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Vous… vous ne pouvez pas parler sérieusement, dit Gary.
Mael s'enfonçait à l'intérieur du musée plongé dans l'obscurité, traversant un jardin de sculptures éclairé indirectement par des fenêtres qui donnaient sur l'extérieur.
— Vous ne vous attendez tout de même pas que je vous croie ? Au fait que vous allez sortir parcourir la ville et vous mettre à tuer les survivants ?
Tandis que le druide s'avançait en boitillant, les momies commencèrent à émerger de l'aile de l’Égypte ancienne, étreignant des canopes et des scarabées. Ce fut un Gary suprêmement frustré qui dit à Sans Nez et Sans Visage de venir également, ne tenant pas particulièrement à être en infériorité numérique en ce moment.
— De toute façon, ce n'est pas ici que vous le ferez. Il reste peut-être une poignée de gens dans cette ville…
— Ils étaient plus d'un millier, la dernière fais que j'ai jeté un coup d’œil.
Mael poussa une porte et ils s'avancèrent à travers un nuage de lumière colorée. De hautes fenêtres au verre sale déversaient cet éclat sur eux, tandis que des arches gothiques les invitaient à poursuivre leur route. Mael s'arrêta et se tourna vers Gary.
— Tous sont dans un piètre état, mon garçon. Ils sont affamés, terrés et coincés au point de ne pas pouvoir ressortir, ou encore trop terrifiés pour aller à la recherche de nourriture.
— Alors laissez-les mourir de faim !
— Ce serait cruel. Je suis la miséricorde même, mon garçon. L'espèce humaine est finie, personne ne peut contester cela. Cependant, elle met du temps à disparaître complètement. Représente-toi les souffrances que je leur épargnerai. Ici !
Mael trouva une vitrine identique aux centaines d'autres que Gary avait vues. Avec l'aide de deux momies, il l'ouvrit et en sortit une épée. Elle avait été magnifiquement façonnée, autrefois, mais avec les siècles elle s'était corrodée et recouverte d'une patine d'un vert terne, et la lame s'était amalgamée avec le fourreau. La poignée ouvragée adoptait la forme d'un guerrier celtique en train de hurler. Mael fendit l'air d'un large geste tranchant.
— Elle n'est pas la Réponse, mais elle fera l'affaire.
— Vous allez tuer des gens avec ça ?
La tête de Mael s'affaissa en avant.
— Essaie de ne pas être si littéral. Je veux juste être équipé comme il faut. Tu ne m'aides pas, alors. Ce n'est pas « ton truc ». Très bien. Veux-tu jouer à être mon ennemi, alors ? Est-ce que je vais être obligé de me débarrasser de toi afin de terminer le Grand Ouvrage ? Ou bien resteras-tu à l'écart et me laisseras-tu m'en charger ?
Gary envisagea cette hypothèse un moment, mais c'était inutile. Il n'avait rien d'un combattant et il avait vu que Mael était très fort en dépit des apparences. Son énergie sombre était également énorme et puissante. Elle ressemblait à une planète sans soleil, vaste, ronde et autonome, quelque chose de si grand et de si mortel qu'elle possédait son propre champ de gravitation.
— Je… je n'imagine pas pouvoir vous arrêter. Je peux essayer de vous dissuader.
— Il n'y a pas de discussion possible, Gary. C'est ce que nous sommes. Des uamhas. Des monstres. Il y a du bien dans ce monde et il y a du mal, et nous sommes le mal. À présent, soit tu viens avec moi, soit tu me laisses faire, mon garçon. Il y a du travail à accomplir.
Utilisant l'épée comme une canne, Mael fit un bond en avant, traversa la salle consacrée au Moyen Âge, et arriva dans le grand hall du musée. Ne sachant pas quoi faire d'autre, Gary le suivit, son esprit saisi de vertige.
Refuser avait été sa réaction immédiate et il savait devoir s'y tenir, mais la conviction de Mael était un puissant argument en soi. Après tout, Gary était venu jusqu'au druide avec des questions. Avait-il le droit de faire le tri et de choisir parmi les réponses, en écartant celles qui ne lui plaisaient pas ?
Ce n'était pas comme si Gary éprouvait une fidélité particulière envers les vivants. Ils l'avaient traité d'une façon plutôt mesquine. Il se souvint de cet instant de reconnaissance quand il avait vu pour la première fois Sans Nez dans la 14e Rue, quand ils avaient semblé être le reflet l'un de l'autre. Gary s'était qualifié de monstre, alors, et l'avait vraiment pensé.
Il avait consacré tant de temps à essayer simplement de survivre. Il avait fait de lui-même un monstre mort parce que cela semblait la seule façon de continuer. Il avait essayé de se lier d'amitié avec Dekalb pour se tirer d'un mauvais pas. Néanmoins, dans quelle intention existait-il ? Le seul fait de poursuivre avait paru être une motivation acceptable auparavant, mais, à présent, s'il ne faisait rien de cette seconde chance qui lui était donnée, l'avait-il méritée, tout compte fait ?
II ne croyait pas à ces conneries sur le jugement et le châtiment. Mais il y avait peut-être d'autres raisons d'accepter. La vengeance, notamment. Détruire tous les humains incluait tuer Ayaan, ainsi que Dekalb. Ces enfoirés ne l'avaient pas écouté et l'avaient abattu comme un chien, ne lui laissant même pas une chance.
Ensuite, il y avait la faim dans le ventre de Gary, un animal féroce en lui qui frappait contre les murs dans un besoin frustré. En travaillant pour Mael, il aurait de la viande fraîche en abondance.
— Comment avez-vous l'intention de commencer ? demanda Gary timidement.
Mael se tenait dans l'embrasure de la porte ouverte du Met, et le soleil ruisselait sur sa chair racornie.
— J'ai déjà commencé, répondit-il, et il sortit dans la lumière du jour.
Gary le suivit et aperçut des yeux innombrables qui le regardaient fixement.
Toute la 5e Avenue était obstruée de morts. Leurs corps remplissaient l'espace telle une forêt de membres humains. Leurs vêtements affichaient des couleurs ternies par la saleté et le temps. Certains perdaient leurs cheveux, d'autres se les étaient fait arracher, et d'autres encore arboraient des tignasses emmêlées. Ils étaient devenus une seule entité, une masse sans traits vraiment marqués. Blancs, noirs, latinos, hommes, femmes, tous des squelettes décrépit et des cadavres fraîchement égorgés. Ils étaient des milliers. De la bave dégouttait de leurs mâchoires flasques. Leurs yeux jaunes se tournèrent dans un même mouvement terrifiant vers le druide. Ils attendaient ses ordres. Mael avait rassemblé une armée : il les avait probablement appelés pendant que Gary posait ses questions et s'enlisait dans des dilemmes moraux.
Gary n'avait jamais imaginé réunir un si grand nombre d'entre eux en un seul endroit ; cela semblait impossible, comme si le monde était incapable de supporter un tel poids. Leur silence les faisait ressembler à des sphinx, énigmatiques, implacables. Aucune force ne pouvait leur résister.
Pour la première fois Gary se demanda si, de fait, Mael ne pouvait pas réussir. Il y avait tellement plus de morts que de vivants. Les quelques survivants étaient restés en vie en se montrant plus intelligents que leurs adversaires, mais si les morts-vivants étaient organisés, si une personne pouvait les conduire, alors quelle chance restait-il aux vivants ? Il était temps de choisir son camp.
Mael pointa son épée droit devant et les morts se mirent en marche telle une foule houleuse, d'un bout à l'autre de la rue, se divisant tandis qu'ils s'écoulaient de part et d'autre du musée et se dirigeaient vers Central Park. Le bruit de leurs pas martelant les dalles ressemblait à un tambour de guerre battant une marche sauvage. Mael et les momies se rangèrent derrière la foule et Gary les rejoignit comme ils passaient devant une statue en bronze représentant trois ours. Gary avait déjà vu la sculpture, mais il avait toujours pensé que cela avait quelque chose à voir avec un conte pour enfants. À présent, elle ressemblait à un totem, à l 'emblème d'une force conquérante.
— Pour le bien ou pour le mal, Gary, je fais ce que j étais destiné à faire. Peu importe ce que nous choisissons. Tout ce qui compte, c'est ce que nous sommes.
Mael se tenait à moins d'un mètre de lui, pourtant Gary fut surpris par l'irruption soudaine de ses pensées dans son esprit. À cause du bruit de tonnerre des pas cadencés des morts en marche, il s'était attendu à ce que toute parole soit recouverte.
Pourtant, les mots semblaient résonner. Pour le bien ou pour le mal : deux côtés du même devoir. « Avant je me battais pour sauver des vies », avait dit Gary au survivant Paul. Maintenant je les supprime.
— Est-ce que tu sens que tu as une autre cause à servir ? Qu'est-ce qui est plus important pour toi ? Qu'est-ce qui pourrait être plus important que la fin du monde ?
La boue du parc bouillonnait sous les pas lourds des morts, giclait en de grandes mottes que Gary était obligé de traverser péniblement. Ils atteignirent un grand espace découvert et déboisé – cela avait dû être la Grande Pelouse, autrefois– et les morts se déployèrent pour former une large éclaircie circulaire au milieu d'eux, un espace dégagé où Mael se tint avec les momies. Le druide tourna plusieurs fois sur lui-même et traça finalement une marque dans la terre avec son épée. Il adressa un geste aux morts rassemblés autour de lui et ces derniers passèrent à l'action. Gary entendit au loin un grand fracas, un grondement, et une colonne de poussière s'éleva au-dessus des branches des arbres dénudés au sud. Une bombe avait probablement explosé ou une conduite de gaz avait éclaté ou bien… Gary n'avait aucune idée de ce que c'était.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.
— La construction a commencé, je dois avoir un broch d'où je donnerai mes ordres. Une forteresse, avec une salle du trône.
Ce n'était pas très explicite, mais Gary n'allait pas tarder à comprendre. La foule ondoya sur ses côtés puis le mouvement se rassembla. Les morts se passaient des briques, de main en main. Des morceaux de mortier venaient y adhérer, et certaines étaient ornées de fragments de graffiti. Les morts avaient dû démolir un immeuble– c'était cela le grand fracas – et, à présent, ils avaient l'intention d'utiliser les matériaux de l'immeuble détruit pour bâtir le quartier général de Mael. Les briques étaient posées une par une, et les morts les enfonçaient profondément dans la boue avec leurs mains maladroites. Ils grouillaient autour de l'endroit où Mael se tenait, complètement absorbés par leur tâche, formant comme une fourmilière. Ceci dépassait de loin ce que les morts étaient capables de faire, d'après l'expérience de Gary. En tout cas pas sans une intelligence pour les diriger de loin. Mael pouvait-il vraiment les contrôler tous en même temps ? Le pouvoir du druide devait être énorme.
— Donne-moi une chance, Gary. Travaille avec moi durant une journée. Cela pourrait te plaire. Tu te sentiras peut-être à l'aise en étant ce que tu es réellement.
Il avait ressenti une culpabilité si forte en mangeant Ifiyah, parce qu'il avait essayé de vivre selon les critères des vivants malgré ce qu'il était devenu. L'euphorie qui avait suivi, après qu'il eut dévoré Kev, avait été la chose la plus naturelle qu'il ait jamais éprouvée.
Gary voulut refuser mais en fut incapable. Devant tous ces efforts concertés, sans parler de la conviction de Mael, il semblait impossible de nier ce qu'il se passait.
— Un jour, dit-il. Le mot le plus provocant qu'il réussit à sortir de sa bouche. Je vais consacrer un jour à ceci et verrai ce que je ressens.
Mael hocha la tête, en veillant à ne pas exercer un trop grand effort sur son cou brisé.