichon et Canto remarquèrent surtout la lourde brette de duelliste qui pendait à un vieux baudrier de buffle, ainsi que la miséricorde de l'autre côté. Cet individu semblait d'autant plus inquiétant que son visage aux yeux gris et à la courte moustache en pointe révélait une fureur à peine maîtrisée.
Il balaya rapidement la salle des yeux et, les ayant vus, se dirigea vers eux. Immédiatement Pichon et Canton furent sur leur garde.
On semblait connaître le nouveau venu, car à mesure qu'il avançait d'une démarche souple et assurée, les conversations cessaient ou baissaient d'un ton. Un diffus sentiment de crainte, ou de curiosité, s'installa dans la salle.
Persuadé que c'était à eux qu'il en avait, Canto avait posé la main sur son épée. Mais il perçut un éclair d'inquiétude chez son voisin, le petit-bourgeois, et comprit alors qu'il s'était mépris.
— Charles, fit le nommé Bréval entre ses dents : Thibault de Richebourg se dirige vers nous.
Le jeune homme à la tête pouilleuse se retourna, tandis que Canto et Pichon échangeaient un regard entendu. Il allait y avoir querelle.
Le gentilhomme nommé Richebourg s'arrêta à trois pas de leur table et s'adressa sèchement au nommé Mondreville.
— Monsieur, allant préparer mon cheval, j'ai trouvé ma selle dans la boue de l'écurie. On m'a dit que c'est vous qui l'y avez jetée.
— Et alors ?
— Je vous prie d'aller la chercher et de la nettoyer.
— Ah !
Le nommé Richebourg s'étant avancé, il avait posé l'extrémité de ses mains sur la table. Mondreville prit son pot de vin et le vida sur ses doigts.
L'autre fit un bond en arrière :
— Par les pantoufles de Belzébuth ! Vous avez une épée, monsieur l'insolent ! Réglons ça dans la cour, tout de suite !
Le jeune Mondreville se leva en roulant les épaules, sourire insolent aux lèvres.
— Non ! intervint Bréval, se dressant à son tour.
— Sur ma vie, ne vous mêlez pas de ça, monsieur Bréval ! menaça Richebourg.
Paniqué, le bourgeois se tourna vers Canto et Pichon.
— Messieurs, je vois que vous portez une épée, êtes-vous gentilshommes ?
— Je me présente, Pichon de La Charbonnière, et mon ami est le seigneur de La Cornette.
— Intervenez, je vous en prie, messieurs ! Ces jeunes gens vont s'entre-tuer pour une broutille, supplia le bourgeois.
Déjà les deux garçons se dirigeaient vers la sortie.
Canto opina, se leva et les rattrapa à grandes enjambées :
— Attendez-moi, messieurs !
Si Richebourg ne se retourna pas et passa la porte, Mondreville eut un bref regard en arrière. Mais voyant celui qui l'interpellait, il l'ignora à son tour.
Pichon rattrapa Canto dehors. Déjà les deux garçons dégainaient. Richebourg avait enroulé son manteau autour de son bras gauche et saisi sa dague. Pichon connaissait bien cette manière de se battre à l'ancienne, toujours en usage chez les vrais bretteurs. Quant au jeune Mondreville, à la façon guindée dont il se mettait en garde, il devina qu'il n'aurait aucune chance. Le nommé Richebourg allait le saigner comme un cochon.
— Messieurs, intervint-il, dressant une main conciliante. En tant qu'officier de monsieur le marquis de Duras et de Monsieur le Prince, je vous supplie de bien vouloir baisser vos armes et m'écouter un instant.
— De quoi vous mêlez-vous, monsieur ? s'agaça insolemment Thibault de Richebourg.
— Les duels sont interdits, intervint Bréval. Charles, si vous êtes tué, votre père fera pendre monsieur de Richebourg. Et si vous le tuez, c'est la reine qui vous fera couper la tête !
Richebourg haussa les épaules avec indifférence, comme si ces lois ne le concernaient pas.
— Messieurs, le 17 juin a eu lieu aux Tuileries une altercation entre monsieur le duc de Beaufort et monsieur le duc de Candale… fit Pichon. J'y étais.
— Et alors ? s'enquit Richebourg.
— Ces deux grands seigneurs devaient se rencontrer pour une affaire d'honneur. Pourtant, monsieur le duc d'Orléans et Mgr le prince de Conti les ont suppliés de n'en rien faire durant quelques jours. Malgré l'importance de leur désaccord, malgré leur querelle qui avait été violente et publique, ils ont accepté de reporter leur duel, et, après de longues négociations, monsieur le duc d'Orléans est parvenu à les raccommoder. Si le petit-fils d'Henri IV et le fils du duc d'Épernon ont accepté un arrangement, ne pouvez-vous vous-mêmes sans honte remettre votre épée au fourreau, au moins pour quelques heures ?
Les deux jeunes gens restaient immobiles, indécis. Entre-temps, la salle s'était vidée et les clients les entouraient, chacun commentant avec gourmandise le duel à venir. Canton entendit que les paris et les encouragements allaient tous vers Richebourg.
Le cabaretier arriva alors en courant :
— Monsieur de Richebourg, j'ai fait nettoyer et cirer votre selle ! Il n'y a plus aucune raison de vous battre !
L'offensé parut indécis. Bréval insista :
— Je vais parler à mon jeune ami, monsieur de Richebourg ; je saurai le convaincre de vous faire connaître ses regrets.
— Jamais ! cria alors Mondreville.
— Charles, tais-toi ! Nous verrons cela ensemble !
Le jeune godelureau ouvrit la bouche pour protester, mais resta finalement silencieux.
Après un instant d'hésitation, Richebourg rengaina en s'adressant à Pichon :
— Monsieur, j'attends de vos nouvelles pour un accommodement. Quel est votre nom ?
— Pichon de La Charbonnière, monsieur. Lieutenant de Mgr le prince de Condé. Mon ami est le seigneur de La Cornette.
— Thibault de Sabrevois de Bouchemont de Richebourg, seigneur de Saulx, d'Écluzelles, des Mousseaux, du Mesnil, de Sermonville, énuméra le jeune homme en s'inclinant avec grâce.
Il rangea sa main gauche, replaça son manteau sur son épaule, ôta son feutre et enfin salua Bréval et les gentilshommes, ignorant superbement Mondreville.
— À vous revoir, messieurs !
Puis, tournant le dos, il se dirigea vers l'écurie sous les murmures déçus de l'assistance qui commença à rentrer dans l'auberge.
*
Canto, Pichon et Sociendo demeurèrent dans la cour avec Bréval et Mondreville.
— Messieurs, je vous remercie. Puis-je vous offrir à boire ? interrogea le bourgeois.
— C'est toujours possible, le bon vin ne se refuse jamais ! plaisanta Canto.
— Vous auriez dû me laisser me battre, protesta Mondreville, l'air buté.
— Tu n'avais aucune chance Charles !
— Croyez-vous ? s'enquit le jeune faraud. Je me suis déjà battu !
— Pas avec lui. Richebourg est une fine lame, c'est toute sa fortune. On m'a dit qu'il a déjà tué trois hommes.
— Par qui savez-vous ça ? demanda Mondreville avec agressivité.
— Par ma filleule.
— Je ne supporte pas qu'il lui tourne autour ! cria le jeune homme.
— Ma filleule se nomme Anaïs, expliqua Bréval aux trois hommes. monsieur de Richebourg lui fait la cour et mon ami Charles souhaite l'épouser.
— Et elle, que dit-elle ? plaisanta Pichon.
— Pour l'instant rien, répondit Bréval. Mais entrons plutôt, la nuit va tomber.
*
Ils se retrouvèrent autour de la table, devant leurs chopines de vin. Noël Bréval leur expliqua être négociant en blé et habiter un peu plus loin, sur la route de Mantes. Sociendo se dit marchand de vin et les deux hommes furent vite intarissables sur les transports de marchandises en mer et sur rivière. Sociendo fit croire qu'il possédait plusieurs navires à Bordeaux. Et qu'il était là, avec deux de ses amis, pour attendre plusieurs chariots de tapisseries et de meubles achetés à Bruxelles qu'ils conduiraient ensuite à Bordeaux.
— Malheureusement pour moi, j'ai choisi de transporter des blés, soupira Bréval. En période de disette, lorsque l'humidité empêche les grains de mûrir et que la moisson se révèle mauvaise, l'envolée des prix est telle que les grains n'ont plus le droit d'être transportés au-delà de huit lieues. Depuis le début des troubles, mes bateaux restent à quai. J'ai encore un heu en mer qui ramène des laines d'Angleterre et une allège sur la Seine, mais le commerce est si faible que j'en suis réduit à passer mon temps à jouer aux cartes avec Charles.
Pendant qu'ils parlaient, Mondreville vidait verre sur verre, sans un mot.
— Et si vous nous parliez de cet insolent Richebourg ! lança Pichon. Il va bien falloir que je le rencontre pour arranger cette affaire !
Mondreville lui jeta un regard sombre.
— Thibault de Sabrevois de Richebourg, fit Bréval. Une des plus vieilles familles du pays. Une des plus pauvres aussi. Orphelin, écuyer, seigneur de nombreux lieux, comme il vous l'a dit, mais dont les cens varient entre un mouton de la première année et deux poules ! Il habite seul le donjon familial près de Dourdan, n'ayant même pas les moyens de se payer de domestiques, sinon un vieux valet. C'est un garçon fier et querelleur qui a déjà eu des ennuis avec la justice. Je vous l'ai dit, il aurait tué trois hommes en duel, mais il n'a pas été poursuivi, car ses adversaires s'en étaient pris à lui tous ensemble.
— Vous voulez dire qu'il a tué trois hommes à la fois ?
— C'est ce que m'a dit Anaïs. De jeunes gentilshommes de passage qui s'étaient moqués de sa rossinante.
— Rude bonhomme ! siffla Canto.
— Qui est donc cette Anaïs ? s'enquit Pichon.
— Anaïs Moulin Lecomte est ma filleule. Elle habite chez moi, en ce moment. Ses parents sont en Provence pour régler des affaires familiales. Les Moulin Lecomte possèdent un grand moulin au Coudray. C'est ainsi que je les ai connus. À une époque, j'achetais aussi des farines. Nous nous sommes rendus divers services. Ma pauvre femme était très amie avec la mère d'Anaïs. Et, à sa naissance, je suis devenu son parrain. L'année dernière, elle a rencontré Thibault de Richebourg qui se rendait à Chartres pour les états provinciaux. Il s'était arrêté au moulin faire boire sa rossinante et a eu le coup de foudre. Il est revenu à plusieurs reprises la voir et a finalement demandé sa main à ses parents qui ont désiré réfléchir, tant il est pauvre. Quand les Moulin Lecomte sont partis vers Aix, ils n'ont pas voulu emmener leur fille, les routes étant peu sûres, et me l'ont confiée afin qu'elle ne reste pas seule ; le risque étant que Richebourg l'enlève. Depuis, il vient souvent la voir, bien que je lui aie demandé de ne pas le faire. Seulement, voici trois jours, Charles (il désigna Mondreville), fils d'un de mes amis, le seigneur de Mondreville, l'a rencontrée chez moi et a eu lui aussi le coup de foudre.
— Je veux l'épouser ! déclara Charles Mondreville d'un ton buté. Je crois être d'un meilleur parti et vous souhaitez aussi ce mariage, monsieur Bréval.
— C'est certain, fit ce dernier, mais j'aime Anaïs et c'est à elle et à ses parents de prendre une décision.
— Votre père serait le prévôt, a dit monsieur Bréval… demanda Sociendo.
— C'est le lieutenant du prévôt des maréchaux de Rouen, s'enorgueillit le jeune homme, et le seigneur de Mondreville. Il dispose de la haute justice sur notre seigneurie, et j'en bénéficierai après lui.
Ils discutèrent ensuite des conditions de la conciliation. Sur l'insistance de Bréval, le jeune Mondreville accepta, si cela se révélait nécessaire, de reconnaître avoir eu un mouvement d'humeur en jetant la selle de Richebourg par terre.
Ensuite, Bréval annonça qu'il rentrait chez lui, ne voulant laisser Anaïs seule trop longtemps. Mondreville l'accompagna.
Canto, Pichon et Sociendo restèrent donc seuls pour terminer le repas et se consulter en vue de la suite.
— Il faut en savoir plus sur Mondreville, réfléchit Pichon. Ce Bréval, bien aimable, devrait nous apprendre ce dont nous avons besoin.
— J'ai surtout besoin de naviguer sur la Seine, rétorqua Sociendo. Le vent vient du couchant. S'il tient demain, essayons de louer une barque à voile à Vernon.
*
Pendant ce temps, Bréval revenait à pied vers son domicile. Mondreville l'accompagnait, ayant laissé son cheval à l'écurie. Ils arrivaient en vue de la belle maison du marchand de blé quand ils découvrirent Richebourg devant le perron, tenant une rossinante par la bride. Anaïs Moulin Lecomte se trouvait avec lui, ainsi qu'une dame de compagnie.
— Calme-toi, Charles ! Inutile de recommencer une querelle et je ne veux pas que tu te fasses tuer chez moi. Laisse-moi agir.
Tandis qu'ils s'approchaient, Anaïs prévint Thibault de Richebourg qui avait le dos tourné. Il la salua et monta en selle avant de diriger sa monture vers Bréval.
— Monsieur de Richebourg, lui dit celui-ci, je vous avais demandé de ne pas importuner ma filleule.
— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur Bréval, je ne l'importunais pas. Je lui ai juste fait part de l'incident de l'auberge. Vous n'aurez qu'à l'interroger. Si elle ne souhaite plus me voir, j'obéirai. Je vous salue, monsieur Bréval. Ainsi que votre compagnon, ajouta-t-il, narquois.
Sans attendre de réponse, il donna un coup de talon à la vieille jument qui partit au trot.
— L'impudent ! cracha Mondreville.
Ils s'approchèrent du perron où Anaïs restait debout.
La jeune fille était très grande, en bas de cotte de drap turquoise avec des basques et une cotte en estamet aux manches volumineuses. Par-dessus, elle portait un grand tablier jaune clair. Son visage ovale, au teint de neige, affichait un front large et haut avec deux sourcils étroits, bien dessinés. Ses grands yeux bleus vibraient de timidité, mais laissaient paraître un regard vif et volontaire. Son nez aquilin, sa petite bouche et sa fossette au menton renforçaient son charme. Sous son chaperon sortaient quelques boucles rebelles de cheveux blond cendré.
Elle demeura impassible devant le jeune Mondreville.
— Ma filleule, lui dit Bréval avec une grande douceur, tu sais que je n'aime pas que tu rencontres cet homme. C'est un querelleur ruiné qui ne t'apportera rien.
— Nous ne faisons rien de mal, parrain. Monsieur de Richebourg se montre très courtois avec moi, Isabelle pourra en témoigner. Et Thibault n'est nullement un querelleur, simplement il a le sens de l'honneur.
La dame de compagnie hocha la tête tandis qu'Anaïs rentrait dans la demeure.
Mondreville grimaça. Voyant que Bréval ne l'invitait pas à entrer, il partit vers l'écurie faire seller son cheval.