1.
Osman se pencha sur le bastingage et cracha dans la mer grise avant de se retourner pour crier des ordres à son second, Yusuf. Le GPS avait lâché deux semaines auparavant en pleine mer, et avec le brouillard nous aurions de la chance si nous ne heurtions pas à pleine vitesse la rive de Manhattan. Sans feux d'entrée du port pour nous guider et sans radio, il pouvait se fier uniquement à son intuition et se contenter d'estimer sa route. Il me décocha un regard anxieux.
— Naga amus, Dekalb, dit-il.
« Tais-toi. » Je n'avais pourtant pas dit un seul mot.
Il courut d'un côté du pont vers l'autre, en écartant d'une poussée les filles sur son passage. Je le distinguais à peine à travers la brume quand il atteignit le bastingage à tribord ; des volutes visqueuses d'humidité entouraient ses pieds, éclaboussaient le bois et le verre du gaillard d'avant de toutes petites gouttes de rosée. Les filles jacassaient et poussaient des cris aigus comme elles le faisaient toujours, mais, dans le brouillard oppressant, elles ressemblaient à des charognards se querellant pour des morceaux de choix.
Yusuf cria quelque chose depuis la timonerie, quelque chose qu'Osman n'avait manifestement pas envie d'entendre.
— Hooyaa da was ! cria le capitaine en réponse. (Puis, en anglais :) Vapeur un quart ! Réduis la vapeur à un quart !
Il avait probablement perçu quelque chose au sein de l'obscurité.
Pour une raison ou pour une autre, je me tournai afin de regarder devant et à bâbord. La seule chose qu'il y avait de ce côté, c'était trois des passagères. Avec leurs uniformes, elles ressemblaient à un groupe de filles ayant très mal tourné. Foulards de tête gris, blazers d'école bleu marine, jupes écossaises, bottes de combat. Des AK-47 en bandoulière. Âgées de seize ans et armées jusqu'aux dents, elles font partie de la Glorieuse Armée des jeunes filles de la République des femmes libres de Somalie. L'une d'elles leva le bras et montra quelque chose. Elle me regarda comme pour obtenir une confirmation, mais je ne voyais absolument rien là-bas. Puis je la vis, et la saluai d'un joyeux signe de tête : une main qui se dressait très haut au-dessus de la mer. Une énorme main verte et boursouflée brandissait une torche gigantesque, l'or sur le dessus apparaissant terne dans le brouillard.
— C'est New York, oui, monsieur Dekalb ? C'est la célèbre statue de la Liberté ?
Ayaan ne regardait pas dans ma direction, mais elle ne regardait pas non plus vers la statue. De toutes les filles, c'était elle qui se débrouillait le mieux en anglais et elle m'avait servi d'interprète durant la traversée, mais nous n'étions pas des amis proches pour autant. Ayaan n'était l'amie proche de personne, à moins que l'on ait besoin de son arme. Elle avait la réputation d'être un tireur d'élite avec son AK, et une tueuse impitoyable. Pourtant, elle me faisait toujours penser à ma fille, Sarah, et aux dingues avec qui je l'avais laissée à Mogadiscio. Au moins, Sarah aurait à se préoccuper uniquement de dangers humains. J'avais l'assurance personnelle de Mama Halima, le seigneur de la guerre dirigeant la RFLS, qu'elle serait protégée du surnaturel. Ayaan ne tint aucun compte de mon regard posé sur elle.
— Ils nous ont montré la photographie de la statue à la madrasa. Ils nous ont fait cracher sur la photographie.
Je lui accordai aussi peu d'attention que je le pouvais et regardai la statue surgir du brouillard. Dame Liberté semblait normale, à peu près telle que je l'avais quittée cinq ans auparavant, la dernière fois que j'étais venu à New York. Longtemps avant le début de l’Épidémie. Je suppose que je m'étais attendu à remarquer quelque chose, des signes de dommages ou de délabrement, mais elle était déjà couverte de vert-de-gris longtemps avant ma naissance. Dans le lointain, à travers la brume, je distinguais le fronton, le socle en forme d'étoile de la statue. C'était fou de constater à quel point cela semblait réel, incroyablement parfait et sans défauts. En Afrique, j'avais vu tant d'horreurs que je crois que j'avais oublié à quoi l'Occident ressemblait avec son chatoiement de normalité et de santé.
— Fiir ! cria l'une des filles accoudées au bastingage.
Ayaan et moi nous approchâmes et regardâmes à travers la brume. Nous distinguions à présent la plus grande partie de Liberty Island et, au-delà, l'ombre d'Ellis Island. Les filles, agitées, montraient du doigt l'allée contournant la statue et les gens qui s'y trouvaient. Des vêtements américains, des cheveux américains exposés aux éléments. Peut-être des touristes. Peut-être pas.
— Osman ! criai-je. Osman, nous sommes trop près !
Mais le capitaine me hurla de nouveau de la fermer. Sur l'île, je voyais des centaines de personnes, des centaines. Elles nous faisaient des signes, leurs bras bougeaient avec raideur comme dans un film muet. Les gens se bousculaient entre eux vers le parapet, pour s'approcher de nous. Comme le chalutier tanguait plus près, je vis qu'ils rampaient les uns sur les autres dans leur désir éperdu de nous toucher, de monter à bord.
Je pensai qu'ils se portaient peut-être bien, qu'ils étaient peut-être venus sur Liberty Island pour se réfugier et être en sécurité, et qu'ils nous attendaient, espérant être secourus, puis je sentis leur odeur et je compris. Je compris qu'ils n'allaient pas bien du tout. Donnez-moi vos déchets fatigués, vos pauvres déchets pitoyables, répétait à maintes reprises mon cerveau, comme un mantra. Mon cerveau ne s'arrêtait pas. Donnez-moi vos masses entassées. Des masses entassées avides de respirer.
L'un d'eux bascula par-dessus le parapet, peut-être poussé par la foule houleuse derrière lui. C'était une femme avec un ciré rouge vif, les cheveux emmêlés et collés sur un côté de sa tête. Elle tenta éperdument de nager comme les chiens vers le chalutier, mais elle était gênée parce qu'elle levait continuellement les bras, tendait une main bleuâtre pour essayer de nous agripper. Elle nous voulait tellement. Elle voulait nous atteindre, nous toucher.
Donnez-moi vos restes fatigués, tellement fatigués. Je ne supportais pas cela, ignorant ce que j'avais pensé être en mesure d'accomplir en venant ici. J'étais incapable d'en regarder une autre. Une autre personne morte qui cherchait agripper mon visage.
L'une des filles se mit à tirer une rafale contrôlée, trois coups. « Bam bam bam », fendant l'eau grise. « Bam bam bam»et les balles traversèrent le ciré rouge, déchiquetèrent le cou de la femme. « Bam bam bam » et sa tête éclata comme un melon trop mûr ; elle coula, disparut sous l'eau sans même une éclaboussure ou une bulle, et, toujours pressés contre le parapet sur Liberty Island, une centaine d'autres tendaient les mains vers nous. Tendaient des mains squelettiques implorantes pour nous saisir, pour prendre ce qui était à eux.
Vos masses entassées. Donnez-moi vos morts, pensai-je. Le bateau donna de la bande comme Osman virait finalement de bord, contournait la bordure de Liberty Island, nous évitant d'échouer sur les rochers. Donnez-moi vos morts pitoyables, impatients de nous dévorer, vos masses dépenaillées. Donnez-moi. C'était ce qu'ils pensaient, non ? Les morts– vivants là-bas sur l'île. S'il subsistait une lueur d'intelligence dans leurs cerveaux, un semblant de pensée possible pour des neurones pourris, c'était celle-ci : donnez-moi. Donnez-moi votre vie, votre chaleur, votre chair. Donnez-moi.