16.
L'infâme Jack pendait depuis les galeries, son corps immobile oscillant lentement d'un côté, puis de l'autre. Le sang qui avait giclé de ses artères dégouttait à peine à présent. Dans son imagination, Gary voyait l'énergie dorée de sa vie, autrefois ardente et autonome, se changer en des rubans de fumée blafarde, son corps à peine plus chaud que l'air autour de lui.
Une goutte de sang tomba de sa main gauche qui pendait et heurta les dalles avec un son mou d'éclaboussement.
— Ainsi… j'ai gagné, dit Gary, pas tout à fait sûr de ce que cela signifiait.
Il se replongea dans l'étreinte bienvenue de son bain. Son poids était devenu une gêne récemment, et ses os se plaignaient quand il se levait et les obligeait à s'accommoder de tous ces tissus graisseux en surplus. C'était infiniment plus agréable de rester allongé sur le dos dans le formol et de laisser sa flottabilité naturelle le porter.
— C'est terminé.
Quinze minutes s'étaient écoulées depuis que la dernière grenade propulsée par une fusée avait touché le broch. Ayaan devait être à court de munitions. Dekalb et Jack en étaient responsables. Les prisonniers, selon Sans Nez, étaient effrayés mais calmes. Dans toute la ville de New York il ne restait plus personne pour le défier.
— J'ai gagné, répéta-t-il.
Cependant, il voulait entendre cela. Il voulait que Dekalb y croie, lui aussi.
Une autre goutte de sang tomba. « Ploc. »
La mâchoire de Dekalb trembla comme il ouvrait la bouche pour parler. Il dut visiblement se faire violence pour sortir ces mots :
— Je le suppose, en effet. Alors achevez-moi maintenant. Mangez-moi tout de suite et mettez fin à mes souffrances.
Gary grimaça un sourire et posa ses mains sur son ventre gonflé.
— Non, dit-il.
— … non ?
— Non. (Gary montra de la tête Jack. L'ex-ranger était devenu d'une pâleur mortelle.) Il est sur le point de mourir. Quand il sera mort, il reviendra à la vie pour être l'un des miens. Alors je le laisserai, lui, vous manger. (Gary eut un sourire ravi.) Ce sera grandiose.
« Ploc. »
L'estomac de Dekalb se crispa, et les muscles sous sa chemise trempée de sang bougèrent violemment comme sa poitrine se soulevait de peur. Il doit avoir du mal à contrôler ses intestins, pensa Gary. Il va peut-être se chier dessus. Ce serait amusant. Voilà un homme qui n'avait même pas protesté quand Ayaan avait tiré une balle dans la tête de Gary. Il allait souffrir énormément.
Dekalb passa les mains sur son estomac, essaya de calmer les tremblements. Ou peut-être essayait-il d'essuyer la sueur sur ses paumes. Il glissa ses mains dans ses poches et donna l'impression d'y trouver quelque chose. Son portefeuille ? Quelque chose de sûr, d'agréable, de rassurant.
Un faux espoir. Cependant, ses yeux étaient réduits à des fentes, et il était blessé, perdu et désemparé.
— Vous… vous n'êtes pas obligé de faire ça. Vous n'êtes pas du tout obligé de faire ça… Gary, il y a encore une possibilité. Vous pouvez changer la situation. La redresser.
— Oh, vraiment ? ricana Gary.
— Ouais. (Dekalb s'assit en tailleur sur le rebord de la baignoire de Gary et se frotta le visage.) Vous pourriez… vous pourriez contrôler les morts. Vous pourriez les faire marcher tous vers l'océan et se noyer si vous le vouliez. Vous pourriez nous sauver. Vous pourriez sauver l'espèce humaine.
« Ploc. »
Gary plongea sa tête sous le fluide de conservation pendant un moment. Le sentit remplir sa bouche, son nez, le labyrinthe de la cavité de ses sinus. Il se redressa et laissa le liquide dégouliner de son visage avant de poursuivre.
— L'espèce humaine. Les vivants, vous voulez dire, les gens qui me haïssent. Qui ne supportent pas de me regarder. Pour quelle raison, Dekalb ? Pourquoi est-ce que je vous dégoûte à ce point ? Donnez-moi au moins une réponse franche à cela.
L'ennemi réfléchit avant de répondre, ce qui était tout à son honneur.
— Parce que vous êtes exactement comme nous. Vous pouvez parler, vous pouvez penser… Les morts sans repos là-bas, votre armée, nous pouvons les regarder et ne les voir que comme des monstres. Ils ne savent pas ce qu'ils font. Mais vous avez choisi ceci.
— Je l'ai choisi, répéta Gary.
Il n'avait pas envisagé cela : il s'était toujours considéré comme une victime des circonstances. Emporté par les événements jusqu'à ce qu'il finisse par les dominer.
— Vous êtes un être humain et vous pourriez vous comporter également comme un être humain. Et vous mangez d'autres êtres humains. Cela n'a rien de compliqué. C'est le plus vieux tabou au monde. Vous êtes un cannibale.
L'estomac de Gary s'agita à cette pensée. Une dizaine de justifications pour ses actes surgirent dans son esprit mais il les rejeta immédiatement, elles étaient erronées. Dekalb avait raison : Il avait choisi d'être ce qu'il était. Cela ne changeait rien. La colère se fraya un chemin dans la poitrine de Gary et monta vers sa bouche. Il eut envie de cracher.
— Vous n'avez toujours pas compris, Dekalb. Je ne suis pas le méchant ici. Je ne suis pas un putain de monstre. Des gens ont essayé de me tuer depuis le jour où je suis né de nouveau, comme Ayaan et ses scouts surgies de l'enfer. Marisol, et à cause de Marisol, Jack là-bas. Vous êtes venus ici aujourd'hui pour me tuer. Il y en a eu d'autres que vous ne connaissez même pas, dont un type que je croyais être mon ami, ou du moins mon professeur. Il a essayé de me tuer, ouais. Mais pourquoi ? Parce que je suis impur, anormal ? Parce que je suis mauvais ? Je ne suis rien de tout ça. Je suis juste affamé, tempêta Gary. J'ai le droit d'exister, ou le droit de rester en vie aussi longtemps que je le peux et cela signifie que je dois manger. Cela signifie que j'ai le droit de manger.
« Ploc. »
— Vous pouvez me juger tant que vous le voulez mais c'est fait. J'ai gagné. Je vais vivre éternellement et vous allez mourir.
« Ploc. »
Le corps de Jack commença à se convulser : les muscles entreprenaient une ultime protestation. Il frissonna au bout de sa chaîne, son épaule heurta le mur et le fit tournoyer sur lui-même. Sa bouche s'ouvrit et un cri d'horreur liquide jaillit, un son animal, brut et humide, qui se prolongea en un râle. En partie la symphonie des damnés et en partie le vagissement d'un nouveau-né.
Du vomi s'écoula de son nez et de sa bouche. Sa poitrine eut un dernier soubresaut puis il ne bougea plus. Tous ses systèmes s'arrêtèrent. Il mourut.
— Vous disposez d'une minute environ avant qu'il se réanime, déclara Gary, tandis que nous regardions tous deux fixement le cadavre tout récent. Une dernière requête ?
Dekalb éclata de rire, un son amer, détonant. Il glissa la main dans sa poche et saisit quelque chose. Gary bougea mais se détendit quand il vit ce que Dekalb avait trouvé. C'était une cigarette roulée à la main et une pochette d'allumettes.
— J'ignorais que vous fumiez, gloussa Gary.
— Si je veux commencer maintenant, je ferais mieux de me dépêcher. (Il ficha la cigarette entre ses lèvres et releva le rabat de la pochette.) Osman – vous ne le connaissez pas – m'avait donné cette cigarette avant que je quitte Governors Island. Il avait dit que cela me détendrait. Elle rendra peut-être moins douloureux le fait d'être mangé vivant. Mais cela gâcherait votre plaisir, non ?
Gary leva un bras ruisselant de fluide en un geste péremptoire de la main.
— Je ne suis pas un enfoiré total. Faites donc. Un dernier acte de miséricorde.
— Merci. (Dekalb détacha l'une des allumettes en papier et tint l'extrémité contre la bande de frottement du rabat de la pochette.) Au fait, quelqu'un vous doit des excuses.
— Oh ?
Dekalb hocha la tête, son joint ridicule dodelinant entre ses lèvres.
— Ouais. Vos professeurs à la fac de médecine. Ils ont oublié de vous dire que le formol est très inflammable.
Il gratta l'allumette et elle s'enflamma avec un minuscule sifflement. Puis il la lança d'une pichenette. Elle décrivit un arc de cercle et tomba directement dans la baignoire de Gary.