20.

 

« Sarah chérie, Je suppose que je ne reviendrai pas vers toi. 

Je suppose que je ne te reverrai jamais. Cette pensée est trop accablante pour que je la prenne en considération maintenant.

Il ne me reste peut-être pas assez de temps pour terminer cette lettre. »

Hier, Ayaan m'a serré dans ses bras sur le toit du Muséum d'histoire naturelle, mais j'ai senti l'hésitation dans son étreinte. Elle pouvait voir dans mes yeux ce qui allait se passer.

— Aucune importance, lui ai-je dit. Nous avons presque terminé. 

Ma fièvre avait baissé. Elle venait et repartait par vagues, et je me sentais parfaitement lucide. J'avais développé un nouveau symptôme, un genre de borborygmes nauséeux dans mes intestins mais je pouvais garder ça pour moi. Je demandai à Ayaan à quoi cela avait ressemblé, là-haut sur le toit du planétarium, et elle me montra.

Durant les dernières minutes du siège, juste avant que Jack tire sur moi et que Gary comprenne qu'il avait été floué, le Muséum d'histoire naturelle avait été attaqué par un million de cadavres avec leurs mains nues. Beaucoup, beaucoup d'entre eux avaient été écrasés comme ils plaçaient leurs bras sur la carcasse métallique du bâtiment, leur poids ajouté à la masse. Je ne pris pas la peine de regarder en contrebas et voir ainsi à quoi ressemblaient des goules piétinées. Les morts avaient causé des dégâts si importants au planétarium que le toit où nous nous tenions penchait d'un côté et c'était à peine si Kreutzer parvenait à empêcher le Chinook de basculer par-dessus le rebord. Nous fîmes monter les filles à bord en toute hâte et nous partîmes, abandonnant même des armes lourdes et du matériel. Nous fûmes en l'air en cinq minutes et nous nous dirigeâmes droit sur le complexe des Nations unies de l'autre côté de la ville.

— Gary est mort, lui annonçai-je. 

J'appris à Ayaan ce qu'il s'était passé durant son absence, en criant à cause des moteurs du Chinook. Je laissai de côté la plupart des détails horribles.

— Je ne sais toujours pas si les momies me conduisaient vers un piège tendu par Gary ou si elles étaient sincères. Dans les deux cas, elles ont sauvé la situation. Nous avons emmené les survivants à Governors Island et Marisol va bâtir quelque chose là-bas, quelque chose de sûr et de significatif. 

Ayaan acquiesça, pas vraiment intéressée par mon récit, et regarda par l'une des fenêtres qui ressemblaient à des hublots. Je glissai ma main dans un passant en nylon cousu dans le toit de l'habitacle pour ne pas perdre l'équilibre et me rapprochai d'elle pour ne pas être obligé de hurler.

— Je suis vraiment désolé. 

— Pour quelle raison ? demanda-t-elle, ses pensées ailleurs. 

— Tu n'es pas morte en martyre. 

Cela fit naître un petit sourire lumineux sur son visage.

— Il y a de nombreuses façons de servir Allah, déclara–t-elle. 

J'aimerais me souvenir d'Ayaan ainsi. La lumière émanant du hublot qui illuminait son épaule. Assise, les mains posées sur ses genoux, l'un d'eux agité d'un tic nerveux à cause de l'attente. Quand Ayaan devenait vraiment surexcitée, elle était incapable de tenir en place. Elle estimait que c'était une faiblesse, mais pour moi cela signifiait infiniment plus. Cela signifiait qu'elle était un être humain, et non un monstre.

Nous nous posâmes dans le jardin nord des Nations unies, un pan de verdure à proximité de la lre Avenue qui avait été fermé au public depuis le 11 septembre. Les filles descendirent par la rampe arrière du Chinook et se déployèrent en ordre de bataille standard, mais Gary avait apparemment tenu parole, ce qui me surprenait un brin. Il n'y avait même pas de pigeons morts-vivants pour nous inquiéter. Je conduisis les filles vers la tente blanche de la sécurité devant l'entrée pour les visiteurs, passai devant la sculpture Non-Violence qui revêt la forme d'un énorme pistolet dont le canon est plié en un nœud. Elles ne savaient pas quoi en penser. Pour elles, un monde sans armes est un monde incapable de se protéger. Avant le commencement de l'Épidémie, j'avais combattu cet état d'esprit. 

 Oh mon Dieu… Il y a une douleur, merde ! Enfoiré ! Une douleur dans ma tête et je… 

 Désolé… Je suis de retour. 

Cela me prit une heure pour rétablir le courant : je ne suis pas un ingénieur électricien. En sueur, contusionné et à moitié aveugle dans l'obscurité d'un bunker sous la tente de sécurité, je mis en marche les générateurs de secours et tout le complexe s'anima. Un motif erratique de lumières apparut sur la surface du bâtiment du Secrétariat, et le jet d'eau sur le devant cracha un panache d'écume verdâtre de quatre mètres de haut. Dieu merci, il restait du fioul dans le réservoir. J'avais appréhendé la perspective de chercher les médicaments dans une obscurité totale, comme cela avait été le cas à St. Vincent.

Une fois entré dans le bâtiment de l'Assemblée générale, je m'arrêtai et fus obligé de respirer profondément. C'était étrange de revenir dans un endroit où j'avais eu un bureau que la vie m'ait été retirée, non seulement dans l'espace et le temps, mais également dans une dimension psychologique que je ne pensais pas être à même de mesurer. L'architecture Jet Age vertigineuse du hall d'accueil avec ses galeries et – combien c'était inutilement déchirant désormais – son modèle de Spoutnik suspendu par des câbles au plafond, ne parlait pas simplement d'une ère différente, mais d'une sorte différente de l'espèce humaine, celle qui avait pensé que nous pouvions tous nous entendre, que le monde pouvait ne faire qu'un.

Bien sûr, les Nations unies que j'avais connues étaient gangrenées par la corruption et le snobisme de classe, mais parvenaient néanmoins à faire un peu de bien. Son organisation donnait à manger aux affamés, s'efforçait d'empêcher des génocides. Au moins s'était-elle sentie coupable quand elle avait échoué au Rwanda. Tout cela avait disparu à présent. Nous étions revenus à l'état de nature, rouge, avec des dents et des griffes.

Nous passâmes devant la boutique de timbres personnalisés pour nous diriger vers le bâtiment du Secrétariat, un endroit où les touristes pouvaient avoir leur portrait imprimé sur une planche de timbres légaux et utilisables. Je lui jetai à peine un regard, mais Fathia cria un avertissement perçant et brusquement l'air froid du hall explosa de bruit et de lumière. Je plongeai derrière une banquette en cuir. Quand je levai les yeux, je compris ce qui s'était passé. L'appareil photo de la boutique était réglé pour projeter une image vidéo des gens qui passaient devant, afin d'attirer le public. Quand les filles étaient passées, elles avaient vu leur propre image inversée sur l'écran, qui semblait s'avancer vers elles. Naturellement, elles avaient supposé le pire : des goules animées. L'écran vidéo n'était plus qu'un monceau de débris scintillants quand elles s'arrêtèrent de tirer. 

« Sarah, est-ce que tu te souviendras même de la télévision quand tu auras grandi ? J'aurais dû te permettre de regarder davantage de sitcoms américaines si j'avais su que cela ne deviendrait pas une habitude.

Ma main tremble quasi spasmodiquement et je ne suis pas sûr que tu puisses lire mon écriture. Je sais que tu ne verras jamais ceci, de toute façon. J'écris pour moi-même, pas pour ma fille si lointaine. Faire comme si c'était une lettre pour toi m'aide à te garder dans mon imagination, c'est tout. Cela me donne une raison de tenir bon.

Je vous en prie. Laissez-moi vivre assez longtemps pour terminer cette lettre. »

De toute façon. Il n'y a plus grand-chose à dire.

Au quatrième étage du bâtiment du Secrétariat, nous trouvâmes les produits pharmaceutiques exactement où j'avais pensé qu'ils seraient. Il y avait une officine complète là-haut, ainsi qu'une salle d'interventions chirurgicales miniature et un cabinet de consultations parfaitement fonctionnels. Les pilules dont nous avions besoin étaient soigneusement disposées sur une étagère, des rangées et des rangées de flacons en plastique. Epivir. Ziagen. Retrovir. Il y en avait un si grand nombre que les filles furent obligées de les emporter à la manière des sapeurs-pompiers : une à une, elles prenaient l'ascenseur et sortaient du bâtiment. Fathia prit les quatre derniers flacons dans ses bras et se tourna pour s'adresser à Ayaan, qui ne les avait pas aidées. — Kaalay !  

— Dhaqso. 

— Deg-deg ! l'implora Fathia.  

Puis elle partit à son tour. Ayaan et moi étions seuls. J'entendais ma respiration oppressée dans l'officine exiguë. 

— J'espère que cela ne semblera pas condescendant si je te dis à quel point je suis fier… 

Je me tus comme elle prenait son arme. L'un de ses yeux était grand ouvert. L'autre était caché derrière la hausse de son AK-47. Le canon était pointé sur mon front. Je distinguais chaque bosse minuscule et chaque rayure luisante sur la gueule. J'observai le canon osciller d'arrière en avant comme elle réglait le fusil de « sûreté » sur « tir coup par coup ».  

— Je t'en prie, range ça, dis-je.  

Je m'y étais attendu plus ou moins.

— Sois un homme, Dekalb. Donne-moi l'ordre de tirer. Tu sais que c'est le seul moyen. 

Je secouai la tête.

— Il y a des médicaments ici – des antibiotiques – , cela pourrait m'aider. Même des pansements stérilisés et de la teinture d'iode pourraient tout changer. Tu dois me donner une chance. 

— Donne-moi l'ordre ! cria-t-elle.  

Je ne pouvais pas permettre que cela se passe ainsi. Je ne le supportais pas, partir de cette façon. Comme l'un d'eux. Son arme devait servir à abattre des morts-vivants, et non à prendre une vie humaine. 

Non, il ne s'agissait pas de cela. Je serai franc. Je n'avais pas envie de mourir. Gary avait parlé à Marisol de l'époque où il était médecin, des gens à l'agonie qu'il avait vus et qui le suppliaient et l'imploraient, lui demandant juste une minute de vie supplémentaire. Je comprenais ces gens et je ne comprenais pas Ayaan ou Mael et leur acceptation de tout sacrifier pour ce en quoi ils croyaient. La seule chose en quoi je croyais en ce moment, avec ce fusil pointé sur moi, c'était moi-même.

 

« Ma génération était ainsi faite, Sarah. Égoïste et effrayée. Nous nous étions persuadés que le monde était plus ou moins sûr et cela nous a conduits à faire de mauvais choix. Je ne suis plus aussi inquiet pour toi maintenant, ou pour ta génération. Vous serez des combattants, forts et ardents. »

 

Je tendis la main et touchai le canon avec un doigt. Elle rugit vers moi, littéralement, comme un lion, faisant appel à son courage pour me tuer sans se soucier de mes souhaits. Je saisis le canon dans ma main et le détournai de moi.

Quand je regardai ses yeux de nouveau, elle pleurait. Elle partit sans un mot.

Je ne la suivis pas, bien sûr. Je ne retournerai pas en Somalie. Je n'irai nulle part. Il était trop tard pour les antibiotiques, trop tard pour tout. Néanmoins, je n'étais pas prêt à capituler. Je m'assis sur le sol et me frottai le visage avec les mains, et je pensai à ce qui s'était passé, et à ce qui allait se passer, pendant très longtemps.

A un moment, ma jambe devint engourdie et je me démenai pour me tenir debout avec un grand nombre de jurons, de chutes, et quelques pleurs. Je continuais à espérer que je pourrais faire disparaître l'engourdissement. J'attendais cette sensation de fourmillements que l'on éprouve quand la circulation du sang revient. Elle ne revint pas.

Juste pour avoir quelque chose à faire, je trouvai un bloc-notes et un stylo et je commençai à consigner ceci par écrit. Je consignai tout ce qui s'était passé, depuis que je t'avais laissée là-bas, Sarah. Cela m'a pris des heures. Ma jambe est toujours engourdie. Les lumières se sont mises à clignoter pendant un moment, et j'ai redouté d'être plongé dans l'obscurité pour mes dernières heures. Jusque-là ça va, mais, argh, tenir bon…

Je viens de vomir du sang. Mon corps se détraque.

Je vous en prie, docteur. Juste une heure de plus. Juste une minute de plus.

Juste…

« OK, j'ai récupéré, Sarah. J'ai dû perdre connaissance pendant un moment. Maintenant j'ai récupéré et je me sens beaucoup mieux, un peu étourdi et insouciant, peut-être. Plutôt affamé. Suffisamment mieux pour être en mesure de terminer cette lettre, même si j'ai beaucoup de mal à tenir le stylo maintenant. J'ai la tête de Gary posée sur la table basse devant moi, elle m'observe pendant que j'écris. Elle ne bouge pas ni rien, mais elle n'a pas besoin de le faire. Il est là-dedans et il me hait, il hait Ayaan, il hait Mael. Il blâme tout le monde pour sa chute, excepté lui-même. Il est exactement comme moi, Sarah. Nous avons tous les deux regardé la mort en face, une mort opportune, confortable, appropriée, et tous les deux nous avons dit non parce que nous avions peur.

Tu te demandes probablement quelque chose, ou tu te le demanderais si tu lisais effectivement ceci. Tu te demandes probablement comment je peux savoir ce qu'il pense. Comment j'ai pu écrire tous ces passages selon son point de vue, et décrire des choses que je n'ai pas vues ou vécues.

Tu penses peut-être que j'ai tout inventé.

Ou peut-être le sais-tu déjà. Tu sais peut-être que la pièce à côté de l'officine est une salle des urgences. Une salle remplie de lits d'hôpital et de tout l'équipement médical d'urgence nécessaire pour maintenir quelqu'un en vie jusqu'à ce qu'on puisse le transporter dans un véritable hôpital.

Un équipement comme des appareils à respiration artificielle et des appareils de dialyse. »

Je vous en prie. Donnez-moi juste une minute de plus.

 

 

Tome 1 - Zombie island
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