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Sous le long ministère de Richelieu, les soulèvements contre l'injustice des impôts avaient toujours été noyés dans le sang. Ainsi la révolte des Nu-Pieds en Normandie avait provoqué une répression d'une incroyable férocité et, au fil des années, l'agitation du peuple s'était vue muselée par la terreur.

Mais dès le début de la régence d'Anne d'Autriche, les protestations s'étaient ranimées, soutenues par les parlements s'opposant à l'affermage des impôts.

L'affermage consistait à laisser à des financiers, appelés traitants1, la collecte des impôts après qu'ils en avaient avancé le montant prévu à la caisse de l'Épargne. Sans contrôle, cette méthode était devenue ruineuse car les traitants recevaient une commission atteignant parfois le dixième des impôts encaissés. Or, pour compenser cette perte, l'État augmentait les prélèvements.

L'arrivée de Particelli d'Émery au contrôle général des Finances, puis à la Surintendance, avait multiplié ce désordre, tant l'Italien accordait à ses amis des remises atteignant, parfois, la moitié des impôts à collecter. Autour de lui, des fortunes impudentes s'étaient édifiées, au détriment des caisses de l'État.

De surcroît, le roi était un enfant et la régente trop bonne, distribuant facilement charges et récompenses. Les grands, les princes, les ducs et pairs voulaient toujours plus. Sous des prête-noms, eux-mêmes participaient, d'ailleurs, à l'affermage en ruinant le royaume2.

Pendant longtemps, il avait été suffisant de pressurer les paysans et les laboureurs. Mais comme il fallait toujours plus d'argent pour financer la guerre, le luxe des grands et les fortunes des traitants, c'était désormais la bourgeoisie qu'on accablait d'impôts. Ainsi Particelli d'Émery avait-il décrété une taxe sur les aisés (les plus riches bourgeois), un impôt du toisé sur les constructions hors de l'enceinte, un droit du tarif sur les marchandises qui entraient dans Paris, et quantité d'autres taxes iniques. Enfin, l'affermage de la taille avait entraîné l'inutilité de bon nombre d'offices, comme ceux des trésoriers ou des receveurs. Or ces gens ne vivaient que par les bénéfices possibles sur leur charge, lesquelles avaient été payées très cher. Ils se retrouvaient donc acculés à la ruine.

Le peuple, la bourgeoisie marchande et la majorité des magistrats des cours souveraines accusaient désormais celui qui dirigeait l'État d'être la cause de tous leurs maux. Cet homme, c'était un étranger naturalisé, un Italien comme l'avait été le détesté maréchal d'Ancre, Concino Concini. Il se nommait Mazarin.

*

En janvier 1648, pour financer la campagne militaire en Flandres, Mazarin avait demandé à Particelli de lui fournir quelques millions. À court d'impôts nouveaux, le surintendant des Finances avait eu l'idée d'augmenter le cens des maisons situées sur les censives royales3, mais, cette fois, les Parisiens avaient protesté, manifestant avec violence au Palais de Justice. Le cardinal Mazarin avait répliqué par un lit de justice, c'est-à-dire la venue du jeune roi au Palais4, pour imposer ses décisions. À cette occasion, le petit Louis XIV avait confirmé de nouvelles taxes ainsi que la création de douze offices de maîtres des requêtes, chacun rapportant plusieurs centaines de milliers de livres. Non seulement le Parlement avait rejeté ces prélèvements, mais son attitude avait été approuvée par les autres cours souveraines : le Grand Conseil, la Chambre des comptes et la Cour des aides.

Après des semaines d'escarmouches, Anne d'Autriche et Mazarin avaient décidé de sanctionner les parlementaires et les détenteurs d'office des cours souveraines en supprimant le droit de posséder, céder ou vendre leurs charges. Par représailles, les quatre compagnies s'étaient réunies afin de statuer sur les affaires de l'État. Bien que le Conseil royal ait cassé leur décision, les cours souveraines avaient décidé de donner une constitution5 à la France.

Les vingt-sept articles de cette loi fondamentale supprimaient les intendants qui organisaient l'affermage dans les provinces, prohibaient les emprisonnements sans jugement, imposaient que le Parlement valide les nouveaux impôts, interdisaient la création de nouveaux offices, réduisaient les tailles d'un quart et abolissaient les nouvelles redevances comme le toisé. Impuissante, car l'armée était occupée aux frontières, la régente avait été contrainte d'approuver la charte.

Mais en août 1648, ayant écrasé les Espagnols, le prince de Condé était revenu à Paris. Anne d'Autriche avait cru pouvoir prendre sa revanche en faisant arrêter le conseiller Broussel, chef de file des parlementaires républicains. C'était faire fi du mécontentement populaire. En quelques heures, Paris s'était couvert de barricades à l'instigation du coadjuteur de l'évêque : Paul de Gondi. À nouveau la reine avait dû céder et libérer Broussel. Peu après, le roi et sa mère avaient quitté Paris pour Rueil, domaine de la nièce du cardinal de Richelieu. Où Condé les avait rejoints. Les parlementaires craignant l'entrée de l'armée dans Paris avaient supplié Anne d'Autriche de revenir, ce qu'elle avait accepté après un accommodement bancal. Seulement, durant les deux derniers mois de l'année, Paul de Gondi avait de nouveau manœuvré pour opposer le peuple à Mazarin… dont il briguait la place.

Le 6 janvier 1649, dans la nuit, la Cour avait quitté le Palais-Royal pour se réfugier à Saint-Germain-en-Laye. Le même jour, le prince de Condé avait installé un siège autour de la capitale. Mais la Cour était divisée, le prince de Conti et la duchesse de Longueville – frère et sœur de Condé – étaient revenus à Paris rejoindre le duc de Beaufort, évadé du château de Vincennes où il était enfermé depuis qu'il avait tenté d'assassiner Mazarin6. Le Parlement avait ensuite déclaré le cardinal ennemi du roi et de l'État et perturbateur du repos public. En imposant sévèrement la bourgeoisie, surtout les fidèles de la reine, les généraux de la Fronde, comme ils se nommaient – c'est-à-dire Beaufort, Conti, Gondi, Bouillon, et quelques autres ducs – avaient recruté une armée. La guerre civile, particulièrement sanglante, s'étala sur trois mois. Condé avait pris Charenton pour empêcher le ravitaillement de la capitale. De là, il jetait ses prisonniers dans la Seine en crue qui inondait la ville. Comprenant qu'ils perdaient la partie, le prince de Conti, le coadjuteur et le duc de Beaufort avaient appelé l'Espagne à leur aide, tandis que les parlementaires, effrayés par ce désordre en train de les ruiner, avaient demandé à Mathieu Molé, leur président, de négocier un accord avec la Cour.

La paix de Saint-Germain, signée en avril, reconnaissait les articles constitutionnels votés par les cours souveraines et accordait une amnistie aux rebelles. Lesquels avaient même obtenu avantages et récompenses en faisant allégeance.

Seuls le duc de Beaufort et le coadjuteur Paul de Gondi refusèrent de se soumettre. Gondi jugeait même ne rien avoir à se faire pardonner, n'ayant agi, assurait-il, qu'au service du roi et pour l'intérêt de l'État. Mais comme ces deux-là restaient les maîtres de la populace parisienne, la Cour avait jugé prudent de ne pas revenir dans la capitale. Elle s'était alors transportée au château de Compiègne, prétextant ainsi être au plus près de l'armée qui combattait les Espagnols.

Quant au prince de Condé, il s'imposerait en grand vainqueur de cette guerre civile puisqu'il avait sauvé le roi, la régente et Mazarin. Après la paix de Saint-Germain, il s'était réconcilié avec son frère Conti, sa sœur Longueville et les principaux princes rebelles. Désormais, il jugeait donc avoir tous les droits. Pour lui-même, il ne demandait rien sinon que le cardinal devienne un fidèle exécutant de ses ordres. Pour ses amis en revanche, il voulait tout.

Au début du mois de mai, il avait donc exigé le gouvernement de Pont-de-l'Arche pour son beau-frère, le duc de Longueville, rangé du côté des frondeurs. Pont-de-l'Arche était le verrou qui gouvernait les passages sur la Seine entre Rouen et Paris. Or, Longueville avait été un rebelle et, déjà gouverneur de Normandie et grand bailli de Rouen et de Caen, sa formidable puissance inquiétait la Cour.

La politique de Richelieu ayant toujours été de séparer les gouvernements des provinces, charges honorifiques et lucratives, des commandements des places fortes, confiés à des hommes sûrs, il y avait eu unanimité de la régente, de M. Le Tellier et de Mazarin contre cette décision. La tension remontait d'un cran.

*

Dans le château de Compiègne, le Conseil venait de se terminer. La régente et les ministres s'étaient retirés. Ne restaient dans la salle que Mazarin et Le Tellier. Le cardinal avait fait signe à son vieux compagnon – il avait connu Le Tellier en Italie – de demeurer encore un moment. Mazarin était en robe rouge, Le Tellier en robe noire, avec la croix de Saint-Louis sous son col.

— Il sera bon de convaincre Sa Majesté de ne pas refuser ouvertement Pont-de-l'Arche à Longueville, fit suavement Mazarin.

— Mais vous venez de dire le contraire, monseigneur ! s'étonna Le Tellier.

Le cardinal retint un sourire. Décidément, ce pauvre Le Tellier, le vieux fidèle comme on le surnommait, ne comprenait jamais rien !

— Il serait habile qu'il soit évident que Longueville ne mérite pas Pont-de-l'Arche. Que même Monsieur le Prince7 soit de cette opinion. Ainsi Sa Majesté n'aurait rien à refuser.

— Comment cela ? s'enquit Le Tellier qui ne devinait jamais à quel point Mazarin pouvait être retors.

— Depuis que l'on me calomnie, expliqua Mazarin en forçant sur son accent italien, j'ai observé qu'il reste toujours traces des mensonges… Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage, dit-on. Je souhaite que vous entendiez ce que Ondedei et Ganducci m'ont proposé.

— Pourquoi pas… bougonna le ministre de la Guerre, toujours mal à l'aise quand les hommes de l'ombre du ministre venaient proposer leurs manigances.

Mazarin agita une clochette et son secrétaire et maître de chambre, l'abbé Giuseppe Zongo Ondedei entra, suivi à quelques pas de Tomaso Ganducci, son gantier.

*

Le cardinal avait pour précepte qu'il était nécessaire d'avoir des informations sur tout le monde. Si Hugues de Lionne surveillait les réseaux d'espionnage étrangers, l'abbé Fouquet – qui pour l'heure n'était pas à Compiègne –, Ondedei et Ganducci s'occupaient du renseignement intérieur. Ces trois-là bénéficiaient d'innombrables agents à la Cour et dans la capitale, des gens qu'ils payaient ou sur lesquels ils pouvaient faire pression, possédant quelque secret inavouable sur leur compte.

À la Cour, provocations, machinations et fausses rumeurs étaient courantes. Ondedei, malgré son visage d'ange, se révélait un maître dans les intrigues les plus tortueuses que Ganducci se chargeait ensuite d'exécuter.

Les deux hommes ne se ressemblaient guère. Habillé d'une robe noire avec le col blanc et carré des clercs, Giuseppe Zongo Ondedei était imberbe, tandis que Tomaso Ganducci, bien que marchand tenant échoppe, arborait un habit de cavalier avec épée au côté. Sa chevelure était aussi noire que son pourpoint et il portait une petite barbe carrée en queue de canard surmontée d'une courte moustache à l'italienne.

Tous deux s'inclinèrent devant Le Tellier, après quoi Mazarin leur fit signe de s'asseoir à la table du Conseil.

— L'idée que m'a suggérée Giuseppe Zongo est que nous pourrions laisser courir la rumeur que monsieur de Longueville est un mauvais gouverneur, mal entouré et corrompu. Prêt à tout pour s'enrichir, y compris à voler la Couronne. Et donc, que lui confier Pont-de-l'Arche relèverait d'une grave erreur d'appréciation.

— Que monsieur le duc de Longueville ait souvent été rebelle, c'est certain, mais le portrait que vous brossez ici n'est pas le sien, monseigneur. Voici un prince honorable, protesta Le Tellier.

— Je n'ai pas dit qu'il s'agissait de la vérité ! remarqua Mazarin avec un regard chafouin, je suggère seulement que ce soit l'image que l'opinion ait de lui.

— Expliquez-vous, monseigneur.

Le cardinal fit signe à Ondedei de parler.

— Il y a quelques semaines, Gabriel Naudé8 a acheté à un libraire, pour la bibliothèque de monseigneur, un lot de mémoires jamais imprimés. Il s'agissait de textes curieux du temps du roi Henri ou de la régence de Marie de Médicis. Parmi ceux-ci, il y avait les récits d'un nommé Balthazar Nardi. Cet homme, né à Arezzo, avait fait ses études avec le maréchal d'Ancre. Il était son avocat, son diplomate et parfois son agent secret. Parmi les affaires troubles qu'il relatait, se trouvait un vol de la recette des tailles de Normandie auquel il aurait participé et qu'il relatait avec un luxe de détails.

— Le vol des tailles de Normandie ? s'exclama Le Tellier. Je n'en ai jamais entendu parler ! Sans doute s'agit-il plutôt du vol de quelque receveur…

— J'ai vérifié, intervint Mazarin. La recette des tailles de Normandie a bien été volée en 1617, quelques jours avant l'assassinat du maréchal d'Ancre. Il s'agissait de un million de livres.

— Un million ! s'étouffa Le Tellier.

— Ce vol aurait été préparé par Concini, alors gouverneur de Normandie, et par son épouse Léonora Galigaï.

— Incroyable !

— D'après ce récit, l'entreprise a été conduite par un bandit de grand chemin bien connu à l'époque, Petit-Jacques, et un nommé Mondreville, commis aux tailles. Nardi y a participé avec un autre Italien.

— Comment se fait-il que personne n'en ait parlé ?

— L'affaire a été étouffée. Deux semaines après le vol, le maréchal d'Ancre était assassiné et le roi avait autre chose à faire. L'argent dérobé a sans doute été confisqué lors des pillages de la rue de Tournon et a fini dans la poche de Luynes !

— Où voulez-vous en venir, monseigneur ? s'inquiéta Le Tellier.

— Petit-Jacques a disparu, mais j'ai retrouvé un Mondreville. J'ignore si c'est le même. Il est lieutenant du prévôt de Rouen, ayant acheté sa charge en 42, et il vit à Mondreville.

— Et alors ?

— Cet homme est un fidèle de Longueville et de Condé. Il a même prêté de l'argent au duc pour lever des troupes dans cette fameuse armée de dix mille hommes que Longueville avait promise aux Parisiens.

Mazarin se tut un instant pour observer Le Tellier, mais le rude visage du ministre n'exprimait rien, sinon une ombre de désaccord.

— Continuez, Ondedei, fit-il avec un geste de la main.

— Avec la suppression des intendants, la collecte de la taille a été désorganisée mais elle est à nouveau assurée par les trésoriers généraux. Pendant la Fronde, le parlement de Rouen a ordonné aux receveurs des généralités de Rouen et de Caen de limiter les convois, ou de garder les fonds par-devers eux, à cause des pilleries. Il n'y a donc pas eu de transports depuis neuf mois. Vous savez que la Normandie paye le quart des tailles du royaume, le versement à venir sera supérieur à deux millions.

Le Tellier restait impassible.

— Laissez-moi vous parler maintenant de ce Mondreville. J'ai envoyé quelqu'un se renseigner sur lui. Cupide, rapace, féroce et méchant, il est détesté par la population. C'est un homme réputé impie et sans morale. Seigneur haut justicier, il rapine les plus faibles en exigeant des amendes injustifiées. Son fils est pire encore. Il outrage les filles qui se refusent à lui et a enlevé une bourgeoise qu'il a déshonorée. Cela s'est passé pendant les troubles et son père a fait étouffer l'affaire. Depuis, il promène son arrogance dans le pays de Mondreville et Tilly, où il fait régner la terreur parmi ceux qui lui résistent.

— Un coquin comme il y en a tant, hélas ! gronda Le Tellier. La paix revenue, je m'occuperai de tous ces gens !

— Pour l'instant, il peut nous servir. Imaginez, monsieur, qu'une nouvelle tentative de vol des tailles survienne, que Mondreville soit compromis et mis en cause au Parlement. Cela n'étonnerait personne et en soulagerait beaucoup. Or, tout le monde sait que monsieur de Longueville manque cruellement d'argent. Il a encore réclamé huit cent mille livres sur les deniers de la Couronne pour ses frais d'ambassade à Munster, et en veut trois mille de plus pour des fortifications qu'il aurait faites. Quelqu'un pourrait alors sortir les mémoires de Balthazar Nardi, laisser entendre que Longueville est derrière Mondreville, comme Concini, lui aussi gouverneur de Normandie, se cachait déjà derrière l'autre Mondreville. Le scandale serait immense, et tout le monde approuverait que le duc n'obtienne pas Pont-de-l'Arche.

Tous les regards convergèrent vers Le Tellier qui resta impassible. Le silence tomba dans la salle. Finalement, le ministre se leva.

— Monseigneur, je suis désolé, mais cette affaire me déplaît souverainement. Il y a bien trop d'incertitudes. Je ne vois pas comment Mondreville envisagerait de voler les tailles, ce qui par ailleurs me paraît fort dangereux. Vous allez devoir mettre des gens dans la confidence du transport des recettes des tailles et imaginez qu'ils les volent vraiment ! De plus, comment être certain que cette machination ne sera pas découverte ? Ce serait une catastrophe pour la Couronne ! Je ne veux pas y être impliqué.

— Vous avez raison, monsieur, intervint Ondedei obséquieusement, mais j'ai une grande expérience de ce genre d'entreprise. Je dispose autour de moi de gens sûrs et talentueux. Monseigneur n'a jamais été déçu.

— C'est non ! trancha sèchement le ministre en se dirigeant vers la porte.

Il sortit et Mazarin grimaça un sourire.

— Avez-vous des hommes capables de conduire cette affaire ? demanda-t-il à Ondedei. Le Tellier parle juste, mais nous ne renoncerons pas pour autant. Tout juste ne devons-nous apparaître ni de près ni de loin.

— Tomaso a déjà une petite idée, fit Ondedei en suggérant au gantier de parler.

— Comme vous le savez, monseigneur, après l'affaire Charles de Bresche9, j'ai ouvert une autre boutique de gants et de parfums, rue du Pas-de-la-Mule, pour mieux sentir l'air de Paris, fit Tomaso Ganducci en lissant sa petite barbe carrée. Un commis la tient. À la Fosse aux Lyons, le cabaret voisin, j'ai rencontré trois pendards venant de Bordeaux. Ayant plusieurs fois parlé avec eux, ils m'ont paru convenir à notre entreprise. Voulez-vous que je vous les présente ?

Mazarin opina.

— Le premier se nomme Canto et se dit seigneur de La Cornette. C'est un Béarnais ancien commis chez monsieur de La Rallière10. Chargé du recouvrement de la gabelle, il a été condamné à la potence pour avoir pendu un récalcitrant qui refusait de payer. Afin de sauver sa peau, il a changé de camp durant la fronderie en entrant dans l'armée de l'Hôtel de Ville. Le second, c'est Pichon, seigneur de La Charbonnière. Ce maraud-là a porté les armes dans les troupes du marquis de Duras, pour Monsieur le Prince. Il a même été son lieutenant, mais en a profité pour voler des chevaux. Il a été condamné au gibet, a fait appel, et grâce à quelques relations, et quelques pots-de-vin aux magistrats, a finalement été acquitté et s'est réfugié à Paris chez Canto, car ils se connaissent depuis longtemps. Je me suis renseigné auprès de celui qui l'avait condamné et j'ai appris qu'il avait été mis sur la roue en effigie, au Mans, pour le rapt d'une femme.

— Belle canaglie ! ironisa Mazarin.

— Je n'ai pas fini, monseigneur. J'ai gardé le meilleur pour la fin. Sociendo est marchand bordelais ruiné et banqueroutier. Fils d'un Portugais mahométan, il tient des discours si infâmes contre la reine que vous en seriez horrifié. Sauf votre respect, monseigneur, il vous traite de la même façon.

— De quoi vivent ces pendards ?

— De pas grand-chose et de ce qu'ils peuvent prendre. Sociendo est maquereau et possède deux filles dans la rue de la Pute-y-Muse. Il a été condamné plusieurs fois pour faux.

— Pourquoi les avoir choisis ? Qu'est-ce qui laisse à penser qu'ils seront tentés, et capables, de voler les tailles ? Ce sera une rude entreprise.

— Deux choses, monseigneur. Tout d'abord, Sociendo sait naviguer. Il m'a dit avoir souvent conduit des barques dans l'estuaire de Bordeaux et sur la Gironde. Il devrait être capable d'en faire autant sur la Seine. Ensuite, un jour où je leur parlais d'un vol des recettes d'un trésorier des Aides, ils m'ont demandé toutes sortes de détails en s'envoyant force coups d'œil.

Mazarin hocha longuement la tête. Une fois de plus, Ganducci s'était surpassé.

— Qu'allez-vous leur proposer ? fit-il.

— J'inventerai une histoire, au plus près de la vérité, qui les fera se lancer dans l'aventure. J'y mêlerai adroitement Mondreville. Peut-être le rencontreront-ils et parviendront-ils à le convaincre.

— Comment serez-vous informés de l'avancement de leur entreprise ? Il faudra les saisir en flagrant délit.

— Je leur dirai que moi seul connaîtrai le jour du transport des tailles. Ils devront donc venir me voir quand ils seront prêts.

— Vous devrez disparaître, après.

— J'ai l'habitude, monseigneur. Ils me connaissent sous un faux nom. Quand ma boutique fermera, il ne restera aucune trace de ma présence.

— Sont-ils adroits ?

— Jusqu'à présent, ils l'ont été puisqu'ils n'ont pas été pendus !

— Pas encore !

— Ils sont passés d'un parti à l'autre. Ce sont des gibiers de potence, intervint Ondedei. On les menacera du gibet s'ils n'accusent pas Mondreville et Longueville.

Mazarin approuva d'un sourire.

Car ils signaient des traités avec la surintendance des Finances.

Anne d'Autriche, la première, prenait des parts dans les plus grosses fermes !

Les lois féodales régissaient alors le sol. La censive était une terre, appartenant à un seigneur et concédé en échange d'un cens annuel, en principe immuable.

Le Palais, avec une majuscule, est ici le Palais de Justice, l'ancien palais royal dans l'île de la Cité.

Ces événements sont rapportés dans Le Secret de l'enclos du Temple, du même auteur.

Voir La Conjuration des Importants, du même auteur.

Le prince de Condé était nommé Monsieur le Prince, avec une majuscule.

Gabriel Naudé, médecin ordinaire de Louis XIII et bibliothécaire, d'abord du président de Mesmes, puis de Mazarin. Voir La Conjecture de Fermat, du même auteur.

Voir La Conjecture de Fermat, du même auteur.

10 Samuel de La Rallière, fermier des Aides, un des plus riches financiers de l'époque.