4.
Je me rasai avec un rasoir électrique branché sur une boîte de dérivation dans la timonerie du bateau. Chaque fois que j'actionnais ou débranchais le rasoir, je recevais une petite décharge mais c'était plus sûr que de se servir d'un rasoir à manche sur un bateau qui tanguait et, quand j'eus terminé, je me sentis rassuré à mon sujet et à celui des chances de la mission.
Ce qui ne veut pas dire, pensai-je, tandis que je rinçais le rasoir avec de l'eau puisée dans l'Hudson, que tout serai facile. Juste que nous n'allions peut-être pas tous mourir.
Quand j'eus fini, je demandai mes plans de New York. Je les étudiai un long moment, en songeant qu'il devait y avoir une meilleure façon de procéder. Il y avait des hôpitaux partout dans la ville. La plupart se trouvaient sur l'East Side, ce qui signifiait qu'il était impossible d y accéder à cause de la masse des cadavres humains qui obstruaient l'East River. Tous ces hôpitaux, je le savais, avaient certainement été pillés au cours de l'évacuation.
Néanmoins, il restait un endroit où nous pourrions trouver les médicaments dont nous avions besoin. Le bâtiment des Nations unies. Mon premier choix. Il était également impossible d'y accéder depuis le fleuve. — Osman, criai-je en me levant, venez regarder ceci.
Je lui montrai mon plan et indiquai notre prochain arrêt : la 42e Rue dans le centre-ville. Il examina le West Side, lisant les noms des buildings.
— Le quartier des théâtres, lut-il à voix haute. Dekalb, vous voulez vous faire engager pour un spectacle ?
Je fis courir un doigt tout le long de la 42e, d'ouest en est. La rue s'étendait sans interruption depuis l'Hudson, passait à proximité du complexe des Nations unies, et aboutissait à FDR Drive.
— C'est une rue importante avec des trottoirs larges, moins de risques de se faire coincer. C'était l'une des rues les plus animées au monde, avant l’Épidémie, elle n'est peut-être pas encombrée d'épaves de voitures. Les autorités ont essayé de la maintenir dégagée quand elles ont évacué les survivants.
Le capitaine se contenta de me regarder. Il ne comprenait pas, ou il ne croyait pas que j'étais disposé à faire ça. Mais tant que je n'aurais pas ces médicaments, je ne pourrais pas rentrer. Je ne reverrais pas ma petite Sarah, ne pourrais pas voir de mes propres yeux qu'elle allait bien. J'étais prêt à faire n'importe quoi pour cela.
— Nous pouvons nous rendre à pied d'ici jusqu'aux Nations unies en deux heures. Trouver les médicaments et revenir. Cela nous prendra moins d'une journée.
— Vous oubliez que les morts sont revenus à la vie, fit Osman. Par millions. C'était une rue très animée, autrefois ? Je peux vous certifier qu'elle le sera toujours.
Je grinçai des dents.
— J'ai une idée sur la façon dont nous pouvons procéder.
A présent que Gary était mort. À présent que nous étions certains que les morts-vivants étaient tous stupides. Suffisamment stupides. Je regardai la ville, mais pas les buildings ou les rues hantées. Là-bas. Je montrai du doigt un quai en bois délabré, rongé par les intempéries, et en métal rouillé qui s'avançait vers le fleuve.
— Notre premier arrêt sera la jetée des Services sanitaires. Ils doivent avoir ce qu'il nous faut.
Osman était peut-être déconcerté, mais il se pencha sur ses manettes et fit avancer le chalutier. Nous accostâmes le long d'une barge d'ordures à moitié remplie, les filles en position le long du bastingage, leurs fusils dépassant comme des rames du flanc du bateau. Sur le toit de la timonerie, Mariam cria qu'elle ne voyait aucun signe de mouvement nulle part sur la jetée.
— On collectait ici les déchets de la ville, dis-je à Ayaan comme nous amarrions le chalutier au flanc de la barge. Très facile d'y accéder depuis le fleuve, mais depuis la rive c'est une forteresse. Ils ne tenaient pas à ce que quelqu'un entre et tombe malade – il y avait des menaces de poursuites judiciaires – , alors l'endroit devrait être toujours sûr.
Elle ne répondit pas. Ce n'était pas nécessaire. Nous savions tous les deux qu'il n'y avait plus d'autorités dans cette ville depuis longtemps. Les morts pouvaient aller n'importe où s'ils étaient suffisamment tenaces. Ils auraient pu sauter dans l'eau puis se hisser en haut du flanc de la barge. Ils auraient pu escalader la clôture sur la rive. Les morts-vivants n'étaient pas de grands grimpeurs, d'après ce que j'avais vu, mais s'il y avait eu quelque chose de vivant sur la jetée – quelque chose qu'ils pouvaient manger – , ils auraient trouvé un moyen.
Cinq des filles sautèrent dans la barge, puis de la poupe directement sur la jetée. Elles se protégeaient entre elles, l'une s'avançant pendant que les autres la couvraient. Je les suivis, comme toujours, légèrement crispé mais pas trop inquiet. La plus grande partie de la jetée était à ciel ouvert, une zone de grues sales, de treuils et d'énormes camions-bennes cabossés. Du métal rouillé partout. Je dis aux filles de faire attention car il était peu probable qu'elles aient reçu des vaccins antitétaniques. Elles hochèrent la tête mais elles étaient trop jeunes pour se préoccuper de ce genre de choses. Tout au bout de la jetée, nous trouvâmes une baraque préfabriquée avec une porte cadenassée. « Équipement de sécurité » avait été marqué au pochoir à côté de la porte avec une peinture argentée qui avait dégouliné. Exactement ce que je cherchais.
Je trouvai une barre métallique à peu près aussi longue que mon bras et l'enfonçai dans la boucle du cadenas bon marché. Deux tractions et il céda, envoyant des vibrations dans mon bras tandis que des morceaux du cadenas s'envolaient. Ils étincelèrent au soleil près de mes pieds.
A l'intérieur de la baraque, un rayon de lumière s'étendait comme une bande sur le sol. Des grains de poussière tournoyaient dans l'air. Je repérai un bureau avec une petite lampe de lecture, encombré de formulaires à moitié remplis. Un flacon de collyre liquide en cas d'urgence et une grosse trousse de premiers secours. Fathia la prit et l'emporta jusqu'au bateau. Nous en aurions peut-être besoin avant que ceci soit terminé. Tout au fond de la baraque, il y avait une rangée de trois armoires métalliques fraîchement peintes. Je tirai sur la clenche de la plus proche et les filles se mirent à crier. Leyla leva son fusil et envoya une demi-douzaine de balles sur la forme humaine qui basculait de l'armoire.
— Arrête ! criai-je, en sachant que c'était trop tard.
Je ramassai la combinaison jaune vif – vide – sur le sol et passai un doigt dans le trou causé par une balle dans son masque. « Niveau A/capsulage complet », indiquait une étiquette fixée sur la fermeture à glissière de la combinaison de protection. « Étanche aux liquides et aux vapeurs », m'assurait-elle. Eh bien, plus maintenant.
— Je vais en ouvrir une autre. Ne tirez pas cette fois, d'accord ? demandai-je.
Les filles acquiescèrent à l'unisson. Elles semblaient terrifiées, comme si l'armoire suivante pouvait libérer un oiseau magique qui s'envolerait et s'en prendrait à leurs yeux. Mais elle contenait une autre combinaison de protection, ainsi que la troisième armoire. J'en lançai une à Ayaan et elle me regarda d'un air étonné.
— Maintenant, il n'y a plus que deux combinaisons. Devine qui vient de se porter volontaire pour cette mission ? lui demandai-je.
Cruel, je sais. Toutefois, elle n'avait pas particulièrement fait preuve de cordialité à mon égard. Elle était également l'une des seules filles sur qui je pouvais compter pour ne pas paniquer au cas où nous serions confrontés à une foule de morts-vivants, protégés uniquement par trois couches de Tyvek de qualité industrielle. Le Tyvek, bien sûr, étant une forme très high-tech de papier.
— Normalement, lui expliquai-je, ces combinaisons protègent des produits contaminés. Cette fois, elles retiendront notre odeur. Les morts n'attaquent pas quelque chose qui a une odeur de plastique et ressemble à un Teletubby.
— Tu le penses, ou tu le sais ? demanda-t-elle en tenant à bout de bras la volumineuse combinaison jaune.
— Je compte là-dessus, dis-je.
C'était le mieux que je pouvais offrir.
Nous emportâmes les combinaisons jusqu'au bateau et dîmes à Osman de se diriger vers le nord jusqu'à la 42ͤ Rue. Il y avait un tas de choses à faire. Nous devions stériliser l'extérieur des combinaisons, lire le livret d'instructions, et ensuite nous entraîner à mettre et à utiliser le système de circulation de l'air de l'appareil respiratoire autonome, et apprendre à revêtir les combinaisons (un travail qui nécessitait deux personnes) sans contaminer la surface. Nous devions nous exercer à nous parler à travers les masques en Mylar et même à marcher sans trébucher sur les jambes trop amples des combinaisons.
J'avais eu droit à un cours accéléré sur la façon d'en utiliser une de niveau B quand je menais une enquête sur les installations nucléaires à usage militaire en Libye. Il y avait eu un séminaire de huit heures avec des présentations PowerPoint et un examen oral comportant trente questions à la fin. J'avais été très attentif, car un trou dans cette combinaison pouvait signifier une exposition à des substances carcinogènes. Cette fois, le plus petit accroc dans la combinaison signifierait à coup sûr être attaqué et dévoré par les morts affamés. Je veillai à ce que nous nous entraînions consciencieusement.