6.

 

Nous repérâmes l'Intrépide à moins d'un kilomètre de distance mais j'étais le seul à savoir ce que c'était jusqu'à ce que nous soyons quasiment sous son ombre gris terne. Une fois qu'Osman eut un bon aperçu du porte-avions désarmé, il commença à se frotter la joue d'un air ravi. 

— Nous pourrions… nous pourrions le prendre, à votre avis ? 

Je secouai la tête mais il ne se découragea pas pour autant.

— Je ne pense pas qu'il manquerait à votre marine, Dekalb, suggéra-t-il. 

Je lui souris.

— Il est à moitié enlisé dans le lit du fleuve. Ils ont été obligés de draguer l'Hudson pour le remorquer jusqu'ici. 

Je levai les yeux vers les avions historiques arrimés sur le pont. J'étais conscient de la valeur militaire de ce bâtiment, après tout ce que nous avions traversé, mais, franchement, tout ceci était un nouveau genre de conflit. Les chasseurs à réaction et l'artillerie navale étaient obsolètes, désormais.

Juste au sud du porte-avions, nous accostâmes à la jetée Circle Line, le quai 83 en face de la 42e Rue. Les ferries avaient tous disparu, bien sûr, ainsi que les touristes qui attendaient souvent des heures pour faire la visite du port de New York. Les morts les avaient remplacés, ils franchissaient en foule les barrières d'accès, se bousculaient entre eux pour être les premiers à arriver jusqu'à nous. 

Les filles prirent position le long du bastingage pendant qu'Ayaan et moi nous aidions mutuellement à enfiler les combinaisons de protection. C'était une opération qui exigeait deux personnes – une fois dedans, il fallait tirer les fermetures à glissière – mais nous ne pouvions laisser personne d'autre nous toucher. Tout contact humain avec l'extérieur des combinaisons nous aurait contaminés. Cela nous aurait donné une odeur de déjeuner. Osman et Yusuf nous observaient avec une impassibilité qui résultait, je le savais, de leur conviction que nous les quittions pour de bon. Je ne fis pas attention à eux et concentrai mon attention sur Ayaan. Nous enfilâmes nos gants, puis je répandis du chlorure décolorant sur nos mains. Je fixai l'appareil respiratoire autonome d'Ayaan sur son masque et le posai sur sa tête, et elle me rendit le même service. Nous enfilâmes laborieusement les combinaisons et remontâmes les fermetures à glissière hermétiques, puis nous rabattîmes les pattes de protection en Velcro. Je testai mes valves et mes joints d'étanchéité et branchai l'arrivée d'air interne avant que l'intérieur de ma combinaison soit mal ventilé. Nous disposions de douze heures d'autonomie avant d'être obligés de changer les réservoirs, opération qui ne pouvait être effectuée sur le terrain. Un laps de temps très court.

— Prête ? lui demandai-je. 

Elle mit en bandoulière son AK-47 stérilisé et régla la bretelle avant d'acquiescer de la tête. À travers la large ouverture de son masque, je vis qu'elle paraissait calme et disciplinée. En d'autres termes, elle était l'Ayaan habituelle.

Sous le commandement de Fathia, les filles pointèrent leurs fusils et tirèrent une brève rafale sur la foule de xaaraan qui nous attendait. Quelques-uns tombèrent et d'autres se contentèrent de tourner sur eux-mêmes et de prendre un air décontenancé, un moment avant de revenir à leur faim dévorante. Elles tirèrent une autre salve et les morts s'agitèrent , poussant plus fort sur les barrières d'accès. Certains se faufilèrent au travers et tombèrent dans l'eau. Les tirs eurent le résultat escompté, à savoir détourner leur attention tandis que nous débarquions discrètement. Nous avançant rapidement tout en en faisant attention à ne pas déchirer nos combinaisons sur des éclats de bois, Ayaan et moi abaissâmes une passerelle étroite vers la rive et la franchîmes en hâte. Osman et Yusuf étaient prêts et poussèrent le panneau d'aggloméré dans l'eau dès que nous fumes sur la terre ferme. Nous ne nous attardâmes pas et nous dirigeâmes en hâte vers le front de mer du côté opposé à l'aire d'attente. 

Un mort avec des chaînes en or emmêlées dans les poils frisés de sa poitrine vint vers nous, les bras écartés, agitant ses jambes sous lui comme il essayait de courir. Ayaan braqua son arme mais je posai une main gantée sur le canon et secouai la tête. Elle n'avait guère besoin que je lui remémore notre accord– elle devait tirer uniquement en cas de force majeure, pour éviter d'alerter les morts par le vacarme de ses coups de feu – , mais cela me rassura. En la calmant je me calmai moi-même et j'en avais besoin en ce moment. Je sentais ma peau qui essayait de se dérober au cadavre animé tandis qu'il s'approchait d'un pas lourd.

Il tendit une main et agrippa ma manche et je pensai que c'était terminé, que j'avais fait une sorte d'erreur funeste. Le mort percevait peut-être la force de vie dont Gary avait parlé, peut-être pouvait-il voir à travers les combinaisons. Je m'armai de courage en attendant ce qui allait certainement se produire : la lutte, la morsure, la sensation de ma chair arrachée de mes os. Je fermai les yeux et essayai de penser à Sarah, en lieu sûr.

Le mort m'écarta d'une poussée et passa entre Ayaan et moi en titubant. Nous nous trouvions sur le chemin de son véritable but : les filles sur l'Arawelo. J'écoutai pendant une minute ou deux la lourde respiration cyclique de mon appareil autonome, content d'être toujours en vie. Quels que soient les sens spéciaux que les morts avaient peut-être, ils ne pouvaient pas voir à travers les combinaisons. De fait, mon plan avait une chance de réussir. 

— Dekalb, dit Ayaan, sa voix brouillée par les couches de plastique qui nous séparaient, nous respirons un air d'emprunt. 

Je hochai la tête et nous nous mîmes en route.

Nous traversâmes l'artère du West Side, en nous faufilant précautionneusement entre les voitures abandonnées pour ne pas déchirer les combinaisons, puis les buildings de la 42e Rue nous entourèrent comme les murs d'un labyrinthe. J'avais espéré que la rue ne serait pas obstruée par des voitures et pour une fois j'avais eu raison, à une exception près : un véhicule blindé de transport de troupe était arrêté de biais en plein milieu. Il avait percuté un kiosque à journaux, éparpillant partout des numéros sur papier glacé de Maxim et de Time Out New York, les pages agitées par une légère brise. J'eus envie de vérifier si le véhicule blindé était en état de fonctionner, mais Ayaan fit remarquer à juste titre que si son arme faisait trop de boucan, le bruit d'un gros moteur diesel démarrant brusquement serait tout à fait inacceptable. 

Nous contournâmes prudemment l'arrière ouvert du véhicule. Nous nous souvenions probablement tous les deux des flics antiémeute cuirassés à Union Square.

Les soldats de la garde nationale ne surgirent pas devant nous, mais il ne nous fallut pas longtemps pour les trouver. Trois d'entre eux, portant toujours leur cuirasse Interceptor et leurs casques antibalistiques, se querellaient autour d'une poubelle à mi-distance du bloc. L'objet de convoitise avait certainement été fouillé des semaines auparavant, pourtant, ils continuaient à se disputer son contenu. L'un d'eux saisit une brassée d'ordures et s'assit lourdement sur le trottoir, reniflant avec avidité et léchant du papier journal jaune desséché et du plastique luisant. Un autre pécha une vieille canette de soda. La peinture rouge sur le côté avait disparu avec le temps, la laissant argentée et sans signes distinctifs. Espérant peut-être récupérer une dernière gouttelette d'eau sucrée, il enfonça son doigt à l'intérieur de la canette, et l'y coinça. Il secoua sa main violemment, essayant de sortir son doigt, mais celui-ci resta coincé.

Cela semble presque comique, maintenant que je décris cette scène, mais sur le moment, eh bien, on ne se moque pas des morts. C'est moins une question de respect que de peur. Quand on a affronté des cadavres animés, on est obligé de les prendre au sérieux. Ils étaient trop dangereux et trop horribles pour les traiter à la légère.

Sauf, bien sûr, s'ils étaient capables de parler. Cette pensée me fit tressaillir. J'avais commis une grave erreur en faisant confiance à Gary. Je ne m'attardai pas, ne serait-ce que pour regarder les soldats de la garde nationale. Nous poursuivîmes, passâmes devant les théâtres et leurs affiches bariolées vantant des spectacles qui n'avaient plus de sens, désormais. Sous les marquises, les morts grattaient çà et là. à la recherche de nourriture. Nous aperçûmes une femme d'un certain âge, aux cheveux bleus et avec un foulard de couleur autour du cou, allongée face contre terre sur le trottoir. Ses bras osseux étaient enfoncés à l'intérieur de la grille de regard d'un égout et attrapaient des araignées dans l'obscurité en dessous. Toutes les bennes à ordures résonnaient des morts à l'intérieur qui fouillaient, à la recherche d'un dernier morceau de nourriture.

Le plus pathétique de tout, c'était les plus faibles. Pour une raison ou pour une autre ils ne pouvaient pas lutter pour grappiller la moindre nourriture disponible. Certains avaient des membres en moins ou étaient trop petits ou trop maigres pour se battre avec les autres. Beaucoup d'entre eux avaient été des enfants. Ils étaient reconnaissables par la peau flasque et marbrée de leur visage, et par leurs lèvres racornies qui s'étaient desséchées et laissaient leurs dents découvertes en permanence en des grimaces brisées. Ils faisaient tout leur possible pour continuer à se nourrir mais cela ne représentait pas grand-chose. Nous vîmes une fille de l'âge d'Ayaan qui grattait le lichen vert poussant sur un mur de brique. D'autres rongeaient de façon décousue l'écorce d'arbres morts ou mâchaient des touffes d'herbe desséchée, et une pâte verte coulait de leurs mâchoires en action. Ce n'était qu'une question de temps, je le savais, avant que même les morts les plus robustes en soient réduits à des expédients de ce genre. Il y avait une réserve limitée de nourriture dans la ville, même en interprétant largement ce terme. Pour une raison inconnue, ils ne se mangeaient pas entre eux, aussi était-ce tout ce qui leur restait.

Ainsi donc, c'était ça l'avenir. Le reste de l'Histoire dans un nouveau paragraphe : un visage humain qui mâchonnait une botte en cuir, pour toujours. Je gardais la tête baissée et Ayaan faisait de même. Nous ne nous arrêtâmes pas pour réfléchir davantage tandis que nous marchions péniblement vers l'est, respirant de l'air en conserve et écoutant le crissement de nos combinaisons.

Tome 1 - Zombie island
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