15.

 

Gary s'agenouilla dans la boue exposée de Riverside Park et regarda de l'autre côté du fleuve vers la marina de la 79e Rue. Quelques voiliers étaient toujours ancrés là-bas, leurs mâts brisés et leurs coques inclinées dans l'eau. Au milieu, un hors-bord brûlait sans flammes, une fumée âcre s'échappant du compartiment de son moteur et dérivant dans l'air nocturne vers le nez crispé de Gary. Un bateau, un grand voilier de course au foc affalé, semblait toujours en état de prendre la mer. Deux énormes roues étaient installées à l'arrière, arrimées sur le pont. Une lumière électrique clignotait à sa proue à intervalles réguliers de quelques secondes. Quelqu'un avait hissé un drapeau américain à l'envers en haut de son mât. 

Mael avait la certitude qu'il y avait des survivants à la marina. Les trouver ne serait pas difficile.

Gary ôta ses chaussures et plongea dans l'Hudson, suivi de près par Sans Nez et Sans Visage. Ils coulèrent comme des pierres vers le fond tandis que Gary était ballotté à la surface comme un bouchon de liège. Il se rendit compte qu'il retenait sa respiration. Il la relâcha – il n'en avait pas besoin – et dériva vers le fond. L'eau était froide, très froide s'il pouvait la sentir à travers sa peau épaisse, mais cela ne le dérangeait pas. Elle était sombre, également, boueuse et lugubre, et il voyait à peine à un mètre devant son visage.

Il serait facile de se perdre ici. Le peu de clair de lune qui pénétrait la surface de l'eau bougeait et miroitait à tel point qu'il était plus ou moins inutile. Il distinguait des courants de vase qui passaient près de lui et apercevait les légers contours des déchets jetés là depuis des siècles : des vieilles voitures, des bidons de dix litres qui avaient rouillé et s'étaient ouverts, des piles et des piles de sacs-poubelle en plastique noir fermés par des sertissures en métal. Le tout était recouvert d'un tapis d'algues visqueuses, dont des filaments dérivaient dans le courant du fleuve. Chaque pas de Gary exigeait un réel effort, mais cela ne le fatiguait pas. Ses pieds s'enfonçaient dans la vase du lit du fleuve, mais il progressait toujours, cherchant l'ancre du voilier.

Sans Nez apparut à travers l'obscurité juste sur la droite de Gary. Le mort semblait plus à l'aise sous l'eau qu'il ne l'était sur la terre ferme, chose blanche pulpeuse aux cheveux qui flottaient et aux vêtements qui ondoyaient. Des bulles argentées s'échappaient de sa chemise. Gary regarda avec approbation comme son compagnon attrapait un poisson surgi de l'eau sombre et enfonçait profondément ses dents dans son flanc. Des nuages de sang fleurirent autour de Sans Nez et le cachèrent temporairement à sa vue.

Le mort se comportait très bien. Après la récompense de la journée, le cadavre animé qui avait été autrefois incapable de se nourrir agissait de nouveau selon sa seule volonté, à présent. Sans Visage faisait des progrès plus lents, mais, au moins, elle avait réussi à se débarrasser de la faune d'insectes qui s'étaient nichés dans ses clavicules.

Ils s'étaient bien nourris en exécutant le projet de Mael. Gary avait découvert qu'il avait un réel talent pour tuer. Il exultait quand il tuait.

Leur première mission avait été une femme d'un certain âge cloîtrée dans un immeuble à Harlem. Elle s était barricadée au premier étage, obstruant l'escalier avec des meubles brisés et des liasses de vieux magazines attachés avec de la ficelle. La partie difficile avait été d'escalader toutes ces ordures. Quand ils étaient arrivés à l'étage ils l'avaient trouvée dans sa salle de bains, blottie derrière un panier à linge en rotin. Gary s'était attendu à ce que des scrupules surgissent quand elle le supplierait de la laisser en vie, mais, en fait, elle avait tremblé si violemment qu'elle avait été incapable de parler. Il n'y avait eu aucun problème tandis que Gary s'était avancé pour la mise à mort. Aucune hésitation de sa part, juste un vieux mécanisme de résistance avant que la faim ait pris le dessus. Mais il aurait été incapable de résister s'il avait essayé. 

Après cela, ils avaient continué, s'arrêtant à la gare de la 125e Rue. La station et les quais surélevés étaient déserts. A côté, il y avait un immeuble aux portes condamnées et abandonné depuis toujours selon les plus vieux souvenirs de Gary. C'était la carcasse calcinée d'un immeuble de bureaux de brique rouge orné d'armoiries compliquées. Une banderole proposant à la vente des ordinateurs portables d'occasion pendait mollement sur son côté. Depuis les quais, il voyait la lumière du soleil entrer par les fenêtres béantes de l'immeuble et des arbres qui poussaient entre les poutrelles du toit brisé. Il voyait également des volutes de fumée blanche qui provenaient du haut de l'immeuble, fumée qui disparut presque à l'instant où il la repéra. Quelqu'un là-haut avait fait du feu et avait dû l'éteindre précipitamment. 

Les entrées au rez-de-chaussée étaient condamnées depuis des décennies, mais tous les trois eurent vite raison du contreplaqué qui recouvrait une fenêtre basse, concentrant la force de leurs épaules pour fracasser l'obstacle. Des pans triangulaires de lumière entraient deux étages plus haut pour illuminer l'intérieur de l'immeuble, totalement implosé, formant un labyrinthe en trois dimensions de lattes tombées sur le sol et de solives qui pendillaient. Ils grimpèrent, toujours plus haut, se déplaçant de madrier en madrier à l'aide de leurs mains, s'écartant quand les planchers cédaient, progressant quand ils ne cédaient pas. Avec la patience des morts, ils essayaient sans relâche et progressaient toujours. Celui qui s'était réfugié sur le toit aurait pu jeter des débris ou tirer sur eux à tout moment, mais quand ils arrivèrent au dernier étage ils ne rencontrèrent aucune résistance. 

Quelqu'un avait eu la prévenance de laisser un escabeau sous le trou de la toiture. Ils montèrent à travers du papier goudronné déchiré et émergèrent dans la lumière éclatante du jour. Gary vit un appentis de fortune installé sur le dernier coin stable du toit. Les braises d'un feu de camp rougeoyaient à proximité, avec un rat embroché qui attendait d'être rôti. Il entendit quelque chose s'effriter et le crépitement de fragments de pierre qui heurtaient la rue en contrebas, et il se tourna pour apercevoir un homme vivant perché sur le rebord du toit. Il ressemblait à l'un de ces sans-abri, le visage maculé de saletés, les vêtements déchirés et sans couleur.

Gary fit un pas dans sa direction et l'homme sauta. C'était préférable, avait-il dû penser, à ce que Gary avait l'intention de lui foire. De son point de vue, c'était probablement bien pensé. Sans Nez et Sans Visage redescendirent en hâte pour le maîtriser avant qu'il puisse se relever. Gary prit tout son temps. Ce n'était pas de la viande qu'il voulait, c'était la force vitale, l'énergie dorée du vivant qui pourrait le fortifier.

Quatre heures plus tard, il se tenait sur le fond de l'Hudson, les mains posées sur la chaîne de l'ancre du voilier. Il ne laisserait pas ces survivants s'échapper, il se fit cette promesse. Il commença à grimper à la force du poignet, suivi de ses subordonnés. Quand sa tête creva la surface de l'eau, il leva les mains et se hissa sur le pont en bois du bateau, de l'eau ruisselant de son corps. Il se mit debout et sentit qu'il chancelait comme le courant faisait tanguer le bateau. Il y avait une cabine au milieu du pont, son écoutille encastrée dans le bois. C'était leur destination. Cependant, avant que Gary puisse parcourir la moitié de la distance qui le séparait de la porte, cette dernière s'ouvrit et un humain vivant se pencha au-dehors. Il tenait dans sa main ce qui ressemblait à un pistolet d'enfant, orange vif, avec un canon assez large pour tirer des balles de golf. 

Le pistolet produisit un fort pétillement et de la fumée jaillit sur le pont. Sans Visage baissa les yeux vers son estomac où un cylindre de métal terne sifflait et crachotait. Dans un jet de lumière rouge comme celle d'un feu d'artifice le cylindre explosa, la projeta en arrière et la fit tomber dans l'eau.

— Un pistolet de signalisation ? demanda Gary à voix haute. Sans déconner, un pistolet de signalisation ? Et ensuite ce sera quoi ? Un pistolet de starter ? 

— Nom de Dieu, fit le vivant. (Il portait un caban bleu au col relevé autour de son cou.) Vous pouvez… vous pouvez parler. 

Il posa le pistolet de signalisation sur le pont et leva les mains en un geste de supplication.

— Je suis vraiment désolé ! Je croyais que vous étiez l'une de ces choses mortes ! 

Je le suis, pensa Gary, et il se prépara à se jeter sur cet imbécile. Mais avant qu'il puisse se mettre en position le marin bondit sur le pont et se pencha sur le bastingage pour regarder l'eau agitée. 

— Bordel de merde, qu'est-ce que j'ai fait ! Je suis vraiment désolé… J'ai un gilet de sauvetage ici quelque part. Elle sait nager ? 

Gary jeta un regard à l'eau. Il apercevait Sans Visage sous la surface. Illuminée par la fusée scintillante, elle tournoyait comme elle dérivait vers le fond, se démenait pour retirer le projectile incendiaire de son estomac.

— Elle va s'en sortir, déclara Gary du ton le plus menaçant qu'il pouvait tirer de sa voix. Vous, par contre… 

— Oh. Vous êtes mort. (Le visage du marin eut une expression décontenancée.) Mais vous pouvez parler. Écoutez. Allons dans la cabine. Nous… eh bien, nous discuterons de la situation comme des gens raisonnables. Je vous en prie. 

Gary eut envie d'éclater de rire, mais il se contenta de hocher la tête. Il descendit vers le ventre du bateau, laissant Sans Nez aider Sans Visage à remonter à bord quand elle en fut capable. Gary baissa la tête pour traverser une cuisine au plafond bas et suivit son guide vers une cabine exiguë à l'avant du bateau. 

— Vous voulez un café ? demanda le marin en se versant un mug d'une toute petite cafetière électrique. Non, je suppose que vous n'en voulez pas. Je m'appelle Phil, à propos, Phil Chambers de… d'Albany, à l'origine. Les choses étaient très moches là-bas. Nous avons descendu le fleuve en espérant trouver un endroit sûr… Saugerties était en feu et à présent, New York, c'est terminé, enfin, il n'y a nulle part ailleurs où aller, excepté vers l'Atlantique. C'est le bout de la route. 

— Oui, dit Gary. 

Cela ne prendrait qu'un moment pour tuer cet homme. Une rapide morsure à la gorge. Une profonde lacération de la carotide.

Chambers sortit des cartes d'un casier et les étala sur une table basse. Il regarda fixement son mug comme s'il avait découvert un insecte à l'intérieur. Il semblait incapable de boire.

— Je vous en prie, ne faites pas ça, dit-il. Mes gosses sont à l'arrière du bateau. Ils n'ont personne d'autre. Oh, merde, non. Non, vous n'allez pas prendre mes gosses aussi. Je vous en prie. 

Gary se rapprocha jusqu'à ce qu'il sente la chaleur du corps de l'homme. Chambers frissonna. Il empestait la sueur rance. Gary l'empoigna par les cheveux à l'arrière du crâne.

— Je vous en supplie, mec. Je vous en supplie. Je vous en supplie. 

De vraies larmes roulèrent sur la joue de l'homme. Gary goûta leur saveur sur son cou quand il mordit dans la chair tendre.

Il avait pensé que ce serait difficile quand on le supplierait. Il avait appréhendé ce moment quand la vieille femme s'était mise à pleurer comme un veau. En fait, cela ne faisait aucune différence.

Tome 1 - Zombie island
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