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Le samedi 7 août 1649
— La récolte de seigle ne sera pas bonne, tant les pluies ont fait des dégâts sur les semis, monsieur. Mais le pâturage du bétail sur la jachère a donné de meilleurs résultats qu'attendus. Si Dieu nous donne deux semaines de soleil, tout ne sera pas perdu, et nous aurons non seulement des semences pour l'année prochaine mais de quoi faire six mois de pain.
Louis Fronsac regarda le couchant et le ciel noir. Le tonnerre grondait depuis plusieurs jours.
En ce samedi suivant la fête de la Transfiguration1, le marquis de Vivonne, et seigneur de Mercy, se trouvait avec son fermier Gaspard Maurecourt, en lisière d'un champ de seigle longeant le chemin de Luzarches.
Si le fermier portait des culottes et un pourpoint rapiécé en mauvais droguet avec un vieux chapeau déformé, Louis Fronsac arborait son éternel habit de velours sombre et des rubans noirs serraient les poignets de sa chemise immaculée.
— Deux semaines ? L'orage sera sur nous avant ce soir ! soupira-t-il.
À son tour le fermier regarda le ciel et fit la moue en balançant la tête.
Gaspard Maurecourt était métayer près de Saint-Quentin quand une bande de soldats, en rupture de ban, avait brûlé sa ferme. Ruiné, il avait quitté la Picardie pour trouver du travail à Paris et échoué à l'abbaye de Royaumont où le prieur avait proposé au seigneur de Mercy de l'embaucher comme journalier. Très vite, Louis Fronsac s'était rendu compte qu'il avait affaire à un paysan hors du commun et lui avait confié la ferme de la seigneurie.
— Sauf votre respect, ce n'est pas certain, monsieur, dit-il. L'orage est sur l'océan. Il gagnera la Normandie demain, mais le vent ne l'amènera pas jusqu'à nous.
— Prions le ciel afin que tu aies raison, Gaspard. Et pour le froment ?
— Il est en avance, cette année. Pourtant, d'habitude, le seigle est mûr huit à quinze jours avant le froment. C'est d'ailleurs ce qui m'inquiète. On pourrait bien être contraint de moissonner le seigle et le froment en même temps.
— Nous ne serons jamais assez nombreux !
— Ce sera difficile, c'est vrai. J'essayerai de faire venir des journaliers. Femmes et enfants lieront les gerbes et les monteront en gerbiers. On manquera surtout de charrettes afin de rentrer les foins.
Comme toujours, cette période était la plus angoissante pour Louis. Tout le travail de l'année se jouait pendant le mois des moissons. Les transformations apportées par Maurecourt avaient augmenté les rendements de près de la moitié, mais même le fermier le plus habile ne pouvait rien contre les éléments.
Les charrettes et les outils étaient prêts. Michel Hardoin, le contremaître du domaine, avait travaillé d'arrache-pied. L'aire en bois destinée à battre les gerbes était nettoyée, la grange, vidée, prête à recevoir les foins. Depuis une semaine, les hommes de Mercy se relayaient pour surveiller les champs la nuit. C'est que la disette était grande et les maraudeurs affamés nombreux à vouloir voler le grain sur pied, parfois pour le manger sur les épis. La justice seigneuriale se montrait alors sans pitié. Pris, les voleurs étaient exposés au pilori de Luzarches ou flagellés.
Louis songea que si le Seigneur lui accordait un mois de beau temps, sa récolte serait sauvée. Mais comment Dieu choisissait-il ceux qui auraient droit à une bonne récolte, lui qui ne faisait même pas savoir aux hommes s'il leur avait octroyé sa grâce ?
Le tonnerre gronda à nouveau dans le lointain. Prenant ce fracas comme un avertissement divin, Louis chassa ces pensées blasphématoires. Malgré cela, le roulement se poursuivit. Maurecourt fronça alors les sourcils. Se serait-il trompé ?
— Ce n'est pas le tonnerre ! s'exclama soudain Louis qui avait l'oreille fine. C'est une voiture dont les chevaux arrivent au galop !
Effectivement, au bout d'une minute ou deux, ils virent débouler un petit carrosse que Louis ne connaissait pas. Avant le tournant, il reconnut les armes peintes sur la portière et François, le domestique de Gaston, à côté du cocher. Quelle heureuse visite ! se dit-il, tout joyeux à l'idée de revoir son vieil ami.
La voiture ralentit avant de s'arrêter près d'eux. La tête d'Armande apparut à la fenêtre.
— Armande ! Gaston ! Quel bonheur de vous voir ! Et quelle belle voiture à vos armes !
C'est alors qu'il remarqua les traits tirés de la jeune femme et les larmes qui perlaient dans ses yeux. Son cœur se serra. Il comprit qu'un malheur était arrivé.
— Gaston ? Est-il malade ? Encore un duel ?
— Il a disparu ! sanglota-t-elle.
Louis monta immédiatement dans le carrosse, abandonnant le fermier.
— Depuis quand ?
La voiture reprit son chemin vers le château de Mercy.
— Une semaine…
Retenant les sanglots qui l'étouffaient, Armande raconta la lettre de l'oncle. Elle ne l'avait pas lue mais, après le souper, la voyant si inquiète, Gaston lui en avait dit quelques mots. Hercule avait confié ce qu'il savait sur la mort de ses parents, était plusieurs fois allé à l'endroit où la voiture avait versé, cherchant à comprendre comment l'accident avait pu se produire. Pourquoi les chevaux s'étaient emballés ? Pourquoi les quatre passagers étaient morts sur le coup ? Finalement, l'oncle avait retrouvé l'épouse d'un braconnier ayant assisté, de loin, à l'accident. Lequel avait vu deux cavaliers s'éloignant après avoir examiné les corps des passagers.
— C'est incroyable ! fit Louis, persuadé depuis toujours que les parents de Gaston avaient été victimes d'un accident.
— Hercule est allé voir le lieutenant du prévôt de Rouen, monsieur Mondreville, mais celui-ci lui aurait dit qu'il s'agissait de divagations.
— Je m'en doute, trente ans après… Qu'y avait-il d'autre dans cette lettre ?
— Je l'ignore, Gaston ne m'en a pas révélé plus, mais il est parti armé. Il m'a dit qu'il reviendrait au plus tard mercredi, car il avait une assemblée du Conseil jeudi. Depuis deux jours, je ne dors plus, tant je suis inquiète. Ce matin, n'en pouvant plus d'attendre, je suis venue vous demander conseil.
— Vous avez bien fait, Armande, mais peut-être Gaston est-il rentré entre-temps ? Au fait, pourquoi ne m'a-t-il pas demandé de l'accompagner ?
— Il avait hâte de savoir, m'a-t-il juste confié.
— De savoir quoi ? Ses parents sont morts voilà plus de trente ans. Que pourrait-il découvrir ?
— Je l'ignore. Il m'a précisé aussi qu'il ne voulait mêler personne aux affaires de sa famille. Quand je lui ai proposé de venir vous voir, il m'a répondu que vous aviez suffisamment de travail en ce moment, après les événements de l'hiver.
— Hercule a dû citer un nom, Gaston voulu en savoir plus, fit Louis après un instant de réflexion. A-t-il emporté cette lettre ?
— Oui.
— Il était armé, m'avez-vous dit.
— Deux épées, plusieurs pistolets, une dague et un mousquet.
— Avec les troubles dans les campagnes, les bandes de miséreux, les malandrins et les troupes de soldats sans solde, il est normal qu'il ait pris ses précautions.
— Croyez-vous qu'il ait pu être attaqué en route ?
— J'en doute, sauf s'il voyageait de nuit. Gaston est prudent et personne plus que lui n'a l'expérience du brigandage. De surcroît, les bandits de grand chemin ne s'attaquent pas à un cavalier armé, mais plutôt aux voitures sans escorte ou aux marchands.
Le carrosse entrait dans la cour du château.
— Armande, je vous raccompagne demain à Paris, sauf si vous voulez rester ici quelques jours. Je partirai avec Bauer. Si Gaston n'est pas revenu chez vous, nous nous rendrons immédiatement à Tilly.
Il sortit le premier du véhicule et lui donna la main pour l'aider à descendre.
— Promis, je vous le ramènerai, assura-t-il, chassant l'idée funeste qui lui étreignait le cœur, l'idée que son ami était mort.
*
Le carrosse de Louis, conduit par Nicolas et escorté par Bauer, arriva le dimanche soir en vue du village de Tilly. La nuit commençait à tomber.
Ils étaient partis à l'aube, laissant le château de Mercy à la garde de Julie. Armande avait préféré rester. Michel Hardoin et Maurecourt s'occuperaient de la moisson, si leur seigneur et maître tardait à rentrer.
Rue de la Verrerie, Gaston n'étant pas là, les trois hommes avaient aussitôt pris la route de Saint-Germain.
Louis n'était jamais venu à Tilly. Mais en 1641, alors notaire, Nicolas, son cocher, l'avait conduit à Anet, l'ancien château de Diane de Poitiers, résidence des Vendôme. À ce moment, il était chargé de l'inventaire des biens du duc de Vendôme, confisqués par la Couronne après la révélation d'un complot contre le roi, et César de Vendôme en fuite, réfugié en Angleterre2. Or, Fronsac avait un mauvais souvenir de ce voyage où il avait logé à Mantes dans une auberge sale, grouillant de vermine. L'itinéraire de ce dimanche n'était guère différent.
Ils n'avaient pas pris le temps de faire étape, s'étant rapidement restaurés lors d'un changement de chevaux. Comme Nicolas connaissait la route, pas besoin de demander leur chemin ou de prendre un guide. Le seul souci était l'orage qui grondait. Si la pluie tombait avant leur arrivée, le chemin se transformerait en bourbier.
*
Louis n'avait jamais vu le manoir des Tilly mais le connaissait, Gaston le lui ayant décrit plusieurs fois. Il savait qu'il s'agissait d'une de ces vieilles maisons fortes à colombages comme on en trouvait tant en Normandie. Une grosse bâtisse rectangulaire érigée sur une solide assise de pierre, avec deux étages, dont seul le second possédait des fenêtres. Deux tourelles à pans de bois la flanquaient de chaque côté. Fronsac savait même qu'on pénétrait dans la chambre des parents de Gaston par l'une des tourelles.
On apercevait le clocher de l'église de Tilly quand Bauer, en tête avec sa monstrueuse jument à la croupe aussi large que celle d'un bœuf, fit arrêter le carrosse. Intrigué, Louis baissa la vitre et mit la tête à la fenêtre. Il comprit aussitôt : la brise du soir apportait une insupportable odeur de brûlé. Puis il remarqua les cendres chaudes qui voletaient autour de lui, se déposant sur les sièges de cuir et lui piquant les yeux.
Un incendie ? Un sourd pincement lui déchira la poitrine. Il fut certain que ce feu avait un rapport avec la disparition de Gaston. Jusqu'à présent, il avait chassé son inquiétude, s'était convaincu que Tilly poursuivait son enquête et n'avait pu prévenir Armande. Après tout, il n'était parti que depuis une semaine. Mais cet incendie changeait tout. Se pouvait-il que ce fût son manoir ? Que Gaston eût péri dans les flammes ?
— Une maison a brûlé ici, monsieur, énonça Bauer en approchant, le visage impavide. Avez-vous vos armes prêtes ?
— C'est peut-être un accident… suggéra Nicolas, inquiet. Avec la chaleur…
Bauer haussa les épaules sans répondre et détacha la carabine à silex de sa selle.
Ils repartirent lentement, sur le qui-vive.
L'âcre odeur les guida. Au bout du chemin conduisant à l'église, ils découvrirent le manoir brûlé.
Nicolas arrêta le carrosse devant le portail de bois à claire-voie. Un mur de pierre de moins d'une toise entourait le domaine. Bauer descendit de sa jument fourbue. Le portail était fermé d'un verrou qu'il brisa d'un coup de botte. La voiture entra.
Louis était anéanti, terrifié. S'il n'avait jamais vu la maison des Tilly, il reconnaissait ce qui en restait.
Le feu n'avait pas tout dévoré. À peu près la moitié de la construction était intacte, bien que cette partie-là n'ait plus beaucoup de toiture. Le reste se résumait à de grands piliers ruinés par le feu, des morceaux de torchis jonchant le sol couvert d'une suie noire.
À l'écart se dressait une écurie qui n'avait pas souffert du feu. Nicolas arrêta les chevaux devant et Bauer en ouvrit les portes de la même façon qu'il avait procédé pour le portail d'entrée. À l'intérieur, se trouvaient un âne, deux chèvres et un cochon dans un enclos.
Fronsac descendit de la voiture, le dos brisé par le long voyage, un pistolet glissé à la ceinture de ses hauts-de-chausses.
Pendant que Nicolas rentrait le carrosse, Bauer rejoignit son maître et ils se dirigèrent vers ce qui restait du manoir. Aucun n'ouvrit la bouche. Le Bavarois avait suffisamment incendié de châteaux, quand il était soldat, pour savoir qu'on ne laissait aucun survivant.
La nuit était presque tombée. La porte d'entrée du manoir avait brûlé, mais il restait les ferrures. Ils grimpèrent quelques marches et pénétrèrent dans ce qui avait été l'antichambre d'une grande salle au sol encombré de poutres, de tuiles, de gravats et de traverses noircies.
À cet instant, une porte s'ouvrit sur leur droite. Elle communiquait avec la partie du manoir n'ayant pas brûlé. Louis vit un vieillard à la chevelure de neige émerger de la pénombre. Petit, les traits creusés, avec d'épaisses moustaches blanches.
— Qui êtes-vous ? s'enquit ce dernier d'une voix chevrotante.