3.
Six semaines auparavant : Sarah dormait enfin sous la couverture élimée qu'on lui avait donnée après que j'eus protesté suffisamment longtemps. Elle apprenait à dormir en toutes circonstances. Bonne petite. Je passais un bras autour d'elle, la protégeant, qu'il y ait ou non un danger immédiat. C'était devenu instinctif de mettre le plus possible de mon corps entre elle et le monde. Même avant l'Épidémie, je l'avais fait. Nous avions vu des choses en Afrique que personne ne devrait jamais voir, découvert en nous des ressources qui n'auraient jamais dû s'y trouver. J'avais fait des choses… peu importe. J'avais réussi à nous faire quitter Nairobi. J'avais réussi à nous faire franchir la frontière vers la Somalie. Nous avions été trois et à présent nous n'étions plus que deux. Mais nous avions réussi. La mère de Sarah n'était plus là, mais nous avions réussi. Nous étions arrivés en Somalie, pour être arrêtés par une bande de mercenaires à un barrage routier et jetés dans cette cellule avec un groupe d'autres Occidentaux. Nous croupissions là, à attendre le bon vouloir du seigneur de la guerre local.
Et merde. Je ne me reprochais pas ce que j'avais fait. Nous étions en vie. Nous étions toujours parmi les vivants. Nous faisions partie de la minorité heureuse.
— Je ne comprends pas, déclara Toshiro.
Une manche de son costume était déchirée à l'épaule et laissait apparaître un bon centimètre de rembourrage duveteux, mais le nœud de sa cravate était toujours impeccable. Même dans la chaleur de la cellule, il restait un salarié. Il agita son téléphone cellulaire autour de lui.
— J'obtiens un signal parfait. Quatre barres ! Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à joindre Yokohama ? Personne au bureau ne répond. Dans l'ancienne économie, nous ne laissions jamais cela se produire !
Dans le coin opposé, les routards allemands se cramponnaient l'un à l'autre et essayaient de ne pas le regarder. Ils savaient aussi bien que moi ce qui était arrivé à Yokohama mais, durant ces premiers jours affreux de l’Épidémie, on n'en parlait pas. C'était moins une affaire de déni que d'ampleur. Autant que nous le sachions, toute l'Europe avait disparu. C'était peut-être aussi bien de ne plus être là-bas. La Russie avait disparu. Le temps que vous vous demandiez ce qu'était devenue l'Amérique, il n'y avait plus de place pour cette question dans votre cerveau. Un monde sans une Amérique, cela ne pouvait pas se produire : l'économie mondiale s'effondrerait. Tous les seigneurs de la guerre à deux balles et les dictateurs du tiers-monde connaîtraient un jour mémorable. C'était impossible, tout simplement. Cela signifierait le chaos mondial. Cela signifierait la fin de l'Histoire telle que nous la connaissions.
Et c'était exactement ce qu'il s'était produit.
Les pays civilisés, ceux avec des parlements bicaméraux, des forces de police honnêtes, une bonne infrastructure, des lois, l'opulence et des privilèges, tout l'Occident… ils étaient tous incapables de résister aux morts qui arrivaient. Seuls les pots de chambre du monde pouvaient le faire. Les endroits les plus dangereux. Les pays instables, les états féodaux, les trous perdus livrés à l'anarchie, des endroits où on n'osait pas sortir de chez soi sans une arme, où les gardes du corps étaient des accessoires ordinaires. Au bout du compte, ces endroits s'en sortaient infiniment mieux.
D'après ce que nous avions entendu dire, le dernier refuge de l'humanité était le Moyen-Orient. L'Afghanistan et le Pakistan s'entendaient très bien. La Somalie n'avait même pas de gouvernement. Il y avait plus de mercenaires, dans ce pays, que d'ouvriers agricoles. La Somalie s'en sortait plutôt bien. J'avais été inspecteur aux armements, pour les Nations unies. Nous avions une carte du monde dans mon bureau de Nairobi. Elle représentait tous les pays, nuancés de diverses couleurs qui indiquaient la quantité d'armes par habitant dans chacun d'eux. A présent, on pouvait retirer la légende de cette carte et en mettre une nouvelle à la place : « Densité de la population mondiale ».
— Quatre barres ! gémit Toshiro. J'ai participé à la mise en place de ce réseau, il est entièrement digital ! Dekalb, vous avez certainement des nouvelles pour moi, oui ? Vous savez certainement ce qu'il se passe ? Il faut absolument que je sois connecté de nouveau. Vous devez m'aider. Vous représentez les Nations unies. Vous devez aider quiconque vous le demande !
Je secouai la tête, mais sans beaucoup de conviction. J'étais si fatigué, j'avais si chaud. J'étais si déshydraté dans cette cellule exiguë. Nous n'avions jamais manqué d'eau au Kenya, avant l'Épidémie, tous les trois. Quand soudain, les morts commencèrent à revenir à la vie. À Nairobi, avec notre valet de chambre, notre chauffeur et notre jardinier, il y avait une fontaine dans notre petit monde confiné et nous la faisions fonctionner d'un bout à l'autre de l'année. Même si elle savait que c'était pour son bien, Sarah n'avait jamais voulu partir pour aller à l'Internat international de Genève l'année suivante, elle aimait trop l'Afrique.
Bon Dieu. Genève. J'avais un tas d'amis là-bas, des collègues au bureau de surveillance des Nations unies. À quoi ressemblait Genève, à présent ? La Suisse avait des armes. Pas suffisamment. Genève avait probablement disparu.
La porte s'ouvrit et une lumière chaude se déversa sur nous tous. La silhouette d'une jeune fille fit un geste dans ma direction. Durant une seconde, je ne compris pas : j'avais pensé que j'allais moisir dans cette cellule pour un bon bout de temps. Puis je me levai en chancelant et pris Sarah dans mes bras.
— Dekalb ! Vous devez leur demander pour ma connexion ! Allez au diable, si vous ne le faites pas !
Je hochai la tête, comme une sorte d'adieu, de consentement. Je suivis la fille soldat hors de la cellule et vers la cour colorée par le soleil qui brillait au-dessus. La puanteur des corps qui brûlaient était prenante, mais c'était mieux que la puanteur du seau d'aisances dans la cellule. Sarah enfouit son visage contre ma poitrine et je la serrai dans mes bras. J'ignorais ce qui allait se passer à présent. C'était peut-être notre tour d'avoir de la nourriture, la première depuis deux jours. La fille soldat me conduisait peut-être à une salle de torture ou à un centre pour réfugiés, avec des douches chaudes, des lits propres et un genre de promesse pour l'avenir. Ce pouvait être une comparution pour une exécution.
Si Genève n'existait plus, il en allait de même pour la convention de Genève.
— Viens ! dit la jeune fille.
J'obtempérai.