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Le lundi 23 août, Gaston de Tilly put enfin rencontrer le chancelier Séguier revenu dans sa maison de la rue du Bouloi. Il lui raconta son emprisonnement et sa délivrance, lui parla du vol de 1617 (sans donner de détails afin de ne point embarrasser le prévôt de Vernon) et de la mort de ses parents, mais ne dit mot sur Richebourg et les trois faquins Pichon, Canto et Sociendo.
En lui remettant un mémoire sur l'affaire, il suggéra que le Grand Conseil décrète une prise de corps de Jacques Mondreville et lui confie une lettre pareatis1 pour qu'il soit chargé de l'arrestation.
— Ainsi je mettrai les prévôts de Vernon et de Mantes sous mes ordres. Nous ferons le siège de la maison de Mondreville et le saisirons. Après quoi, je le ramènerai à Paris où il sera interrogé.
— Je préfère demander conseil à monseigneur, tergiversa Séguier, visiblement embarrassé. Certes, ce Mondreville doit recevoir son châtiment, mais soyez patient. En ce moment, Son Éminence négocie âprement avec Monsieur le Prince au sujet de Pont-de-l'Arche ; et Mondreville est l'homme lige du duc. Une telle opération de police pourrait provoquer l'ire du duc et entraîner Condé dans une rébellion ouverte. De plus, comme chancelier, je ne suis pas le mieux placé pour prononcer une sentence et la faire exécuter en Normandie. Vous devinez pourquoi…
Dix ans plus tôt en effet, après avoir, à plusieurs reprises, augmenté les impôts de la Normandie, la province la plus riche du royaume, Richelieu avait décidé de supprimer plusieurs privilèges sur la gabelle. Ce nouvel alourdissement de taxes n'avait pas été accepté. Un collecteur d'impôts avait été assassiné et la province entière s'était soulevée, arguant de ses anciens droits à lever elle-même l'impôt.
La répression de Richelieu s'était montrée d'une férocité effroyable. Pour réduire la jacquerie, il avait envoyé Jean de Gassion2 et ses troupes, lesquelles avaient traité la province comme prise de guerre. Ensuite, les châtiments avaient été confiés à Séguier. Sans juge ni assesseur, sans avoir vu ou ouï les accusés, celui-ci avait condamné les séditieux capturés à de telles tortures que Michel Le Tellier, alors commissaire chargé de recueillir les aveux, avait dû quitter la salle d'interrogatoire, incapable de supporter les hurlements des suppliciés.
Finalement, les chefs rebelles roués et pendus, le parlement de Normandie avait été interdit pour ne s'être pas suffisamment opposé à la sédition. La ville de Rouen s'était même vue condamnée à une prodigieuse amende.
Certes, dix ans avaient passé. Mais la mise en place du parlement semestre avec la création de nouvelles charges de conseillers, puis le déplacement du parlement à Vernon pour punir Rouen d'avoir rejoint la Fronde avaient fait ressurgir toutes les rancœurs en Normandie.
*
La réponse du chancelier ne satisfaisait pas Gaston, mais il la comprenait. Il ne lui restait plus qu'à ronger son frein. Quittant la rue du Bouloi, il se dit qu'il allait utiliser ce délai pour rechercher Pichon de La Charbonnière, ses compères, et s'intéresser au vol en préparation.
*
Tandis que Gaston rencontrait le chancelier, Louis faisait porter, par Nicolas, un billet à Mme de La Bazinière.
Françoise de Chémerault, de son nom de jeune fille, avait tenu le tripot et bordel du marquis de Fontrailles, le Hazart, sous son nom de Belle Gueuse. Espionne au service du marquis, elle avait séduit Gaston de Tilly qui aurait été tué par Fontrailles si Fronsac n'avait réussi à le délivrer3. Plus tard, par sa beauté et ses avantages, elle était parvenue à se faire épouser par M. de La Bazinière, trésorier de l'Épargne proche du prince de Condé, bien qu'elle eût aussi été la maîtresse de Michel Particelli4. Au sein du luxueux hôtel du trésorier, quai Malaquais, les médisants prétendaient qu'elle poursuivait discrètement ses immorales mais lucratives activités.
Dans son billet, Louis lui demandait de faire savoir à son mari qu'il souhaitait le rencontrer en vue d'obtenir un renseignement. Nicolas revint avec une réponse du secrétaire de Mme de La Bazinière déclarant que sa maîtresse était absente jusqu'à la fin de la semaine. Comme Fronsac n'avait rien d'autre à faire à Paris, il prévint Gaston de son départ à Mercy pour les moissons et qu'à cette occasion il ramènerait Jacques Hérisson à Senlis. Durant cette absence, Richebourg séjournerait chez lui.
*
Tous les jeudis avant l'aube, Mazarin avait l'habitude de réunir son service secret. Ce 26 août, dans son grand cabinet du Palais-Royal, s'étaient rassemblés autour de lui Ganducci, Ondedei et l'abbé Fouquet.
Ondedei présenta le mémoire que Gaston de Tilly avait remis à Séguier, lequel complétait ce qu'avaient rapporté Pichon, Canto et Sociendo à Ganducci à la Fosse aux Lyons, la semaine précédente.
— Fronsac et Tilly sont fort capables de percer l'intrigue que tu préparais, Ondedei, maugréa Mazarin, contrarié. Il faut tout arrêter et faire disparaître la moindre trace de cette entreprise.
— J'ai pris les devants, monseigneur, et déjà coupé les ponts avec mes pendards. Par sécurité, j'ai aussi fermé mon magasin, annonça Ganducci.
— Et Mondreville ? questionna Ondedei.
— Que peut-il faire ? Mes trois scélérats ne retourneront pas le voir et aucun transport d'or ne traversera la Seine. Impossible d'établir le moindre lien avec nous.
Le visage grave, le cardinal approuva de la tête en déclarant, le front plissé :
— Tilly demande la saisie de corps de Mondreville. Refuser attirera l'attention de Fronsac, mais accepter revient à prendre le risque de voir l'affaire découverte si Mondreville se met à bavarder.
— Demandez à monsieur de Tilly qu'il fournisse des preuves, monseigneur, cela fera traîner les choses, conseilla suavement l'abbé Fouquet.
Mazarin hocha la tête.
— Et pour Longueville et Pont-de-l'Arche ? renchérit Ganducci.
— Aux échecs, il faut parfois perdre un pion afin de gagner la partie. Je suis contraint de céder Pont-de-l'Arche pour me réconcilier avec Monsieur le Prince, annonça Mazarin avec un sourire ambigu.
— Mais si vous cédez, monseigneur, Condé réclamera plus encore et finira par vouloir votre place ! protesta Ondedei.
— Non. Monsieur le prince n'a pas envie de gouverner le royaume. Il souhaite seulement tenir le sort de chacun entre ses mains et ne rencontrer aucun obstacle à ses désirs. Louis de Bourbon n'est qu'un féodal représentant d'une époque révolue, rétorqua le cardinal en un immense mépris. De plus, céder ne me coûtera rien, car… je dispose d'une parade.
*
Ce même jour, l'exempt Desgrais se présenta en fin d'après-midi au domicile de Tilly.
— Je suis confus de venir à cette heure, monsieur le procureur, s'excusa-t-il, le chapeau à la main, après qu'il eut salué Armande, mais j'ai pensé que vous aimeriez le savoir : j'ai retrouvé la trace du sieur Canto de La Cornette. Un officier de l'Hôtel de Ville m'en a parlé.
— Magnifique ! Qu'avez-vous appris ?
— Il est entré dans l'armée de la ville durant la Fronde. Il se fait passer pour gentilhomme, mais n'est qu'un ancien commis de monsieur de La Rallière ayant eu maille à partir avec la justice. Je ne sais encore de quelle façon, mais je le découvrirai. Il loge dans la Couture-Sainte-Catherine, derrière les Minimes, partage sa chambre avec le nommé Pichon, qui a effectivement un bras en écharpe. Voulez-vous que je les fasse saisir ?
Gaston réfléchit un moment. Il ne possédait aucune charge à opposer aux deux hommes, sinon l'enlèvement de Richebourg. Mais dans un procès, ce dernier n'aurait aucun moyen de les confondre.
— Ne faites rien pour l'instant. Je sais où les trouver, cela suffit. La Goutte a-t-il découvert autre chose sur Sociendo ?
— On lui a rapporté qu'il aurait été marchand à Bordeaux et banqueroutier. Dans les cabarets, il tient d'infâmes discours contre la reine, ce qui lui permet d'être apprécié des frondeurs de son quartier.
— Que La Goutte continue de le garder à l'œil, et surveille aussi Pichon et Canto. Je veux savoir s'ils quittent Paris.
*
À Mercy, les moissons avaient commencé. Les blés5 étaient la principale nourriture des habitants de la seigneurie. Qu'ils en aient suffisamment et ils ne souffriraient pas de la faim ; qu'ils en manquent, et beaucoup mourraient.
Voilà pourquoi tout le monde participait. Levés bien avant le lever du soleil, après une soupe et un verre de vin, hommes, femmes et enfants se retrouvaient dans les champs, aidés de quelques journaliers engagés par le fermier.
Pliés en deux, chantant pour ne pas ressentir la fatigue, les hommes avançaient par rangées, saisissant l'une après l'autre une poignée de brins qu'ils coupaient à la faucille, au ras du sol. Dès qu'ils en avaient tranché suffisamment, ils les posaient à terre.
Femmes et enfants passaient derrière eux pour lier et rassembler les gerbes. Celles-ci étaient ensuite regroupées et, tant qu'il faisait beau, on les laissait encore mûrir au soleil.
Au plus chaud de la journée, tout le monde s'arrêtait et, à l'ombre de quelques arbres, mangeait un solide repas arrosé d'un vin tiède tiré d'un tonneau transporté sur une charrette. Ensuite, le fermier laissait les plus fatigués se requinquer d'une courte sieste avant de les remettre à l'ouvrage. Le travail reprenait jusqu'au coucher du soleil.
Le soir, on regroupait les gerbes en meules, au milieu du champ. Deux hommes armés les surveillaient toute la nuit, car les miséreux, rôdant dans les campagnes, cherchaient à manger ou voler les grains.
Durant ces quelques jours, dès que possible, Louis Fronsac s'était joint aux coupeurs. Certes, il se montrait moins adroit que ses paysans avec une faucille, mais il savait combien ses serviteurs appréciaient que le maître reste parmi eux et accomplisse le même travail exténuant. De plus, ces gestes répétitifs libéraient son esprit et laissaient ses idées divaguer.
La présence de Canto, Pichon, Sociendo à Longnes, leurs relations avec Bréval et les Mondreville, les faits que Gaston et lui avaient découverts sur l'année 1617, et enfin les paroles entendues par Richebourg au sujet d'un vol, ne laissaient guère de doute. Pourtant, l'impression confuse d'une vérité autre que celle-ci ne le quittait pas. Une phrase, lue quelques semaines auparavant dans un livre d'Averroès6 prêté par son intendante, l'ancienne libraire Margot Belleville, l'obsédait : L'aveugle se détourne de la fosse où le clairvoyant se laisse tomber.
N'était-il pas trop clairvoyant ? Les choses trop évidentes ? Il avait hâte de rencontrer M. de La Bazinière.
Il quitta Mercy le corps endolori mais le cœur satisfait. Le temps devenait de plus en plus chaud, mais pas encore orageux. Son fermier aurait le temps de rentrer les premières meules, puis de les battre. Une bonne partie de la récolte se voyait d'ores et déjà assurée.
Arrivé à sa maison des Blancs-Manteaux le vendredi 27 août, il trouva chez lui un billet qu'un page venait de porter. Le trésorier de l'Épargne acceptait de le recevoir le lendemain matin, à neuf heures. Quant à Richebourg, bien nourri par Marie Gaultier, il avait repris des forces et souhaitait rentrer chez lui et revoir Anaïs. Louis expliqua qu'il préférait lui offrir l'hospitalité aussi longtemps que nécessaire, ne voulant pas que Mondreville fils, ou Bréval, le sachent toujours vivant.
— Avec monsieur de Tilly, nous aurons certainement besoin de vous dans quelques jours, si nous nous attaquons à Mondreville. On ne pourra se passer d'une lame comme la vôtre.
Richebourg lui devait trop pour refuser. Mais surtout, pour rien au monde il n'aurait manqué l'entreprise évoquée.
Fronsac envoya aussi un billet à Gaston afin de le prévenir de son retour et lui annoncer qu'il viendrait le chercher le lendemain, au lever du soleil, avec son carrosse.
*
Le samedi, Gaston attendait son ami, brûlant d'impatience puisque Louis ne lui avait pas révélé ce qu'ils allaient entreprendre.
— Où allons-nous ? furent ses premiers mots.
— Chez Bertrand de La Bazinière. Il nous attend.
— Qu'irions-nous faire chez ce rustre ? demanda Gaston, jetant un regard inquiet vers Armande qui arrivait par la bibliothèque et ignorait tout de sa brève liaison avec la Belle Gueuse.
— Pichon, Canto, Sociendo, Mondreville et Bréval s'apprêtent à voler les tailles de Normandie lors de leur transport sur la Seine, asséna Louis.
— Que dis-tu ?
— Je dis que Mondreville veut recommencer ce qu'il a déjà réussi avec Petit-Jacques. C'est la seule explication de la présence des trois pendards. Mais pour m'en assurer, je veux interroger le trésorier de l'Épargne. Qui mieux que lui connaît la façon dont les recettes sont transportées ?
Gaston resta muet un instant. Mais, maintenant, ce vol lui paraissait en effet évident. Pourquoi n'y avait-il pas songé ? se morigéna-t-il.
— Que racontera-t-on à La Bazinière ? Vas-tu le prévenir ?
— J'ai seulement quelques questions à lui poser. Quant à l'avertir, à quoi cela servirait-il ? Nous ne disposons d'aucune preuve. Pour l'instant.
Après avoir donné à Armande quelques nouvelles de Julie et de leurs enfants, Louis et Gaston partirent vers le quai Malaquais. Ils eurent à subir d'incroyables encombrements sur le chemin, surtout jusqu'au Pont-au-Change à cause du personnel judiciaire se rendant au Palais ou au Châtelet, puis à nouveau sur le pont Neuf toujours envahi par la populace. Ils arrivèrent finalement quelques minutes avant neuf heures à l'hôtel de La Bazinière.
Un suisse leur ouvrit le portail et les fit entrer dans la grande cour où se trouvaient de nombreux gardes en uniforme, tous nantis de mousquets. Il y avait aussi plusieurs voitures utilisées par les receveurs pour les transports de numéraire.
Un maître d'hôtel en livrée les attendait. Épée au côté, il vint les chercher tandis qu'ils sortaient de leur carrosse et les conduisit au vestibule que Louis connaissait déjà. De là, il les précéda dans le grand escalier vers les appartements de M. de La Bazinière, au premier étage7.
Dans un mélange d'attirance et de rejet, Gaston se demandait s'il verrait Françoise de Chémerault. La belle espionne qui l'avait séduit, pour le livrer au marquis de Fontrailles, s'était rachetée plus tard, lors d'un bal où elle lui avait offert ses faveurs. Un don qui lui avait peu coûté tant ses amants se trouvaient nombreux. Depuis, il ne l'avait revue qu'à l'occasion de son mariage avec Armande.
À l'instant où on les introduisait dans le cabinet de travail du trésorier, Françoise de Chémerault surgit d'une autre pièce. Sans doute avait-elle demandé à être prévenue de la venue des visiteurs. Pourtant, elle simula la surprise, laissant quand même échapper un regard calculateur.
Elle portait une jupe droite en satin bleu, une de ses jupes que l'on appelait les modestes. En haut, un busc aux boutons d'or et un collet de dentelle mettaient en valeur son opulente gorge. Ses cheveux bruns étaient crêpés en bouffons de part et d'autre de son joli visage à peine maquillé.
Gaston salua celle qui avait été sa maîtresse le temps d'une nuit. La Belle Gueuse inclina la tête à son tour, dissimulant à peine un sourire ensorceleur.
Engoncé dans un costume de soie galonné d'or, Bertrand de La Bazinière ne remarqua rien. Bien au contraire, il accola ses visiteurs comme de vieux compagnons.
Louis se prêta à cette comédie, Gédéon Tallemant lui ayant rapporté à quel point le trésorier de l'Épargne était lâche et perfide. C'est son père, déjà trésorier de l'Épargne, qui lui avait laissé cette charge ainsi que quelques millions de livres. Avant d'hériter, Bertrand de La Bazinière avait cependant voulu se couvrir de gloire dans un escadron du marquis d'Effiat. Seulement, il s'était enfui au premier engagement et couvert de honte. À la Cour, on le surnommait Bazinière Farouche. Mais il n'en avait cure, racontant partout, haut et fort, ses exploits militaires, entouré d'une troupe de traîne-rapière écartant ceux qui se gaussaient de lui.
Un sourire amical se dessina sur ses épaisses lèvres.
— C'est un plaisir et un honneur pour moi de vous recevoir, monsieur le marquis, et vous aussi monsieur le procureur, ânonna-t-il en s'inclinant.
Leur faisant signe de s'installer dans des fauteuils tapissés, il s'assit sur une banquette recouverte de cuir de Cordoue.
— Monsieur de La Bazinière, débuta Fronsac, manquant cruellement d'information sur un sujet que vous connaissez parfaitement, celui de la collecte de la taille, je me suis dit : pourquoi ne pas interroger mon ami ?
— Il est vrai que nul mieux que moi ne connaît la façon dont l'impôt est collecté, répliqua le trésorier avec un gonflement de poitrine plein de suffisance. Mais vous n'ignorez pas que, pour l'instant, la Cour des aides a fait défense, sur peine de la vie, de mettre les tailles en parti8.
— À dire vrai, je m'intéresse surtout à ce que devient l'impôt une fois centralisé chez les receveurs généraux. Je sais qu'une partie reste sur place pour payer les gages des officiers, les rentes et les travaux, et que le solde est envoyé à Paris… à l'Épargne justement.
— C'est cela, c'est la voiture des deniers.
— Je suppose qu'il s'agit d'une opération délicate.
— Très délicate ! Surtout à cause des vols. Les campagnes sont infestées de gueux malfaisants, de soldats mendiants et de bohémiens prêts à piller le moindre transport ! Une escorte est toujours fournie par les prévôts. Parfois, des soldats en armes.
— Comment cela s'est-il passé en Normandie, depuis le début des troubles ?
— Il n'y a eu aucun transport, évidemment ! Après le remplacement des intendants, qui s'en occupaient, le gouverneur monsieur de Longueville a prétexté l'insécurité du grand chemin pour ne rien faire ; ce en quoi il n'avait pas tort.
— Mais maintenant que la paix est revenue, les transports vont-ils reprendre ?
— Incessamment. Et certainement avant l'hiver.
— Combien représentent les tailles de Normandie ? s'enquit Gaston.
— Six millions. Je dois vous dire que Son Éminence attend avec impatience cet argent.
— Il ne sera pas transporté six millions…
— Non, bien sûr, mais certainement deux millions.
— Avec une forte escorte, sans doute.
— Très forte ! Monsieur de Longueville la fournira.
— Ces transports se font toujours sur le grand chemin, et je suppose que leur trajet ainsi que les jours du transport demeurent secrets ?
— Absolument. Même moi je les ignore.
— Y a-t-il parfois des transports sur la Seine ?
— C'est arrivé. Rarement, mais cela s'est fait.
— La Seine est pourtant plus sûre que le grand chemin.
Le trésorier réfléchit un instant.
— Je le pense, mais il y a les aléas de la rivière. Certains passages du fleuve sont difficiles, comme à Vernon.
— Croyez-vous que le prochain transport puisse se faire via le fleuve ?
— Personne ne peut le savoir à l'avance ! Je vous l'ai dit, le secret est bien gardé.
Louis hocha de la tête, pour l'approuver, avant de demander :
— Savez-vous, monsieur de La Bazinière, ce qu'il s'est passé en 1617 ?
— Ce fut l'assassinat du coyon ! De Concini ! s'esclaffa le trésorier.
— Je parlais des transports des tailles.
— Non… Je ne vois pas… Voulez-vous que je me renseigne ?
Louis se leva, imité par Gaston.
— Ce sera inutile, monsieur de La Bazinière.
*
Ils n'échangèrent pas une parole jusque dans leur carrosse. Là, enfin à l'abri des indiscrets, Gaston laissa tomber :
— Tu as raison, une fois de plus. Ils ont dû entendre parler de ce transport et Mondreville a décidé de recommencer.
— C'est plus grave. Tu as écouté : personne ne sait quand le convoi partira. Dès lors, de quelle manière Mondreville pourrait-il l'apprendre ?
— Il l'a bien su en 1617.
— Oui, et qui le lui avait dit ?
— Concini…
Brusquement, le ton de Tilly changea.
— Tu veux dire : le gouverneur de Normandie… Ce serait Longueville… fit-il d'une voix chargée d'inquiétude.
— Qui d'autre ? Mondreville est au plus proche de Longueville, nous a-t-on expliqué. Et il a toujours besoin d'argent.
— Ce serait effroyable ! Condé exige Pont-de-l'Arche pour son beau-frère. Que l'affaire soit découverte et le Prince passera pour le complice d'un larron, voire un larron lui-même.
— Il faut le prévenir, décida Fronsac. Il pourra parler au duc, le raisonner. Si Monsieur le Prince est impliqué dans cette criminelle entreprise, il est perdu.
Il retint un soupçon encore plus grave qui le tourmentait. Pichon n'avait-il pas dit être officier du Prince ?
1 Ces lettres, portant le sceau de la grande chancellerie, donnaient à leur porteur le droit d'exécuter une sentence ou un décret de prise de corps sur le territoire de n'importe quel parlement ou tribunal criminel.
2 Colonel français mercenaire possédant son propre régiment. Protestant, il fut proche de Condé et participa à la victoire de Rocroy.
3 Voir La Conjecture de Fermat, du même auteur.
4 Voir L'Homme aux rubans noirs, du même auteur.
5 Ce qu'on appelait les blés comprenait le froment, le seigle, l'orge, le méteil, et plus généralement les céréales.
6 Voir Marseille, 1198, du même auteur.
7 Voir L'Homme aux rubans noirs, du même auteur.
8 C'est-à-dire de les affermer.