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Le mercredi 11 août 1649
Le curé de Tilly leur avait indiqué le chemin de Houdan. Une lieue pour rejoindre la route de Mantes, puis une autre jusqu'à Saulx. Là, ils apercevraient la toiture du donjon, non loin de l'église Saint-Georges, et n'auraient qu'à prendre le premier chemin sur leur gauche, à l'oratoire.
Peu après tierce, Nicolas engagea difficilement la voiture dans le sentier envahi d'épineux, mais, très vite, dût s'arrêter tant le passage était étroit. Ils abandonnèrent donc le carrosse après avoir attaché les chevaux. Seul Bauer continua à cheval, passant en tête. Louis avait emporté avec lui un double sac d'arçon contenant deux pistolets et Nicolas l'épée qu'il gardait toujours sous le siège du conducteur.
Après quelques minutes de marche, ils aperçurent la tour rectangulaire en contrebas du chemin. Le lierre qui la couvrait cachait ses murs de brique jusqu'à mi-hauteur. Elle paraissait complètement ruinée. Une des deux fenêtres était même obturée.
Près du pont-levis, remplacé par de simples planches, un vieux chat roux, pelé, attendait. Il miaula plaintivement à leur approche, puis s'approcha de Louis et se frotta à ses jambes avant de s'éloigner vers le fossé en proférant des cris déchirants.
Bauer, qui pourtant avait tout connu, se signa en descendant de cheval.
— Cet endroit sent la mort, fit-il, humant l'air tout en détachant l'espadon de son dos.
Ils passèrent le fossé envahi d'orties. Le portail étant ouvert, ils pénétrèrent dans une grande salle au sol couvert de paille. Une vieille rossinante était attachée à un anneau, devant un grand râtelier. Elle émit un bref hennissement en les entendant, puis un silence oppressant retomba.
— Là où il y a un cheval, il y a un habitant ! plaisanta Nicolas, histoire de se rassurer.
Bauer balaya l'écurie des yeux avant de prendre un escalier construit dans l'épaisseur d'un mur. Louis le suivit, un pistolet à la main après avoir demandé à Nicolas de monter la garde.
Il n'y avait qu'une salle obscure au premier étage. Le lit était vide. Après en avoir fait le tour, Bauer s'engagea dans l'escalier à vis et déboucha sur une autre chambre. Celle à la fenêtre obturée.
Fronsac vit tout de suite l'épée rougie, mais déjà Bauer l'avait ramassée après avoir posé son espadon contre un mur.
— Il y a eu bataille, bozieu.
— Quand ?
— Difficile à dire. Le sang a séché sur le tapis… Deux, trois jours, peut-être…
Louis ramassa une casaque de cuir et un baudrier sur le carrelage.
— Si c'était à Richebourg, il est parti en chausses et en chemise, dit-il.
— Avec ce sang, c'est son cadavre qu'on trouvera en chausses, bozieu.
— Pourrait-ce être son épée ? demanda Fronsac en désignant la lame que le Bavarois avait gardée.
Bauer la courba avec sa main gauche.
— Ch'est l'épée d'un gentilhomme. Une belle lame de Tolède, mais ancienne. Avec cette garde, che dirais qu'elle est de l'autre siècle.
Il la tendit à son maître. Sur la garde étaient ciselées les armoiries que Louis avait aperçues sur le porche. Certainement celle de Richebourg. Mais si la lame était ensanglantée, cela signifiait qu'il avait blessé ou tué un de ses adversaires, avant de succomber.
Gardant la rapière à la main, Louis examina les murs. On n'avait pas touché à la tapisserie. Il remarqua alors qu'il manquait une arme dans l'une des panoplies. Il chercha et trouva la hache sous le lit où on avait dû la pousser. Le manche était ensanglanté.
Louis resta un moment à méditer.
— Il a été surpris, fit Bauer après avoir fait le tour de la pièce et longuement regardé le lit défait. Dans son sommeil…
— Surpris, peut-être… Mais il s'est battu. Les serviteurs de Gaston ont dit que Richebourg était une fine lame, donc les autres pas de simples brigands ; à moins d'avoir été très nombreux… Et qui a utilisé la hache ? Il n'y a pas de sang sur le fer…
Il fit une nouvelle fois le tour de la pièce, le regard aux aguets.
— Il ne devait pas vivre seul. Ses domestiques logeaient au dessous… Où sont-ils ?
— Et si eux l'avaient attaqué ? Ce ne serait pas la première fois que des serviteurs se débarrassent de leur maître.
— Sans doute… Mais d'un maître qui a du bien… Richebourg était pauvre, observa Louis en montrant la fenêtre obturée.
Bauer désigna à son tour l'échelle de meunier.
— Je vais voir les combles, bozieu.
Faisant craquer les marches sous son poids, il monta, mais en haut ne découvrit rien sinon quelques outils et des tuiles.
— Personne, bozieu, dit le Bavarois en redescendant.
— Partons ! décida alors Fronsac.
En bas, ils retrouvèrent Nicolas pas très rassuré.
— C'est la selle du cheval, monsieur, dit-il en montrant les harnachements accrochés à une poutre.
C'est alors que Fronsac remarqua le sang sur la mousse des vieilles marches. Il se pencha pour examiner les traces. Mais était-ce celui de Richebourg ou de l'individu blessé par son épée ?
Son regard s'égara vers la porte. Elle était ouverte à leur arrivée. N'y avait-il pas de serrure ?
En approchant, découvrant la gâche du verrou brisé, il la ramassa au milieu des débris de pierres, puis sortit et regarda l'autre côté de la porte. Plusieurs clous carrés avaient été arrachés et le bois était défoncé. Il aperçut alors non loin du pont dormant une longue souche qui aurait pu être utilisée comme bélier.
Bauer avait suivi son maître pendant que Nicolas garnissait d'avoine la mangeoire du cheval.
— On a forcé la porte avec ça, Bauer, commenta Louis en désignant la souche. Ce n'étaient pas les domestiques.
— Où sont-ils alors ? Et où se trouve Richebourg ?
— Cherchons !
Ils firent le tour du donjon sans découvrir la moindre trace. Sur le pont dormant, le chat miaulait toujours frénétiquement. Ses cris déchirants attirèrent l'attention de Nicolas qui avait fini de s'occuper de la rossinante. Il vint pour le caresser, mais le félin sauta dans le fossé et disparut sous le pont où il feula derechef.
Revenu devant le porche, Fronsac réprima un sourire en voyant Nicolas penché, essayant d'attirer la bête. Brusquement, le domestique se releva, livide.
— Monsieur… balbutia-t-il.
— Qu'y a-t-il ?
— Un bras… là ! ânonna Nicolas.
Abandonnant le sac contenant ses pistolets, Fronsac sauta dans le fossé, qui ne faisait qu'une demi-toise. Écartant quelques orties avec l'épée de Richebourg, il découvrit le corps, à peine dissimulé sous les planches. Le chat près de lui.
Fronsac souleva la tête couverte d'une longue chevelure blanche affreusement rougie, celle d'un vieillard. Une balle lui avait pénétré dans l'œil.
— Que se passe-t-il, bozieu ! interpella Bauer, que Nicolas était allé cherché.
— Nicolas a trouvé un domestique.
Les vêtements rapetassés, en drap grossier, étaient certainement ceux d'un valet. D'après la blessure, on lui avait tiré dessus à quelques pas.
Fronsac piétina les ronces et les orties autour de lui mais ne découvrit pas d'autre cadavre. Ni même aucune autre trace. On avait juste dissimulé le corps sous les planches du pont. Sans le chat, ils ne l'auraient pas trouvé. La bête s'était d'ailleurs éloignée. À quelques pas, elle les observait, silencieuse, satisfaite du devoir accompli.
Louis attrapa la main de Bauer qui le hissa hors du fossé. Puis Fronsac resta encore un moment à balayer les lieux du regard. Et si Richebourg avait tué son domestique avant de s'enfuir ? Mais alors, pourquoi enfoncer la porte… Sauf si celle-ci avait été forcée pour une autre raison… Peut-être par Richebourg parce que son valet s'était enfermé. Comment savoir ?
Il baissa les yeux et vit ses bottes toutes crottées de boue, à cause de l'orage du dimanche.
— Bauer, retournons sur le chemin et essayons de trouver des traces de sabots. Je veux être certain que des gens sont venus.
Avec Nicolas, ils revinrent au-delà de l'endroit où le Bavarois avait laissé sa monture. Et découvrirent que si, en marchant, ils avaient écrasé des traces, on apercevait encore distinctement quelques empreintes de fers de chevaux.
— Nicolas, toi qui connais bien les bêtes, examine ces marques. À ton avis, combien de montures sont passées ?
Bauer intervint en désignant les plus grosses empreintes.
— Celles-là sont celles de ma jument, dit-il d'un ton satisfait.
Distinguer les autres traces se révéla embarrassant. Les marques étaient peu visibles, noyées par la dernière pluie, et il était impossible de distinguer les sabots avant et arrière.
— Il y a là un fer à huit trous et un sabot auquel il manque un clou, jugea finalement Nicolas. Les traces les plus fraîches vont vers le château. J'ai l'impression que ce sont celles de la rossinante. Je crois qu'il n'y a qu'un cheval… J'en suis même certain.
Fronsac écoutait à peine. Il venait de remarquer plusieurs empreintes de bottes. Il enfonça un de ses pieds dans la terre humide afin d'identifier la sienne, puis regarda les pieds de Bauer et Nicolas. Ceux du colosse Bavarois ne pouvaient être confondus avec quiconque et Nicolas portait des souliers. Or, il constatait distinctement trois empreintes de talons de bottes, de formes différentes, ne correspondant ni aux siennes ni à celles de Bauer.
Il se tourna vers Nicolas :
— Va vérifier les fers de la rossinante et rejoins-nous à la voiture. Friedrich, reste derrière moi pendant que j'examine le sol.
Louis suivit le chemin jusqu'à la voiture. Au bout d'un moment, il fut capable de repérer distinctement les trois traces. Elles avaient souvent été recouvertes par leurs pas, mais on observait, sans doute possible, que les plus récentes s'éloignaient du château. Les assaillants avaient donc laissé leurs montures quelque part, à moins qu'ils ne soient venus en voiture. Les traces se poursuivaient au-delà de leur carrosse, jusqu'au grand chemin vers Houdan. C'est là qu'il découvrit les marques de roues d'une autre voiture. Un carrosse attelé à quatre chevaux.
Pourquoi arriver en carrosse ? Louis y réfléchit en revenant à sa propre voiture. Une seule explication semblait plausible : ils n'étaient pas venus pour tuer Richebourg, mais pour le capturer et l'emmener. Il s'agissait d'un rapt. Dans ce cas, Richebourg était sans doute encore vivant. Mais où ? Pouvait-il se trouver prisonnier quelque part avec Gaston ?
Bauer l'avait suivi, et même si le Bavarois ne se montrait pas un grand logicien, lui aussi avait deviné.
— Ils l'ont emmené, bozieu, laissa-t-il tomber.
— Oui. À trois et avec l'un d'eux blessé.
— Quel rapport avec la disparition de monsieur de Tilly ? ajouta le Bavarois, persuadé que son maître avait tout compris.
— Je ne sais pas, Bauer, je ne sais pas… Mais je suis convaincu qu'il en existe un…
Nicolas apparut.
— C'étaient bien les fers de son cheval, monsieur, lança-t-il.
— Je le pensais. Ils étaient venus en carrosse, qui attendait sur le chemin de Houdan. Nous ne découvrirons rien d'autre ici. Nicolas, conduis-moi dans cette ville. Je vais raconter tout au prévôt. Il viendra chercher le corps du domestique et le fera ensevelir. Je garde l'épée. Peut-être aurai-je l'occasion de la rendre à ce pauvre garçon.
*
Louis médita durant le trajet. Gaston avait disparu une semaine avant Richebourg. Ces deux absences pouvaient n'avoir aucun rapport, mais il n'y croyait guère. Les coïncidences étaient rares dans les affaires criminelles. Il fallait donc interroger cette Anaïs Moulin Lecomte. Peut-être Richebourg lui avait-il parlé de Gaston. Peut-être avait-il découvert quelque chose ? Mais alors, pourquoi ne pas l'avoir tué ?
En vue des murailles et du donjon de Houdan, ils longèrent la Vesgre jusqu'à la porte de Paris. La grand-rue qui conduisait à l'église était particulièrement animée en cette fin de matinée. Les chalands se pressaient devant les auberges, échoppes de marchands et boutiques d'artisans qui se serraient les unes contre les autres, toutes à pans de bois peints et encorbellements sculptés.
La montée vers l'église fut fastidieuse en raison des encombrements et de la peine des chevaux à tirer le carrosse. Les roues s'enfonçaient dans l'épaisse boue de déjection des animaux de trait, des chiens et des cochons errants. Le tout dans une puanteur intolérable.
Devant Saint-Jacques-et-Saint-Christophe, on leur indiqua le bâtiment de l'Audience où se rendait la justice. Le logis du prévôt Pierre Gerbé était mitoyen : une maison de deux étages aux colombages multicolores. Ayant été introduit par un maître d'hôtel, Louis trouva ce dernier dans sa chambre, une grande pièce confortable meublée d'un lit sur une estrade, de fauteuils en noyer, de chaises tapissées et de deux tables recouvertes de tapis. De grandes tapisseries de Rouen encadraient un beau vaisselier où était exposée l'argenterie.
Assis devant un cabinet de chêne à deux portes magnifiquement ciselées, le magistrat dictait un mémoire à son greffier.
Louis Fronsac se présenta et expliqua sa venue.
— Richebourg ! Et vous dites que vous avez trouvé le corps du vieux Thomas ?
Le prévôt, homme corpulent dans la cinquantaine, avec un double menton et un nez en marmite, vêtu d'un habit gris, portait épée. Il devait se déplacer difficilement, car il avait une canne près de sa chaise.
— C'était celui d'un domestique aux cheveux blancs, monsieur le prévôt. J'ignore s'il s'agissait de Thomas, répondit Louis.
— Ce ne peut être que lui ! intervint le greffier.
— Qui vous dit qu'il est arrivé malheux à monsieur de Richebourg ? (Comme la cuisinière de Gaston, il prononçait les eur en eux.) Ce garçon disparaît parfois plusieurs jours, peut-être va-t-il revenir, suggéra le prévôt, visiblement embarrassé par cette affaire.
— J'en doute. J'ai trouvé son épée, ou tout au moins une épée ciselée aux armes gravées sur le fronton de sa porte. La lame était ensanglantée.
Le prévôt pâlit.
— En effet, cela est troublant. Inquiétant même.
Il se tut un instant avant de demander :
— Ce monsieur de Tilly que vous recherchez est parent de monsieur Hercule de Tilly ?
— C'était son oncle. Il vient de mourir et mon ami Gaston est venu régler des problèmes familiaux. Monsieur de Tilly est aussi parent avec le marquis de Blaru.
Le gouverneur de Vernon.
— Comment monsieur de Tilly a-t-il pu disparaître ainsi ? Le prévôt des maréchaux a-t-il été prévenu ?
— Oui.
— Tout ceci est incroyable ! J'allons envoyer un sergent et des archers à Richebourg avec une charrette pour ramener le corps. Pensez-vous vraiment qu'on aurait enlevé monsieur de Richebourg ?
— C'est la seule conclusion à laquelle je suis parvenu.
— Mais il était plus pauvre que Job ! intervint le greffier.
Louis écarta les mains, paumes tournées afin d'exprimer son ignorance. Puis il laissa au greffier son adresse à Paris et celle de sa seigneurie de Mercy. Ayant pris congé, il retrouva Bauer et Nicolas.
Ils se rendirent alors en carrosse à l'Écu de France, la plus grande auberge de la ville située non loin de la porte de Paris. La salle à manger était pleine et, à la demande de Nicolas, les garçons d'écurie s'occupèrent de changer le fer d'un des chevaux pendant qu'ils mangeaient rapidement. Après quoi, ils partirent pour Longnes où ils arrivèrent au milieu de l'après-midi.