5.
Gary s'écarta et la balle suivante le manqua complètetement. Il jeta un regard à ses compagnons – l'homme sans nez et la femme sans visage – et leur fit signe de se disperser et de se mettre à l'abri. Ils lui transmirent leur incapacité à suivre ses ordres – ils étaient dépourvus de l'intelligence nécessaire pour identifier ce qui était abrité et ce qui ne l'était pas – et il perdit une autre seconde à leur dire mentalement de se blottir derrière des voitures abandonnées. La violence du moment avait aiguisé son esprit d'une manière ou d'une autre, donnant un fort contraste à tout ce qui l'entourait.
— Kev – je recharge – dégomme celui-là ! cria un humain vivant.
Gary pivota dans la direction de la voix et aperçut un type robuste aux cheveux frisés bruns coupés court qui se tenait derrière le store d'une boutique. L'homme vivant, nerveux, se démenait avec la culasse d'un fusil de chasse à canon long qui ressemblait à un bâton dans ses mains énormes. Il portait une chemise havane froissée et un badge d'identification qui indiquait « Bonjour je m'appelle Paul ». Ils étaient au moins deux, en déduisit Gary, ce Paul et un autre qui s'appelait Kev. Gary s'avança plus près du tireur et envoya des instructions à ses compagnons pour qu'ils se déploient et essaient de prendre de flanc les assaillants.
Quelque chose frôla ses yeux en bourdonnant. Un moustique, peut-être, mais quand il suivit sa trajectoire, cela se termina en un cratère dans une vitrine en verre de sécurité à peine plus large que l'ongle de son auriculaire. Pas une balle, décida Gary, mais un projectile, en tout cas.
Il se rendit compte pour la première fois que lui-même était complètement à découvert. Il se réfugia dans l'ombre d'un immeuble et scruta la rue à la recherche de solutions. Il ne pouvait pas courir, ses jambes lui donnaient l'impression d'être des morceaux de bois mort chaque fois qu'il essayait. Il ne pouvait pas riposter. Même s'il avait possédé une arme, ses mains tremblaient bien trop pour cela. Il allait devoir tenter de prendre de flanc ces survivants et de les neutraliser. Se connectant à la longueur d'onde des morts, Gary dit à ses compagnons de s'éloigner dans la rue dans les deux sens. Il fut obligé de leur rappeler de baisser la tête. Il ramassa une canette de soda vide sur la chaussée et la lança de toutes ses forces dans la direction du tireur invisible.
Cela eut le résultat désiré. Le tireur – son badge d'identification indiquait « Bonjour je m'appelle Kev » – surgit de derrière une boîte aux lettres comme s'il avait été piqué par une abeille.
— Paul ! cria-t-il. Il faut foutre le camp d'ici !
Paul leva son fusil et le pointa dans la direction de Gary, mais ne tira pas.
— Il est là-bas quelque part. Tu le vois ?
— Laisse tomber ! Ils sont partout !
Kev fonça vers le flanc d'une limousine abandonnée et ouvrit la portière à la volée. Il grimpa à l'intérieur du véhicule et Gary ne vit plus que le long canon mince d'un fusil qui dépassait. L'arme ressemblait à un jouet.
Nom d'un chien, ce n'était tout de même pas un flingue à air comprimé ? Gary réprima une envie d'éclater de rire. L'ombre offrait une légère protection, mais Paul semblait prêt à tirer sur tout ce qui bougeait. Le survivant n'avait pas l'intention de s'enfuir, ce qui signifiait que Gary était de nouveau dans une impasse.
Il étendit sa conscience vers l'extérieur, capta le système nerveux des autres morts. Pas uniquement ses compagnons de route. Il avait besoin de renforts. Heureusement, il n'eut pas à étendre sa conscience très loin. Il perçut un groupe de morts juste à quelques blocs de là, rassemblés autour des restes tordus d'un stand de hot-dogs incendié. C'était difficile de maintenir le contact avec ceux-là – contrairement à la femme sans visage ou à l'homme sans nez, ce nouveau groupe avait mangé récemment et était donc plus fort –, mais il savait comment attirer leur attention.
— Nourriture, leur chuchota-t-il, de la nourriture ici. Venez ici, il y a de la nourriture.
Paul tira et une vitre près de la tête de Gary s'effondra en fragments. Gary pensait que le type robuste tirait au jugé, mais il ne pouvait en être sûr. Les renforts n'arriveraient pas avant plusieurs minutes, trop tard pour être d'une aide quelconque, probablement. Il devait tenter sa chance et attaquer tout seul.
Sans Visage se leva de l'endroit où elle s'était cachée. Paul pivota avec une grâce qu'aucun des morts-vivants ne pouvait égaler et logea une balle au milieu de la poitrine de la femme. Elle se baissa de nouveau, obéissant à l'ordre de Gary, amochée, mais pas mortellement, et Paul porta une main à ses yeux, essayant de voir ce qui s'était passé. Il devait se demander s'il l'avait descendue ou non.
Gary n'avait pas l'intention de se laisser découvrir. Il bougea aussi vite qu'il le pouvait et se faufila derrière des voitures, et, quand Paul regarda de nouveau dans sa direction, Gary avait disparu.
Kev passa la tête hors de la limousine, mais Sans Nez était déjà là. Gary lui envoya un ordre et Sans Nez claqua violemment la portière, repoussant Kev en arrière dans l'habitacle. Cela ne prendrait qu'un moment au survivant pour la rouvrir, mais durant cette seconde Gary se rapprocha un peu plus de Paul.
— Bordel de merde, fit ce dernier en regardant la limousine qui tanguait sur ses pneus affaissés. Qu'est-ce que tu fous, Kev ? Nous avons des types morts, ici, tu as oublié ?
La lunette arrière en verre teinté de la limousine vola en éclats. Le fusil à air comprimé apparut, puis le survivant entreprit de s'extirper du véhicule, son arme pointée devant lui.
— On est dans la merde ! cria Kev. Ils sont organisés !
Gary leur réservait une autre surprise. Il s'était rapproché pendant qu'ils s'interpellaient. Il se tenait désormais directement devant Paul, assez près pour voir les lèvres foncées du survivant former un juron muet. On leva le fusil de chasse et Gary saisit le canon. Alors même que Paul tirait il l'abaissa violemment et la balle explosa contre son sternum. Une douleur – réelle – vibra dans le corps de Gary et sa chemise prit feu là où il avait été touché, mais il ne tressaillit même pas.
Parfaitement calme, il arracha le fusil des mains de Paul et le lança derrière lui dans la rue. Il appela ses compagnons : Sans Nez et Sans Visage s'avancèrent vers Kev. Le fusil à air comprimé claqua à deux reprises et Sans Nez oscilla sur ses pieds comme les petits projectiles ricochaient sur son front mais, un instant plus tard, les deux morts-vivants maintenaient le survivant, qui était de petite taille. Ils n'essayèrent pas de le mordre, mais lui tordirent simplement les bras dans le dos. Gary exprima son approbation et sentit que Sans Visage essayait de sourire, les muscles à nu de son visage esquissant un rictus obscène.
— Bon, tu es foutu maintenant, d'accord ? dit Gary à Paul. Nous pouvons peut-être faire ça en douceur. J'étais médecin…
Le visage de Paul se rembrunit, exprimant de nombreuses, nombreuses questions.
— Tu étais médecin ?
Gary éclata de rire.
— Je sais, je sais. Je me battais pour sauver des vies, et maintenant je les supprime. C'est foutrement ironique. Je pourrais juste t'arracher la tête.
Le survivant blêmit et Gary comprit qu'il avait probablement violé une règle tacite de doigté observée entre des prédateurs et leur proie.
— Je promets de faire ça d'une façon aussi indolore que possible, déclara-t-il. (Il se tourna vers Sans Visage et Sans Nez.) Il a bien essayé de nous tuer avec un flingue à air comprimé ?
Ce fut Kev qui répondit.
— Si je t'avais atteint dans les yeux, tu ne rirais pas ! Paul, tu dois m'aider ! Débarrasse-moi de ces choses !
Paul s'humecta les lèvres. Ses yeux brillaient.
— Disons les choses clairement. Tu as l'intention de nous manger tous les deux, exact ?
— Ouais, admit Gary, se demandant où cela allait les mener.
— Et je ne peux absolument rien faire pour te faire changer d avis.
Gary haussa les épaules.
— Vous avez essayé de nous tuer. C'est de bonne guerre, non ?
— Bien sûr, dit Paul. Bon, dans ce cas… Hé, qu'est-ce que c'est ?
Gary suivit du regard le doigt que pointait Paul, et le survivant robuste en profita pour plaquer une main sur son visage et le pousser en arrière violemment. Gary s'étala de tout son long. Le temps qu'il se ressaisisse, il vit seulement le dos de Paul qui fonçait dans la rue, détalant comme un lapin.
Gary ne s'était pas senti aussi humilié depuis les parties de balle au prisonnier à l'école. Mais il eut sa revanche. Une dizaine de morts-vivants vigoureux et bien nourris tournèrent le coin juste à ce moment, répondant à son appel précédent. Paul tenta de les contourner mais une morte aux énormes ongles cassés agrippa son ventre comme il passait près d'elle. Il fit encore quelques pas avant de s'arrêter et de baisser les yeux. Le devant de sa chemise était rouge de sang. Il regarda dans la direction de Gary comme s'il implorait le médecin d'intervenir, juste un instant avant que sa peau fendue éclate et que ses intestins se répandent en fumant sur l'asphalte.
Les morts convergèrent sur lui. Il voulut courir de nouveau, mais l'un d'eux ramassa une boucle de son intestin grêle et entreprit de le mâcher. Paul trébucha et tomba sur le visage. Avec une lenteur douloureuse, les morts le tirèrent sur la chaussée, le ramenant vers eux comme un poisson au bout d'une ligne. Quand il fut assez près- il hurlait, donnait des coups de pied, mais était affaibli par la perte de sang – les morts-vivants s'accroupirent autour de son corps frissonnant et arrachèrent à tour de rôle de gros morceaux de son visage. Finalement, il se tut.
Gary se tourna pour faire face à l'autre survivant. Sans Nez et Sans Visage le regardèrent comme il s'approchait. Lui n'avait d'yeux que pour Kev. Le visage du survivant luisait de sueur et sa bouche ne semblait plus vouloir se fermer.
— –Tu… tu as dit que tu ferais ça d'une façon indolore, tu te souviens ?
— Dans la mesure du possible, répondit Gary, mais, tu sais, oups ! (Il leva les bras et baissa les yeux vers ses poches.) J'avais oublié. Je suis à court d'anesthésiques.
Il se jeta en avant et enfonça profondément ses dents dans le cou de Kev, puis secoua la tête une fois qu'il eut une prise solide sur la jugulaire de l'homme afin de lui arracher la gorge en un seul morceau sanglant.