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Ignorant où trouver Anaïs Moulin Lecomte, Louis Fronsac avait d'abord pensé se rendre à la cure de Longnes avant de songer qu'il obtiendrait sûrement des informations sur Richebourg en s'installant dans un cabaret ou une auberge. Bauer connaissait le Saut du Coq et assura qu'on y trouverait tout le village. Il fut donc décidé qu'ils s'y renseigneraient en premier lieu.

Une fois le carrosse entré dans la cour de la belle auberge à pans de bois, Nicolas demanda à un valet d'écurie de faire boire les chevaux et de leur donner de l'avoine, mais sans les dételer, car ils repartiraient sous peu. Ayant pris un pistolet à silex dans le coffre du véhicule, il rejoignit Bauer qui avait lui-même glissé un pistolet d'arçon à son baudrier et détachait la carabine de la selle. Quant à Louis, il examinait les lieux, ayant posé sur une épaule la double sacoche contenant ses pistolets.

Une branche serrée dans de la paille était accrochée à l'un des bois de charpente couleur sang de bœuf au-dessus de la porte, signe pour le receveur des aides qu'une barrique avait été mise en perce. Chevaux, mules et ânes que l'on apercevait dans les écuries témoignaient de la présence de nombreux clients à l'intérieur.

Bauer entra le premier. La taverne était comble. Il s'efforça de paraître indifférent au vacarme qui cessa complètement quand les attablés eurent remarqué son allure et son armement. Par précaution, le colosse bavarois balaya longuement la salle des yeux afin de repérer quelque péril, mais ne découvrit que la clientèle habituelle des auberges de village : des marchands, des laboureurs et des métayers, des hommes de loi, un médecin, des colporteurs, dont l'un avait étalé sur une table les livres de sa hotte. À l'écart soupaient cinq hommes, dont trois portaient rapière. Ceux-là, le Bavarois décida de les garder à l'œil.

Louis Fronsac entra à son tour. Il jeta un regard intéressé aux livres du colporteur avant de passer en revue l'assistance. Avec tant de monde, ce serait bien le diable si on ne pouvait les renseigner, songea-t-il.

Nicolas les ayant rejoints, ils se dirigèrent vers une table libre que Louis désigna. Ils avaient tous trois besoin de se désaltérer après la chaleur infernale du long voyage depuis Houdan.

— Du vin, et le meilleur ! lança Bauer à une servante avant de déposer mousquet, espadon et pistolet sur la table choisie par son maître.

*

Une fois assis, Louis remarqua que la ganse d'un de ses galants s'était défaite ; aussi entreprit-il de la renouer, examinant en même temps la disposition des lieux. Outre la porte d'entrée, il aperçut un escalier et une galerie conduisant aux chambres, ainsi qu'un passage vers une basse-cour ou des celliers.

Mais, déjà, la servante arrivait avec un pichet et des pots à anse. Louis lui demanda à mi-voix :

— Nous cherchons une demoiselle qui habite ici chez un monsieur Bréval. Elle se nomme Anaïs Moulin Lecomte. Savez-vous comment nous pouvons la trouver ?

— Monsieur Bréval est juste là ! répondit en un souffle la fille de salle, jetant un bref regard soumis vers une table proche.

Louis Fronsac s'intéressa à cette direction et y découvrit cinq hommes en train de souper. À leurs habits et leur comportement, sa première impression le conduisit à les voir comme des gens de peu de qualité. Ensuite, il ne put retenir un plissement de front en remarquant le bras en écharpe de l'un, individu assez grand au visage osseux surmonté d'une tignasse blond sale mal peignée. Ses joues fardées et ses lèvres passées au rouge dissimulaient à peine un teint blafard. À un baudrier de buffle, il portait une brette de duelliste et une dague. Malgré ses habits recherchés et ses dentelles au col et manchettes, Louis devina le soldat de fortune. Son voisin, plus musclé et vigoureux, était aussi de haute taille, avec un visage sinistre. Une impression renforcée par une moustache et une barbe en pointe piquée de gris. Dans ses yeux, Fronsac retrouva les expressions cruelles qu'affichait parfois Gaufredi. Comme son vieux serviteur, il s'agissait certainement d'un coureur d'aventures et l'estramaçon1, suspendu à un large baudrier aux boucles de cuivre, confirmait ce jugement.

Le regard de Louis glissa vers son voisin, ventripotent au poil noir et frisé. Un nez camus, un visage rubicond, il possédait une vague ressemblance avec son ami Paul de Gondi, mais là où le coadjuteur de Paris affichait la noblesse de sa race, celui-là laissait uniquement paraître la duplicité et la friponnerie. Ses doigts boudinés étaient couverts de bagues aux pierres multicolores.

En face se tenaient un bourgeois, à l'air digne et sérieux, et un garçon corpulent au visage rougeaud en train de manger gloutonnement un pigeon avec ses doigts, tachant sans vergogne son pourpoint de la sauce dégoulinant sur sa poitrine. Lui aussi portait une épée, mais une arme de parade avec garde dorée couverte d'une tresse de soie.

Le regard de Fronsac glissa vers les chaussures des cinq hommes. Les porteurs d'épée étaient en bottes.

Quel rapport Richebourg pouvait-il avoir avec ces gens-là ? Le plus simple n'était-il pas de les questionner ? Il se leva et s'approcha d'eux.

— Lequel d'entre vous est monsieur Bréval ? s'enquit-il.

— C'est moi, répondit le bourgeois. Que désirez-vous, monsieur ?

— Mon nom est Louis Fronsac, marquis de Vivonne. J'arrive de Paris.

Il fit une pause, observant leur réaction mais apparemment personne ne le connaissait. Le garçon rougeaud continuait de manger goulûment, l'ignorant avec grossièreté.

— Je cherche un ami qui ne donne plus de nouvelles depuis une quinzaine. En interrogeant ici et là, j'ai appris qu'une jeune fille, dont on vient de me dire qu'elle loge chez vous, s'inquiétait de son côté de la disparition d'un nommé Thibault de Richebourg. Deux disparitions au même moment m'ont paru singulières, aussi me suis-je rendu chez monsieur de Richebourg…

De nouveau, il se tut, mais cette fois remarqua le voile d'inquiétude gagnant l'homme au visage fardé et au bras en écharpe, ainsi que son voisin, l'autre porteur de rapière.

— … J'ai trouvé le cadavre de son domestique, tué depuis quelques jours, mais aucune trace de monsieur de Richebourg, sinon du sang sur son épée. Je voudrais dire tout cela à cette jeune fille, et lui poser quelques questions, si possible.

— En quoi tout cela vous importe-t-il ? l'agressa brusquement le jeune homme après avoir posé sa carcasse de pigeon et s'être essuyé les doigts à son pourpoint.

— Qui êtes-vous, monsieur ? rétorqua sèchement Fronsac.

— Je suis le fils du prévôt ! C'est mon père qui pose des questions, ici ! Qui nous dit que ce n'est pas vous qui avez tué ce pauvre domestique !

— Et je serais venu vous le révéler ? s'amusa doucement Fronsac. Pour votre gouverne, sachez que j'ai déjà prévenu le prévôt de Houdan. Mais vous-même, seriez-vous le fils du lieutenant du prévôt des maréchaux de Rouen, monsieur Mondreville ?

— Ici, nous n'aimons guère les curieux, cracha le garçon en tendant un doigt vers Louis, jusqu'à toucher sa chemise où il laissa une tache de graisse.

Fronsac baissa les yeux vers son poignet gauche. Le ruban s'était à nouveau légèrement dénoué. Il entreprit de refaire la ganse de la main droite.

— Vous ne m'avez pas présenté vos amis, dit-il en même temps, d'une voix sans timbre.

Mondreville rota et se remit à manger gloutonnement, l'ignorant ostensiblement.

— Vous êtes blessé ? ajouta Louis au traîne-rapière ayant un bras en écharpe.

Pichon planta ses yeux dans les siens sans dire un mot.

— Un coup d'épée, peut-être ? Récent ?

Pichon pâlit légèrement. De la main gauche, il saisit son pot qu'il vida, comme pour se donner une contenance.

Un silence hostile s'installa peu à peu dans la salle de l'auberge, chacun observant qu'une querelle débutait.

— Monsieur, intervint Bréval d'un air contrarié, je suis désolé que vous ne compreniez pas que vous importunez mes compagnons. Je ferai part à ma filleule de votre passage, mais ce monsieur de Richebourg n'était rien pour elle. Je vous remercie de votre obligeance, seulement vous vous êtes dérangé inutilement.

— Je ne pense pas, répliqua froidement Louis. Et je ne vais pas me répéter. Qui êtes-vous ? Et comment avez-vous été blessé ? demanda-t-il à Pichon.

— Dieu me damne ! C'est trop d'insolence ! s'exclama Canto en se levant, main sur la poignée de sa brette.

Bauer s'était mis debout. Il contourna la table et, sans que personne s'y attendît, gifla l'audacieux d'un puissant revers. Canto s'écroula dans un grand fracas, faisant tomber le banc avec lui. Sa bouche se remplit de sang.

Tout le monde resta pétrifié devant cet acte de violence inattendu.

— Vous êtes fou ! glapit le jeune Mondreville en se dressant à son tour, tandis que Pichon n'intervenait pas, baissant plutôt les yeux. Il avait connu ce genre de fier-à-bras dans un régiment de Condé et devinait qu'à la moindre tentative d'opposition de sa part, le colosse le rouerait de coups et le laisserait invalide.

Pendant ce temps, Canto se relevait très lentement, s'écartant le plus possible du géant aux tresses.

— Votre nom, monsieur ? l'interrogea Fronsac d'un ton glacial, contournant la table pour s'approcher.

— Canto de La Cornette, balbutia l'aventurier en essuyant sa bouche avec la manche de sa chemise tout en reculant, de crainte d'un nouveau coup.

— Et vous ? s'enquit Louis, se tournant vers celui au bras en écharpe.

— Pichon de La Charbonnière.

— Par le diable, c'en est trop ! cria le fils du prévôt. Je vais chercher les archers de mon père ! Il est haut justicier ici et, comme prévôt des maréchaux, fait pendre qui il veut ! Vous feriez mieux d'avoir quitté le pays à mon retour. Si vous êtes encore là, il branchera celui-là (il désigna Bauer) et vous fera enfermer dans sa prison de Vernon où, tout marquis que vous êtes, vous recevrez quelques bons coups de fouet !

— Votre père me trouvera à Vernon, dit Fronsac, avec un sourire de circonstance. Je vais raconter au lieutenant criminel ce que j'ai découvert chez monsieur de Richebourg. Malgré la fronderie, il existe encore une justice dans le royaume et je crois qu'il sera facile de trouver les assassins du domestique.

Cette attitude tranquille, ou cette menace, eut le don d'exaspérer le jeune impudent qui éructa, un doigt accusateur tendu vers Fronsac :

— Croyez-vous vous en sortir facilement, monsieur ? Laissez-moi vous dire ceci : quelqu'un a menacé mon père, comme vous avez l'insolence de l'oser à présent avec nous. Cet homme se disait procureur à l'Hôtel du roi. Mais croyez-vous que son titre l'a protégé ? Non, car il croupit maintenant au fond d'un cachot !

Ne s'attendant pas à cette révélation, Fronsac demeura un instant pétrifié. En même temps, il eut la fugitive impression que Bréval foudroyait du regard le jeune emporté.

— Tu as entendu, Bauer ? laissa-t-il tomber. Cet héritier a des choses intéressantes à nous raconter.

Louis sortit alors un pistolet à silex des doubles fontes qu'il avait gardées à la main et s'adressa au fils du prévôt en le menaçant de l'arme :

— Venez avec nous, mon garçon, nous avons à parler.

Charles Mondreville connut un instant de panique. Il considéra Bréval qui se frottait les mains nerveusement, Pichon qui baissait les yeux et Canto qui essuyait le sang coulant de son nez et de ses lèvres. Son regard balaya la salle, cherchant une aide, mais toute l'assistance se figeait dans un mélange de peur, de satisfaction et de curiosité.

Brusquement, le garçon détala vers la porte des cuisines, tandis que Bauer dut contourner un banc pour le rattraper. Louis n'osa tirer, de crainte de blesser quelqu'un.

Mais Nicolas, levé, n'était pas loin. Ayant à portée de main une escabelle à trois pieds, il la saisit et la lança sur le dos de Mondreville. Sous la violence du coup, ce dernier s'affala.

Déjà Bauer l'avait rattrapé et jeté sur ses épaules comme un sac de farine.

— Laissez-le ! cria Bréval en se dressant. Vous n'avez pas le droit d'agir ainsi !

— J'ai juste quelques questions à lui poser, monsieur, rétorqua Louis sous la menace du pistolet. Je vais l'interroger dans la cour, et si ses réponses sont satisfaisantes, il pourra vous rejoindre et terminer son pigeon. Bauer, emmène-le.

Fronsac recula vers la porte, tenant toujours en joue Bréval et les autres. Nicolas avait ramassé les armes de Bauer.

*

Dans la cour, l'attrapant par le col, Bauer remit le fils Mondreville sur pied. L'autre claquait des dents et tremblait sans se maîtriser.

— Qui est ce procureur ? s'enquit Fronsac.

— Vous… vous n'avez pas le droit, pleurnicha l'imprudent.

Bauer le souffleta deux fois, retenant volontairement sa force. Par expérience, il savait pouvoir tuer d'une simple torgnole. Malgré cette mesure, la première gifle fendit la joue de Mondreville, à cause d'une des bagues du colosse, et la seconde, mal ajustée, lui brisa le nez.

— Mon garçon, dit Fronsac en grimaçant, car il regrettait cette violence inutile, le troisième soufflet de mon ami Bauer brisera votre mâchoire et fera tomber toutes vos dents. Je n'ose décrire ce qui suivra si vous vous obstinez.

— Cheche… sais pas son nom, monsieur, sanglota le couard, la bouche en sang. Mon père m'a rien dit… Ch'est un domestique qui m'a raconté.

— Quel jour était-ce ?

— Le dernier de juillet, renifla Mondreville, tentant d'arrêter, avec sa manche, le sang qui coulait de sa bouche.

— À quoi ressemblait cet homme ? lança Bauer.

Mondreville leva la tête. On levait toujours la tête pour répondre à Bauer.

— Roux ! Le valet de chambre de mon père m'a dit qu'il s'agissait d'un rouquin !

C'est bien Gaston ! songea Fronsac, ressentant un profond soulagement.

— Que venait-il faire ?

— Il venait de Tilly, monsieur. (Charles Mondreville eut un hoquet de sanglots.) Et a menacé mon père… Mon père avait le droit, monsieur… Il est seigneur… prévôt… et l'a fait saisir par ses archers.

— Où se trouve-t-il maintenant ?

— Dans le cachot de la seigneurie.

— Où ?

— À Vernon… Mon père loue un cachot au vicomte, dans le château des Tournelles2.

— Votre père y a-t-il conduit un autre prisonnier ? demanda Louis, songeant à Richebourg.

— Non, monsieur, je vous le jure !

— Laisse-le, Bauer. Nicolas, la voiture, nous partons !

Libéré de l'étreinte du colosse, Mondreville détala vers l'intérieur de l'auberge, bousculant les curieux rassemblés devant la porte, trop heureux d'assister à son humiliation.

Nicolas fit venir le carrosse de la remise. Bauer alla chercher son monstrueux cheval, rangea les armes que le premier lui avait portées et monta en selle. Fronsac grimpa dans la voiture. Le cocher fit claquer le fouet et l'équipage s'éloigna. D'une des fenêtres, Mondreville les vit partir. Alors seulement il ouvrit la croisée et glapit :

— Que le diable vous crève ! Vous finirez à la hart ! Les corbeaux vous dévoreront !

Lourde épée droite, à deux tranchants.

Les seigneurs haut justiciers ne disposaient généralement pas de prison, sauf s'ils étaient très riches. En cas de besoin, ils louaient les cachots qui leur étaient nécessaires auprès d'un prévôt ou dans une prison urbaine.