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Une heure plus tard, la voiture de Gaston entrait dans la cour du couvent. S'adressant au frère tourier, Corbinelli demanda à rencontrer le prieur. Le dîner était terminé mais beaucoup de religieux occupaient encore le réfectoire, dont Gramucci. On les conduisit donc dans l'immense salle aux colonnes de bois1.
Corbinelli repéra tout de suite le prieur et se dirigea vers lui, mais ce fut Gaston qui parla en premier.
— Mon père, dit-il, je me nomme Gaston de Tilly. Je suis procureur à la prévôté de l'Hôtel. Mon compagnon est Louis Fronsac, peut-être avez-vous entendu parler de lui…
Devant la dénégation intriguée du prêtre, il poursuivit.
— Je n'ai pas la réputation d'être un homme mesuré, mon père, bien au contraire, et je vous demande de pardonner ma brusquerie. Vous étiez proche du maréchal d'Ancre, nous a dit monsieur Corbinelli, et j'ai besoin d'informations.
— J'ai en effet connu le maréchal, mais il y a si longtemps ! C'était une autre vie. Néanmoins… si je peux vous aider, obtempéra le prêtre sans cacher sa surprise.
— Je recherche les assassins de mes parents ! laissa tomber Gaston.
Le visage du prêtre se ferma lorsqu'il ajouta :
— Croyez-vous que le maréchal y soit pour quelque chose ?
— C'est possible, mais Concini étant mort, paix à son âme. Seulement d'autres sont encore vivants, répliqua farouchement Gaston de Tilly.
— Je suis un homme de Dieu, mon fils, et le Seigneur a dit : « La vengeance m'appartient. » Ce passé n'existe plus pour moi.
Le ton fut sec. Comme une fin de non-recevoir. Aussi Louis intervint-il.
— Nous ne vous demandons pas grand-chose mon père, écoutez-nous, au moins… Comme vous le feriez pour une confession. Vous jugerez après si vous pouvez, ou non, nous parler.
Le prêtre le considéra un instant avant d'accepter d'un simple signe de tête.
— Les parents de mon ami monsieur de Tilly ont été tués une dizaine de jours avant la mort du maréchal d'Ancre. Monsieur de Tilly était prévôt. Il conduisait une enquête importante. Un vol de la recette des tailles de Normandie.
— Que dites-vous ? s'exclama le prêtre qui perdit instantanément toute couleur.
Ces mots lui avaient échappé.
— Vous savez ! rugit Gaston, si fort que les autres cordeliers dans la salle se retournèrent.
— Faisons quelques pas, proposa le prieur, bouleversé. Je n'aurais jamais cru entendre reparler de cette affaire.
» Que savez-vous exactement ? demanda-t-il, après qu'ils se furent éloignés vers un coin isolé.
— Mon père a laissé un mémoire seulement retrouvé récemment. Il avait recueilli le témoignage d'un des voleurs, mourant. Celui-ci avait livré trois noms : Petit-Jacques, Mondreville et Nardi.
— Dieu tout-puissant ! murmura le prêtre en fermant les yeux.
— Vous les connaissiez ?
— Que le Seigneur me pardonne, mais j'étais avec eux.
— Vous, mon père ? s'étonna Corbinelli.
— Laissez-moi m'expliquer, et justifier les actions de mon maître. Oui, j'étais avec eux, avec ces voleurs. Au début de l'année 1617, le maréchal d'Ancre était persuadé que les attaques contre lui ne cesseraient jamais. Pourtant, il tentait de gouverner le royaume au mieux de ce qu'il croyait être les intérêts de ce pays.
» En vérité, je vous le dis, mon maître avait du jugement, il se montrait généreux et toujours de belle humeur2. Mais le jeune roi le haïssait plus que tout le monde et le maréchal devinait que, tôt ou tard, il serait chassé comme un valet, ou plus certainement arrêté, voire assassiné. Il avait donc décidé de rentrer en Italie. Le pape lui proposait l'usufruit du duché de Ferrare contre six cent mille écus. Léonora était d'accord pour partir. Nous n'étions que quelques proches à le savoir : Nardi, Ludovici, votre père Raphaël Corbinelli et moi.
Louis écoutait le plaidoyer du prieur avec intérêt. On lui avait toujours parlé de Concini comme du coyon infecté, du grand voleur, de l'estranger voleur et rapace. Or, pour son ancien serviteur, il s'agissait d'un bon maître qui servait au mieux le royaume. Une fois de plus, il observait qu'il y avait les réputations et les vérités. Concini avait perdu, donc il resterait dans l'Histoire comme Conchine, le bardachon fourbe aimant tellement la France qu'il voulait toute la posséder ! Qu'en aurait-il été de Mazarin si les frondeurs l'avaient emporté ?
— Monsieur Concini possédait plus de dix millions, beaucoup de bijoux, mais pas grand-chose en or, poursuivit Bernardo Gramucci. Or, pour fuir, il lui fallait de l'or, au moins quatre millions. Ludovici, son trésorier, vendait discrètement ses biens, mais avait prévenu qu'il n'en obtiendrait pas plus de deux millions. En liquidant les bijoux, il manquait encore un million. Le maréchal décida donc de le prendre à la Couronne. Pour lui, ce n'était en rien un forfait, puisqu'en partant il laisserait tant de richesses qu'elles compenseraient largement ce dont il se serait emparé. Nous préparâmes donc le vol du transport des tailles de Normandie.
— Vous voulez dire que mon père en était ? demanda Corbinelli.
— Il le savait, Jean, mais n'a pas participé à l'opération. Monseigneur, comme gouverneur de Normandie, avait ordonné au receveur général des tailles de Rouen de préparer le transport d'un million de livres. Seulement, nous étions incapables de les voler nous-mêmes. Il nous fallait un voleur.
— Petit-Jacques ! intervint Louis en hochant la tête.
— Vous savez ?
— Oui. Nous avons découvert ce morceau de l'histoire.
— Avec Nardi, nous connaissions la réputation de ce Petit-Jacques. Par un complice, arrêté et torturé, nous savions qu'il fréquentait un cabaret sur la Seine. Mais il était impossible de le rencontrer nous-mêmes. Or, j'appris qu'un commis des tailles, un certain Mondreville, détournait une partie de la recette par de fausses écritures. Nardi l'arrêta et le conduisit auprès de Son Excellence. Afin d'éviter les galères, Mondreville accepta de rencontrer Petit-Jacques et de le convaincre. Pour mon malheur et celui du maréchal, nous avions donc choisi les plus grandes canailles que la terre ait portées ! Qu'ils brûlent en enfer !
Il se signa avant de raconter le vol sur la Seine.
— Nous avions prévu qu'il n'y aurait pas de témoins. Petit-Jacques et ses acolytes méritaient amplement la mort ; malheureusement, le brigand était très méfiant et parvint à nous échapper.
— Mondreville aussi, affirma Gaston.
— Non ! Monseigneur avait décidé de se l'attacher, croyant sincèrement à sa fidélité. Il nous a donc accompagnés à Paris. Nous avons remis notre butin à madame la maréchale et à votre père, dit-il à l'attention de Corbinelli. Puis j'ai donné un cheval à Mondreville, avec sa part. Une erreur qui nous a coûté cher.
— Pourquoi Concini n'est-il pas parti à ce moment-là ?
— Il ne se trouvait pas encore à Paris. Nous avons ensuite préparé la fuite de monseigneur, jusqu'à ce matin du 24 où une foule en furie a enfoncé la porte de ma maison, rue de Tournon. Je crus d'abord qu'il s'agissait d'une émeute, comme il y en avait déjà eu, et je parvins à fuir par les toits avec quelques centaines d'écus, mais j'appris vite que monseigneur avait été assassiné. Je tentais de retrouver Nardi, mais lui avait été arrêté. Je réussis cependant à échapper aux recherches et, le lendemain, de nouveau dans la rue, j'assistai au plus infâme spectacle qui soit…
— Je le leur ai raconté, mon père, intervint Corbinelli.
— Merci, cela m'évitera une douloureuse épreuve. Je ne réussis toujours pas à en parler sans pleurer, et je n'y parviendrai jamais. Mais ce que tu ne sais pas, Jean, c'est que je vis Mondreville et Petit-Jacques en train d'assister à cette scène infernale et y prendre du plaisir.
— Ils étaient donc à Paris ? s'étonna Louis.
— Oui. Je perdis connaissance, et quand je repris mes sens, j'avais décidé de consacrer à Dieu le reste de ma vie. Je me rendis aux Cordeliers et remis tout ce que je possédais au prieur qui m'accepta comme novice.
— Pourriez-vous reconnaître Petit-Jacques et Mondreville ? demanda Gaston.
— Trente ans après ? Rien n'est moins sûr ! Je me souviens qu'ils n'étaient pas très grands, ni l'un ni l'autre. Je reconnaîtrais plus facilement Mondreville que j'ai côtoyé durant trois jours… Et puis, sont-ils seulement encore en vie ?
— Mondreville est vivant, mon père, assena Gaston, ainsi qu'une autre personne dont je pense qu'il s'agit de Petit-Jacques.
— C'est incroyable ! s'exclama le prêtre… Après tant d'années. Mais voulez-vous entendre la suite ?
Louis et Gaston ayant hoché la tête, Gramucci poursuivit :
— Heureusement, le roi n'eut pas de haine envers les amis du maréchal et ne poursuivit personne, hormis Léonora. Malgré cela, durant mon noviciat, je sortis plusieurs fois du couvent afin d'aider mes amis. C'est de l'un d'eux que j'appris les raisons ayant décidé Sa Majesté à tuer mon maître : le roi avait reçu une lettre du duc de Sully le mettant en garde et lui annonçant que le maréchal d'Ancre s'était emparé de la recette des tailles de Normandie pour lever une armée contre lui. Or, nous n'étions que quelques-uns à le savoir. Comment Sully l'avait-il su ?
— Sans doute par mon père qui l'avait rencontré, intervint Gaston.
— Peut-être. Pour ma part, je soupçonnais plutôt Petit-Jacques et Mondreville de félonie, depuis que je les avais vus rire tandis qu'on faisait frire le cœur de mon maître. L'avenir me donna raison.
Il poursuivit :
— Les cordeliers prêchant la pénitence et la paix aux détenus, j'obtins de rencontrer madame la maréchale dans sa prison de la Conciergerie. Elle me demanda de payer son geôlier pour qu'il la laisse fuir. Elle lui avait promis un million.
— Un million ! s'exclama Corbinelli.
— Ce million, nous l'avions ! Car nous avions caché l'or des tailles.
— Il n'était donc pas dans l'hôtel Concini ? s'étonna Fronsac.
— Non. Monseigneur possédait plusieurs maisons, dont l'une achetée par Nardi en bas de la rue de Tournon, à l'angle avec la rue de l'hôtel de Condé, face au palais du Luxembourg. Elle avait appartenu au chevalier de Valois et communiquait via un souterrain avec l'hôtel Concini. C'est là qu'avec Mondreville nous avions apporté l'or avant de le cacher dans le souterrain. Bien sûr, je n'en avais pas les clefs, mais je savais où se trouvait le passage dans l'hôtel Concini. Or, l'hôtel avait été pillé et était abandonné. Je m'y rendis, brisai la porte du passage secret et descendis dans le souterrain.
Tilly, Fronsac et Corbinelli étaient pendus aux lèvres du prieur.
— Eh bien, il n'y avait plus rien ! Tout avait été volé, y compris quelques sacs d'or appartenant au maréchal.
— Selon vous, c'était Mondreville ?
— Qui d'autre ? Il connaissait la maison, hantait Paris avec Petit-Jacques, et ils ont envoyé au roi une lettre le contraignant à assassiner mon maître, énuméra le prieur sur ses doigts.
— Et, entre-temps, ils avaient assassiné mon père et ma mère, s'énerva Gaston.
— Moi, je n'ai pu sauver ma maîtresse qui a été brûlée, murmura l'Italien.
— Je ferai payer ses crimes à Mondreville, soyez-en sûr, ajouta Tilly les poings serrés.
— Comment l'avez-vous retrouvé ? interrogea le prieur.
Tilly raconta alors sa venue à Mondreville, son emprisonnement au château des Tourelles et comment Louis Fronsac, son ami, l'avait retrouvé et délivré.
— Ce Bréval, ami de Mondreville, est un négociant en blé. Je suis certain que c'est Petit-Jacques. Seriez-vous prêt à l'identifier ?
— Comment ? Je ne me déplace guère…
— Je vais saisir Mondreville. Peut-être sera-t-il jugé. Quant à Bréval, je n'ai rien contre lui mais si je le ramène à Paris, accepterez-vous de le voir et de me donner votre sentiment ?
— Pour Léonora Galigaï, certainement, mais après tant d'années, les hommes changent, monsieur le procureur. Peut-être ne le reconnaîtrai-je pas.