8.

 

Revenu au rayon de produits surgelés de la petite bodega, dans l'obscurité, au fond, Gary trouva finalement ce qu'il cherchait derrière le verre lisse et clair. Il emporta le carton de steaks pour hamburgers et le posa sur le comptoir en plastique à côté du présentoir des briquets jetables et de la machine du loto. Ils avaient été frais au toucher dans le congélateur… complètement décongelés et avec un peu de moisissure duveteuse blanche sur le dessus, mais toujours bons, selon lui. Ils lui semblaient bons, en tout cas. Il était affamé. Il envisagea différentes façons de les faire cuire jusqu'à ce qu'il trouve le courage de prendre juste une bouchée de viande crue et de tenter sa chance. 

Sa bouche se remplit de salive et il se força à mâcher, à savourer même si ses yeux pleuraient. La tension dans son estomac et la faim qui grouillait commencèrent à se calmer, et il s'appuya sur le comptoir des deux mains. Cela lui avait pris toute la matinée pour trouver un petit morceau de viande. Il s'était aventuré très loin de son appartement, au nord jusqu'à West Village. Mais dans toutes les boucheries et tous les magasins d'alimentation il n'avait trouvé que des congélateurs self-service pillés et des crocs de boucher vides qui oscillaient sur leurs chaînes. À l'évidence il n'était pas le premier à être attiré dans des endroits où on trouvait habituellement de la viande. Durant l'heure passée, il avait ratissé toutes les supérettes du quartier et tous les garde–manger des plus petites gargotes, et c'était tout ce qu'il avait trouvé. A en juger par la façon dont son estomac se détendait et dont ses mains avaient cessé de trembler, la balade en avait valu la peine.

Il dévorait son second morceau de viande quand il entendit un bruit derrière lui ; il se retourna pour découvrir qu'il n'était pas seul. Un type corpulent avec une casquette de routier et des favoris était entré dans le magasin en trébuchant et avait fait tomber un présentoir de SlimJims. C'était le premier mort-vivant que Gary voyait de si près. La tête de l'intrus dodelinait sur son cou épais et de la bave coulait de sa lèvre inférieure détendue tandis qu'il regardait Gary avec des yeux qui semblaient incapables d'accommoder tout à fait. Il avait les mêmes veines mortes et la même pâleur bleuâtre que Gary avait vues dans le miroir de sa salle de bains, mais le visage de ce type était flasque et mou, la peau pendait en replis de ses bajoues et de son cou. Il lui manquait un gros morceau de la cuisse gauche. Son jean était couvert d'une croûte de sang séché et, comme il s'avançait lourdement, la jambe se plia sous lui d'une façon tout à fait anormale, menaçant de le faire basculer directement sur la poitrine de Gary. 

Lentement, péniblement, Casquette de Routier redressa sa jambe sous lui et fit une embardée vers le comptoir. Sans un mot, le mort s'avança, tendit les mains et saisit les burgers qui restaient. Avant que Gary puisse l'en empêcher, le type corpulent enfourna l'un d'eux dans sa bouche et commença à avancer la main pour en prendre un autre, le dernier des quatre. 

 Hé, ça suffit, c'est le mien, dit Gary. 

Et il agrippa le dos de la chemise de flanelle du type pour l 'éloigner de la nourriture, mais il aurait aussi bien pu essayer de déplacer un réfrigérateur. Il voulut saisir le bras du type et fut repoussé en arrière d'une tape qui l'envoya valdinguer contre un présentoir de boîtes de thon Star Kist qui s'entrechoquèrent. Le type se retourna lentement pour faire face à Gary avec des yeux vitreux et ternes. Gary baissa la tête et vit qu'il tenait toujours une partie de la viande pour hamburgers dans la main gauche. 

Les mâchoires du type s'ouvrirent largement comme s'il voulait avaler Gary, comme un serpent gobe un œuf. Il ne produisait absolument aucun son. Il fit un pas hésitant sur sa mauvaise jambe et faillit tomber. Puis se redressa. Il serra les poings. 

— Non… ne t'approche pas de moi ! 

Gary voulut se mettre debout mais glissa sur les boîtes de conserves tombées par terre.

Le type poursuivit son chemin.

— N'y pense même pas ! glapit Gary, ce qui sembla absurde même à ses propres oreilles, mais il ne put s'en empêcher. Arrête-toi ! 

Le type s'immobilisa brusquement. L'expression sur son visage changea, passa de la colère affamée à un désarroi complet. Il regarda autour de lui pendant une minute, et Gary sentit la forme froide du type se dresser devant lui, une ombre morte prête à s'abattre sur lui comme une tonne de briques pour l'écraser, le réduire en bouillie.

Il restait là, ne s'approchait plus.

— Barre-toi et crève ! cria Gary, terrifié. 

Sans un son, le type pivota sur son talon valide et sortit de la bodega. Il ne regarda pas derrière lui.

Gary l'observa s'éloigner, puis se remit debout péniblement. Il se sentait de nouveau tout patraque. Presque pris de nausées. Il termina le petit morceau qu'il tenait dans la main, mais celui-ci ne lui fit pas autant de bien que le premier. L'affrontement avec le type lui avait ôté quelque chose. Il se passa une main dans les cheveux, regarda vers le rayon des surgelés. Il était vide à présent. Il se baissa et ramassa tous les SlimJims que le type avait fait tomber par terre. C'est également de la viande, pensa-t-il. Peut-être lui feraient-ils du bien. 

Alors que Gary sortait de la bodega d'un pas traînant, le tintement dans ses oreilles réapparut brusquement, plus fort que jamais. Il savait qu'il devait partir – quitter le secteur avant que le type revienne à la charge –, mais c'était à peine s'il pouvait tenir debout. Il étreignit sa tête comme le monde tournoyait autour de lui et s'appuya contre le verre froid de la vitrine du magasin. Une explosion de son blanc transperça sa tête, tel un jet d'eau glacée, et il s'avança dans la rue en chancelant. Merde, que se passe-t-il ? Il sentait ses jambes bouger sous lui, le propulsant à travers l'espace, mais il ne voyait absolument rien, ne parvenait pas à faire accommoder ses yeux. 

Que se passait-il ? Sa formation médicale était inadéquate pour décrire ce qui lui arrivait. Anévrisme ? Événement ischémique ? Son cerveau lui donnait l'impression de se dessécher et de rétrécir : était-ce tout ce qu'il obtenait en récompense pour son travail pénible, une demi-journée d'intelligence ? Est-ce qu'il allait la perdre tout de suite ?

Il sentit quelque chose de dur et de métallique heurter ses cuisses et il se força à s'arrêter de bouger. Il baissa la main et sentit un parapet, un parapet métallique qu'il agrippa comme il tombait à genoux. Au prix d'un énorme effort, il força ses yeux à s'ouvrir et se tint agenouillé là, à regarder, encore et encore, avec une intensité éperdue, l'Hudson devant lui. S'il avait fait trois pas de plus, il serait tombé dans le fleuve.

Tout était si net, bien plus clair que cela ne l'avait jamais été de son vivant. Gary leva les yeux vers le New Jersey au-delà de l'eau, vers les collines là-bas, et vit le sol trembler. Il se cramponna au parapet tandis que la terre tanguait sous lui et que des crevasses se formaient dans la roche, des crevasses qui crachaient des vapeurs noires délétères remplissant le monde entier de leur fumée.

Derrière lui, près de la bodega, la casquette de routier du type tomba de sa tête comme il s'affaissait sur le trottoir. Ses mains furent parcourues de spasmes tandis que l'étincelle d'animation le quittait et que ses yeux papillotaient et se fermaient. 

Tome 1 - Zombie island
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