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Le faux attentat acté, il était nécessaire que des troubles éclatent immédiatement après. Pour s'en assurer, le comte de Montrésor se rendit chez son ami le marquis de Fontrailles.
Claude de Bourdeille, comte de Montrésor, petit-neveu de Brantôme1, avait d'abord été au service du duc d'Orléans, avant d'entrer dans la conspiration de Cinq-Mars conduite par Fontrailles. Le complot ayant raté, et le duc d'Orléans l'ayant dénoncé comme l'un des conjurés, il avait fui en Angleterre, perdant tous ses biens. À Londres, il s'était lié au duc de Beaufort et, revenu en France après la mort de Louis XIII, avait participé à la cabale des Importants et à la tentative d'assassinat de Mazarin. Cette entreprise ayant elle aussi échoué, il s'était réfugié en Hollande où il était devenu l'amant de Marie de Chevreuse. Plus tard, rentré en France, il avait été arrêté et enfermé dans le donjon de Vincennes.
Après plus d'un an de cachot, Mazarin l'avait libéré et avait tenté de le débaucher, mais Montrésor avait trop souffert en prison à cause de lui. Il avait aussi tourné le dos au duc d'Orléans, qui l'avait trahi, et s'était finalement attaché au coadjuteur Paul de Gondi.
Quant à son ami le marquis de Fontrailles, c'était un vieux compagnon de complots et cabales. Depuis vingt ans, ce dernier essayait de renverser la royauté pour instaurer en France une république à l'image de ce qui se passait en Angleterre. Pour avoir été traité de monstre par Richelieu, qui se moquait de sa laideur et de ses difformités, il avait d'abord tenté de l'assassiner à Amiens avec l'aide de Montrésor. Mais le duc d'Orléans, instigateur du complot, avait finalement déclaré aux conjurés n'avoir ni la force de le commander ni celle de l'entreprendre. Plus tard, allié à la duchesse de Chevreuse, Fontrailles avait participé à plusieurs cabales comme celles de M. de Cinq-Mars, puis essayé d'empoisonner Louis XIII avant d'échouer à assassiner Mazarin2. Il avait ensuite mis en place un réseau d'espions au profit de l'Espagne et préparé plusieurs opérations contre le cardinal. Toutes ayant viré au désastre, il avait fini à la Bastille d'où il était sorti l'année précédente. Il était alors entré lui aussi au service du coadjuteur pour conduire l'évasion du duc de Beaufort du château de Vincennes.
*
Durant la fronderie du printemps, Fontrailles avait engagé les truands de Paris, et particulièrement l'Échafaud – déjà son complice lors de la tentative d'assassinat de Mazarin en 1643 –, afin qu'ils s'attaquent aux fidèles de Mazarin. Mais depuis la paix de Saint-Germain, menacé de prise de corps, en particulier après avoir roué de coups de bâton des valets de pied du roi, le marquis se tenait désormais coi dans le logement que lui laissait son ami le duc de La Rochefoucauld, à l'hôtel de Liancourt, la reine n'attendant qu'un prétexte pour le faire enfermer à nouveau dans la Bastille.
C'est dans cet appartement, à l'abri d'oreilles indiscrètes, que Montrésor expliqua à son ami le projet de faux attentat contre Joly.
— … Il est certain que la populace se dressera contre une si infâme tentative d'assassinat (à ces mots, Fontrailles eut un sourire). Nos amis ameuteront la foule qui se rendra au Palais exiger la réunion des chambres afin de débattre du crime de Mazarin (nouveau sourire), mais tu sais combien le peuple est versatile et craintif. Il suffirait que quelques troupes se déplacent, que Condé agisse énergiquement, et toute notre affaire s'écroulerait.
— C'est vrai, reconnut laconiquement Fontrailles, sans la moindre envie de s'impliquer dans un nouveau mouvement de foule, lui qui souffrait toujours de son bras blessé en protégeant le coadjuteur, lors des émeutes de l'année précédente.
— Voici le dessein que j'avais en tête, poursuivit Montrésor. Les truands de la cour des Miracles avaient fait du bon travail, il y a quelques mois. En pillant ici ou là, en s'opposant aux forces de l'ordre, en s'attaquant aux suppôts de Mazarin, ils avaient multiplié le chaos. Mais il n'y a que toi qui saches comment rencontrer le roi d'Argot.
— Malheureusement, le Grand Coesre est mort. Depuis, la guerre fait rage entre ses lieutenants. Et je suis incapable de les approcher.
Claude de Bourdeille grimaça.
— S'il ne faut compter que sur les bourgeois, l'affaire sera rude. Tu sais qu'ils battront en retraite au premier coup de feu.
— Il existe peut-être une solution, mon ami, si tu n'as pas peur de m'accompagner.
— Peur, moi ? répliqua Montrésor avec superbe.
— Je te prends au mot, compère ! Tu as entendu parler du Prévôt ?
— Le prévôt de Paris, le gros Saint-Brisson qui dépense plus en son que Guillaume en farine3 ? ricana l'autre.
— Non, un truand apparu dans le faubourg Saint-Germain et l'Université depuis quatre ou cinq semaines. On ne connaît de lui que ce surnom. C'est un gueux d'une extrême sauvagerie et d'une habileté diabolique qui s'attaque aux marchands entrant en ville et quelquefois aux maisons riches. Il s'entoure d'une petite bande d'estropiats, tous incroyablement audacieux. Peut-être pourrait-on le convaincre de travailler pour nous, contre une centaine de pistoles.
— Centaine ? Diable ! Le maraud est exigeant ! Mais je te les accorde. Seulement où trouver ton homme ? Je suppose que Dreux d'Aubray, Jacques Tardieu4 et le chevalier du guet sont déjà après lui.
— J'ignore où il se cache mais je connais un endroit où on doit pouvoir le faire venir. Seulement… c'est l'antichambre de l'enfer. Si nous ne plaisons pas à ces messieurs… Couic !
Avec la main, il fit le signe d'une gorge qu'on tailladait.
— Ce ne sont pas des truands qui me feront peur ! fanfaronna Montrésor.
— Schelme ! ironisa Fontrailles.
Son interjection préférée.
*
Bien que depuis le XIVe siècle le prévôt de Paris eût rendu une ordonnance interdisant aux femmes de mauvaise vie de s'assembler à l'abreuvoir Mâcon, le soir après dix heures, sous peine de vingt sols d'amende, les garces n'en pullulaient pas moins.
Quand le carrosse s'arrêta, deux individus masqués en descendirent, sous les regards intéressés des bougresses. Des gentilshommes venant s'encanailler, pensa l'une d'elles, en robe écarlate sous son maigre manteau de toile.
Les deux individus remontèrent à pied la rue de la Harpe. Fontrailles, qui ne voulait pas être remarqué tant il savait les guetteurs nombreux, avait revêtu un simple habit de toile, gardant quand même la lourde épée de duel qu'il manœuvrait avec dextérité malgré sa petite taille et sa difformité.
Il n'avait pas emmené de laquais, aussi portait-il lui-même la lanterne. Guidant Montrésor, il prit la rue du Foin-Saint-Jacques jusqu'à l'arrière du collège de Cluny, puis s'engagea sous une arcade. Là, sur son conseil, Montrésor sortit sa lame et un pistolet à silex à deux coups.
Le passage les conduisit vers une sorte de cour bordée de vieilles maisons affaissées et de guingois. L'endroit puait malgré le froid. Fontrailles devait connaître les lieux, car il prit sans hésiter un chemin étroit jusqu'à un verger abandonné où se dressaient des ruines. Le marquis parut alors hésiter, mais il est vrai que la lanterne éclairait peu. Enfin il découvrit une volée de marches en brique descendant sous terre et les dévala. Ils se retrouvèrent dans une sorte de long boyau souterrain, humide et étroit, qu'ils suivirent en silence avant de déboucher sur un autre escalier conduisant à une cave ornée de niches en hémicycle.
Montrésor jugea qu'ils ne devaient pas être loin de la rue de la Harpe, sachant les maisons de ce quartier construites sur un ancien palais romain. Sans doute se trouvaient-ils dans l'une de ses anciennes pièces.
Ils traversèrent la salle, d'où partaient d'autres galeries, pour s'arrêter devant une porte basse toute en fer. Fontrailles frappa plusieurs fois avec la poignée de son épée.
Après une longue attente, une ribaude ouvrit. Maigre et dépoitraillée, elle eut un mouvement de recul en découvrant les visiteurs masqués dont l'un était petit, gros et difforme.
— Que voulez-vous ? grogna-t-elle.
— Je suis un ami de l'Échafaud, fit le difforme d'une voix grinçante.
— On dit que l'Échafaud est mort.
— C'est vrai, mais je veux rencontrer le Prévôt.
— Connais pas ! cingla-t-elle en essayant de refermer la porte.
— Laissez-nous entrer ! insista Fontrailles en faisant briller une double pistole et proférant sa phrase d'une voix la plus menaçante du monde.
— Si ça vous amuse, grommela-t-elle en prenant la pièce.
Ils pénétrèrent dans une galerie voûtée. Après encore quelques marches, ils entrèrent dans une longue cave en brique, à peine éclairée de bougies de suif. L'endroit, une vieille salle romaine, était glacial, mais il y trônait un gros poêle de fer autour duquel se serraient quelques coquins et drôlesses.
Les visiteurs s'approchèrent sous les regards méfiants. Celle qui les avait fait entrer disparut par un autre souterrain avant de revenir accompagnée d'un gueux édenté porteur d'un long coutelas.
— Vous voulez quoi au Prévôt ? demanda-t-il, le menton agressif.
— J'ai une proposition à lui faire, répliqua Fontrailles. J'étais un ami de l'Échafaud.
— Je vous reconnais, malgré votre masque ! fit le gueux. Quand on vous a vu, on s'en souvient, ricana-t-il. Vous êtes le marq…
Il est vrai qu'on ne pouvait oublier Fontrailles avec ses yeux enfoncés au fond de leurs orbites, sa bouche aux dents gâtées, son mufle de crapaud et sa peau blanchâtre grêlée de marques de vérole.
— Silence ! Je sais, moi, un bon moyen de te faire perdre la mémoire, menaça Fontrailles, dégainant avec la rapidité de l'éclair.
— Tu ne me fais pas peur ! Ici, t'es chez moi… glapit le coupe-jarret en reculant néanmoins.
Déjà le marquis avait mis la pointe de son épée sur la gorge du maraud.
La vermine se leva d'un bond. Les gueux, tant hommes que femmes, brandissaient des couteaux. Montrésor s'écarta pour les tenir en respect avec son pistolet.
— Excuse-toi ! ordonna Fontrailles au coquin.
L'autre resta muet. La pointe de l'épée de Fontrailles s'enfonça dans sa peau et le sang perla.
— Pardon, monseigneur, lâcha enfin le truand.
— Tu garderas ta langue ?
Le brigand connaissait Fontrailles et savait que ce n'était pas une menace en l'air.
— Oui, monseigneur.
Fontrailles baissa la lame. Fléchissant les genoux en gardant le maraud à portée d'épée, il posa la lanterne par terre puis fouilla une poche de son pourpoint et en sortit une poignée de piécettes de cuivre qu'il jeta aux truands et aux garces.
La gueuserie se précipita pour les ramasser et la tension disparut.
— Vous avez du bon vin ? lança Fontrailles, assortissant sa question d'un rire grinçant.
— Oui, monseigneur, je vous en apporte.
Les deux gentilshommes s'approchèrent d'un des bancs. À quelques pas, un muret de brique soutenait un tonneau en perce. Le sol de marbre était souillé de toutes sortes de déjections. Ils s'assirent, essayant de ne pas se salir. Les gueux retournèrent à leur place et une drôlesse dépoitraillée eut un sourire aguicheur envers Montrésor qui lui rendit son regard.
Finalement, les pendards reprirent les cartes et les dés délaissés. Une ribaude apporta une cruche de vin blanc de Montmartre avec deux gobelets qu'elle déposa sur un tonneau devant les visiteurs.
Celui avec qui Fontrailles s'était querellé avait disparu. Était-il allé chercher le Prévôt, ou des compères pour revenir se venger ? Prudents, ils avaient conservé leurs armes à portée de main. Montrésor emplit les verres et goûta le vin. La ribaude revint leur proposer de l'eau-de-vie, mais Fontrailles répondit que le vin suffirait.
Le temps s'écoula. De nouveaux gueux apparurent : des capons5, des bougresses et des malingreux6. À chaque fois, ils interrogeaient du regard leurs compagnons en désignant les gentilshommes. Rassurés, ils s'installaient pour la nuit, se couchant sur leurs guenilles, à même les dalles du sol.
Soudain retentirent des bruits de bottes ferrées, puis des éclats de voix. Cette fois, les nouveaux venus étaient différents. Ils portaient des colichemardes espagnoles à large lame à leur baudrier et des pistolets à rouet, glissés dans leur ceinture. Celui qui paraissait le chef, la cinquantaine, arborait une casaque de cuir foncée, des trousses7 et des culottes noires avec bottes à revers. Pas de dentelles, pas de rubans sinon des cordons de cuir noir. Un feutre, noir aussi, le couvrait. Les deux autres étaient massifs. Le plus musculeux, avec une mâchoire de bœuf et un petit crâne, présentait l'allure d'un bas officier. L'autre, colosse au nez cassé, avait tout du garçon boucher. Tous deux étaient aussi vêtus de vêtements de cuir sombre avec des chapeaux noirs à large bord.
Ils s'avancèrent. Fontrailles inclina brièvement la tête, sans se lever.
— C'est vous qui me cherchez ? s'enquit l'homme en noir.
— C'est nous. Tu es le Prévôt ?
L'autre hocha la tête.
— Peut-on parler ?
— Venez.
Montrésor et Fontrailles prirent leurs armes et lui emboîtèrent le pas. Ils empruntèrent une des galeries jusqu'à une salle voûtée meublée confortablement de chaises tapissées, d'un lit à piliers et d'une table.
L'homme en noir les fit asseoir et prit une chaise. Les deux autres restèrent debout.
— Lui, c'est Bertrand L'Écorcheur, et lui, Sans-Chagrin, fit le Prévôt en désignant ses compagnons.
*
Le Prévôt, c'était donc Petit-Jacques. En trois mois, le bandit avait fait du chemin et abandonné toute idée d'écarter Tilly et Fronsac. Désormais, seul comptait le présent. Avec L'Écorcheur et Sans-Chagrin, il s'était attaqué à d'autres marchands et maisons. Sa férocité et sa sauvagerie furent répercutées et redoutées par les mendiants, les gueux et les garces de cette rive de la Seine. La guerre faisant rage entre les lieutenants de l'Échafaud avait facilité son emprise puisque personne ne lui avait disputé le pouvoir. Ayant recruté de nouveaux lieutenants, des hommes aussi cruels, ainsi que tous les voleurs du pont Neuf, il était devenu le chef incontesté des truands du quartier de l'Université.
— Vous savez qui je suis, débuta Fontrailles. Quant à mon compagnon, il est inutile que je le nomme.
» Avant je traitais avec l'Échafaud, poursuivit-il après un silence.
Petit-Jacques opina sans piper mot.
— Vous savez aussi combien le peuple gronde, poursuivit Fontrailles. Des troubles éclateront vendredi vers la place Maubert et autour du Palais. Des émeutes comme il y en a déjà eu l'année dernière quand on a arrêté monsieur Broussel. L'Échafaud et ses gueux en avaient bien profité.
Comme le Prévôt ne mouftait toujours pas, le marquis demanda :
— Combien d'hommes avez-vous ?
— Quelques-uns.
— Les bourgeois sont vite effrayés, vous ne l'ignorez pas. Il suffirait que quelques gentilshommes de la Cour interviennent pour que les troubles cessent. Mais ce n'est pas ce que je veux et vous pourriez profiter de ce désordre, suggéra le marquis.
— Cela ne me concerne pas.
— Même pour cent pistoles ?
Cent pistoles ! Petit-Jacques retint un sourire teinté de mépris. Ce Fontrailles l'imaginait-il se mettre à son service contre de si misérables gages8 ? Chaque semaine, les bagasses, mendiants et voleurs à la tire de l'Université lui versaient une dîme plus élevée !
D'un autre côté, en acceptant, il deviendrait partenaire de ce Fontrailles dont il savait l'alliance avec Beaufort et le coadjuteur, autrement dit la Fronde. Or Petit-Jacques désirait lancer une offensive sur le royaume d'Argot et avait besoin de la bienveillance de certains grands seigneurs.
— Que voulez-vous de moi ?
— Vendredi, installez-vous sur le pont Neuf ou sur la place Dauphine avec quelques cavaliers. Si vous voyez passer des carrosses de fidèles de Mazarin, alertez la populace afin qu'on les prenne à partie. Criez que ce sont eux qui volent et pillent le pauvre peuple. Tuez quelques laquais, si nécessaire. La suite viendra toute seule.
Le Prévôt hocha la tête.
— Quand aurai-je mon argent ?
— Voici cinquante pistoles. Je porterai le reste ici si vous avez accompli cette mission.
1 Pierre de Bourdeille, abbé de Brantôme, aventurier gentilhomme proche de Charles IX et auteur des Vies des dames galantes.
2 Voir La Conjuration des Importants, du même auteur.
3 Louis Séguier, baron de Saint-Brisson, était un gros bonhomme à la mâchoire chevaline, objet perpétuel de chansons satiriques pour sa lourdeur d'esprit.
4 Respectivement lieutenants civil et criminel.
5 Mendiants.
6 Faux malades.
7 Chausses.
8 En 1652, les louis d'or et la pistole valaient onze livres.